Les illuminés donnent « des noms extraordinaires aux choses les plus connues sous des noms consacrés : ainsi un homme pour eux est un mineur, et sa naissance émancipation. Le péché originel s’appelle le crime primitif (…) et les peines infligées aux coupables, des pâtiments ».
Composé à partir du verbe « pâtir », qui signifie éprouver une souffrance morale, de la peine, synonyme de souffrir, le substantif « pâtiment » n’était plus guère utilisé au XVIIIe siècle. Les dictionnaires eux-mêmes l’avaient abandonné. C’est Martinès de Pasqually qui introduisit l’usage de ce terme oublié dans la littérature martiniste. Le Traité sur la réintégration des êtres ne comporte pas moins de onze occurrences du mot « pâtiment ». (Voir Traité sur la réintégration…, § 15, 17, 45, 91, 126, 127, 250 et 268).
Ce que je viens de vous dire sur la prévarication d’Adam et sur le fruit qui en est provenu vous prouve bien clairement ce que c’est que notre nature corporelle et spirituelle, et combien l’une et l’autre ont dégénéré, puisque l’âme est devenue sujette au pâtiment de la privation et que la forme est devenue passive, d’impassive [1. Par cette expression étrange, Martinès de Pasqually veut dire « non passive », c’est-à-dire « active ». ] qu’elle aurait été si Adam avait uni sa volonté à celle du Créateur. » (§ 45.)
Selon la doctrine de l’Ordre des Élus coëns, la vie de l’homme ici-bas est une expiation. Les souffrances et la mélancolie qu’il éprouve ont pour but de l’inciter à faire sa « réconciliation », première étape de son retour vers le divin. Pour Saint-Martin, la justice divine n’a pour but que la réconciliation des hommes avec la vérité, elle les soutient au milieu même des tourments qu’elle leur inflige, et il n’en est aucune qui ne soit marquée de miséricorde.
Sa réconciliation ne peut lui être accordée qu’autant qu’il sent qu’il est séparé de son principe et qu’il éprouve les pâtiments et les souffrances qui sont les suites de cette séparation. Pour avoir une idée de ces pâtiments, nous n’avons qu’à réfléchir sur nos désirs, puisque la jouissance des biens de la matière, dans quelque abondance que nous les possédions, ne nous satisfait jamais pleinement ; qu’elle est toujours accompagnée ou suivie de troubles de dégoût et d’ennui ; que, désirant toujours quelque chose de mieux jusqu’à l’infini, ce désir est une preuve qu’il ne nous faut pas moins que l’infini pour nous contenter et que nous en sommes privés. »
Ainsi s’exprime Saint-Martin en février 1776 dans une « leçon » aux Élus coëns de Lyon. [1. Les Leçons de Lyon aux Élus Coëns, un cours de martinisme au XVIIIe siècle, par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques Du Roy d’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz, première édition complète par Robert Amadou avec la collaboration de Catherine Amadou, Paris, Dervy, 1999, p. 315. ] Chez le Philosophe inconnu, l’utilisation du terme « pâtiment » est liée à l’époque où il était encore fortement imprégné de la doctrine de Martinès de Pasqually. C’est sans doute pour cette raison qu’il l’utilise plus volontiers dans de petits traités ou « leçons » rédigés à l’intention exclusive des Élus coëns pour leur instruction. Ces textes n’étaient pas destinés au grand public et n’ont été publiés qu’après sa mort dans les Œuvres posthumes (1807). Dans deux d’entre eux, Saint-Martin développe abondamment cette notion. Le premier s’intitule « Lois temporelles de la justice divine pour l’expiation des différentes prévarications de la postérité du premier homme » (Œuvres posthumes, t. II p. 87-151) et le second, « Traité des bénédictions » (Œuvres posthumes, t. II, p. 153-246).
Cette notion de pâtiment de l’âme, Saint-Martin l’évoque également dans ses livres. Il utilise ce mot trois fois dans son premier ouvrage, Des erreurs et de la vérité (1775, Edimbourg, p. 33, 43 et 322). Ce n’est toutefois que dans son deuxième ouvrage, le Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers (1782), que le théosophe d’Amboise s’attarde sur cette notion, qui fait l’objet de longs développements dans le septième chapitre, où le mot « pâtiment » apparaît treize fois. (Il est utilisé vingt fois dans l’ouvrage.)
Or, la matière à laquelle l’homme s’est uni criminellement, n’est-elle pas la source de l’erreur et des pâtiments qu’il éprouve ? Ne le tient-elle pas comme enchaîné parmi des substances qui lui présentent dans l’ordre sensible tous les signes de la réalité, tandis qu’elles n’en ont aucune pour son Être pensant ? » (T. N., Edimbourg, 1782, t. 2, chap. XX, p. 173)
Dans l’Homme de désir (1790), son utilisation se fait plus rare : le terme « pâtiment » n’y apparaît qu’à neuf reprises (Nos 4, 20, 136, 238, 248, 285, 295). Il disparaît totalement de ses ouvrages suivants pour être remplacé par les termes « souffrance » ou « tourment ».
Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre se moque de la propension des théosophes à utiliser un vocabulaire étrange :
[ils donnent] des noms extraordinaires aux choses les plus connues sous des noms consacrés : ainsi un homme pour eux est un mineur, et sa naissance émancipation. Le péché originel s’appelle le crime primitif (…) et les peines infligées aux coupables, des pâtiments. Souvent je les ai tenus moi-même en pâtiments, lorsqu’il m’arrivait de leur soutenir que tout ce qu’ils disaient de vrai n’était que le catéchisme couvert de mots étranges. » [1. Soirées Saint-Pétersbourg, t. II, 1821, 11e entretien, p. 333. Le 17 juillet 1797, Joseph de Maistre avait commencé à recopier « Les voies de la sagesse » ; « Les lois temporelles de la justice divine » ; « le traité des bénédictions ». Il dit avoir terminé ce travail en décembre et y avoir consacré 38 heures et 13 minutes (Journal inédit de J.M. à la date du 4 décembre 1797, cité par E. Dermenghem, p. 46). La copie manuscrite de ces textes figure dans les archives de Maistre au musée de Savoie. ]
N’en déplaise à Joseph de Maistre, sous la plume de Saint-Martin, le terme « pâtiment » prend un sens qui va au-delà du simple catéchisme. Il évoque certes les souffrances résultant de la chute du premier homme, mais pour lui, l’homme n’est pas le seul à ressentir ces déchirements et à plusieurs reprises, il évoque les pâtiments de la Nature, car les animaux, les plantes autant que les pierres et les anges eux-mêmes souffrent à cause de l’homme. [1. Sur cet aspect, voir en particulier le chap. VII du Tableau naturel. ] Bien qu’il utilise une terminologie différente dans ses derniers ouvrages, le Philosophe inconnu revient sur ce point dans le Ministère de l’homme-esprit (1803) lorsqu’il peint l’univers comme étant sur un lit de douleur, un lit de mort.
Pour Saint-Martin, l’homme possède trois facultés importantes : la pensée, la volonté et l’action, et c’est en cela qu’il est à l’image et à la ressemblance de son Créateur. De cette constitution ternaire découlent trois formes de pâtiments dont il tente d’établir les correspondances et les analogies avec la constitution de l’homme lui-même, avec les éléments soufre, sel et mercure qui sont associés à la constitution de la matière. Saint-Martin tente également d’établir des relations entre ces trois pâtiments et les fléaux qui ont marqué les différentes périodes de l’histoire de la création. Enfin, la symbolique des nombres n’est pas en reste dans les investigations du Philosophe inconnu.
Laissons Saint-Martin s’expliquer lui-même sur ces points en donnant un extrait du texte dans lequel il développe cette thématique avec le plus de précision.
Dominique Clairembault
01/11/2019
Lois temporelles de la justice divine, pour l’expiation des différentes prévarications de la postérité du premier homme
Le premier homme ayant prévariqué dans les trois facultés de pensée, de volonté et d’action qui constituent l’homme, image et ressemblance du Créateur, a assujetti toute sa postérité à trois pâtiments connus sous les noms de peine de corps, peine de l’âme et peine de l’esprit ; chacun de ces trois pâtiments correspond avec une des facultés spirituelles, inhérentes dans tout être mineur, et c’est parce que ces facultés ont été corrompues par le crime du premier homme, qu’il faut un pâtiment qui réponde à chacune d’elles, afin d’en opérer la réhabilitation, en satisfaisant à la justice.
Ces pâtiments, que le mineur éprouve ici-bas, se communiquent jusqu’à son être même, quoiqu’ils lui soient occasionnés par des êtres distincts de lui. Sans cela il ne ferait point son expiation. Nous devons donc le considérer comme étant au centre du corps ou de la matière, de l’âme ou du principe de la forme corporelle, enfin de l’esprit ou de celui qui, lui étant inférieur autrefois, est devenu son supérieur. C’est par là qu’il est réceptacle de trois actions différentes et tout à fait opposées à celles auxquelles il participait dans son origine glorieuse, puisqu’alors il commandait même à ces trois actions par les trois puissances pures qui lui avaient été confiées, au lieu qu’aujourd’hui, il n’est en quelque façon que comme un être passif, par rapport à ces trois actions, jusqu’à ce qu’il ait opéré et obtenu sa réconciliation.
La peine du corps se fait connaître par toutes les douleurs, infirmités et assujettissements corporels, auxquels la mort de la forme met le comble, par l’humiliation qu’elle fait rejaillir sur nous, en nous montrant physiquement l’impuissance où nous sommes de conserver ce que nous avons ravi. Car, indépendamment des souffrances qui sont particulières à la forme, il y a une contraction continuelle de cette forme sur le mineur qui l’habite, par laquelle contraction ce mineur se trouve gêné, resserré dans ses actions spirituelles, et c’est ainsi que nous appelons pâtiments du corps, relativement au mineur, ceux qu’il éprouve de la part de ce corps en raison de l’abominable jonction qu’il a faite avec lui.
La peine de l’âme est celle qui vient au mineur par toutes les affections de l’âme animale et sensible, qui ne lui présentant que des actions illusoires, attendu qu’elles ne peuvent aller au-dessus de l’apparence, ne lui donnent qu’une nourriture vaine et trompeuse, au lieu des objets réels dont sa nature doit être vivifiée en qualité d’être divin.
Enfin la peine de l’esprit est celle que le mineur ressent de sa séparation d’avec le guide spirituel, en qui réside la vraie lumière et la force dont il a besoin et dont il éprouve si rudement la privation.
Ce sont là les trois épreuves indispensables, auxquelles le mineur est assujetti pendant son temps d’expiation : ce sont là les trois barrières que l’homme a posées par son crime, entre sa postérité et le séjour du repos dont il l’a fait descendre, et si cette postérité ne peut absolument retourner vers le principe de son origine glorieuse, sans rencontrer ces barrières imposantes, elle ne peut fuir ni l’affliction qui est attachée à ces obstacles ni les efforts pénibles qu’il lui faut faire pour les franchir.
Mais le plus grand malheur de l’homme qui est soumis à ces trois différents pâtiments, c’est le danger extrême où il est sans cesse d’y succomber, quand il néglige les seuls secours qui puissent l’en garantir : car, s’il se relâche un seul instant, s’il laisse perdre la moindre des forces qui lui sont données pour le combat, l’ennemi spirituel, dont l’action mauvaise ne se repose jamais, prend dès l’instant l’empire sur lui et convertit en fléau terrible, le pâtiment qui ne devait être qu’un remède et qu’une expiation ; c’est-à-dire, que l’homme, qui devait s’agrandir dans ce combat, devient, au contraire, le plus vil et le plus asservi des esclaves ; que celui qui devait trouver la lumière est absorbé dans les ténèbres de l’horreur et du désespoir ; enfin, que celui qui devait par-là parvenir à une parfaite guérison, élargit sans cesse ses blessures et les rend d’autant plus affreuses, qu’il n’a pas la consolation d’en voir terminer la douleur par la mort, comme dans les plaies corporelles.
La postérité des hommes, soit en général, soit en particulier, présente tant d’exemples de ces tristes vérités, que tout ce qui s’est passé depuis l’origine des choses corporelles, et tout ce qui se passe sous nos yeux, est comme une leçon continuelle et vivante, qui semble nous avertir sans cesse de nos devoirs, en nous montrant l’horrible situation et les terribles punitions de ceux qui s’en sont écartés.
Ces punitions ayant pour objets trois crimes différents : ceux du corps, ceux de l’âme et ceux de l’esprit, doivent être aussi marquées par des caractères différents et indépendamment des pâtiments attachés à la carrière temporelle de l’homme, pour l’expiation de la première prévarication, il faut que les autres prévarications de la postérité de l’homme soient soumises à des nouvelles punitions qui s’opèrent physiquement, pour servir de signe immémorial à tous ceux qui en sont les témoins.
Observons la conduite particulière de l’homme qui se sera laissé subjuguer dans quelques-unes de ces trois attaques ou pâtiments auxquels nous sommes tous condamnés ; nous verrons s’il ne porte pas, sur lui-même, les traces de la justice, en subissant un fléau absolument analogue à son crime. S’il pèche contre son corps, les maladies et la destruction corporelle sont les suites de ses désordres. S’il pèche par l’âme, en se livrant aux affections matérielles que l’âme animale lui suggère, soit par l’ambition, soit par l’orgueil ou l’avarice, les humiliations, la bonté, les pertes, les faux plaisirs sont sa récompense ; et comme ces affections naissent du principe binaire du mouvement universel matériel, l’homme n’en peut jouir qu’autant qu’il est dans des tourments et des fatigues inexprimables. Enfin, s’il pèche contre l’être spirituel même qui le dirige, et que non seulement il méprise ses secours, mais qu’il descende encore jusqu’à en nier l’existence, il tombe dans un abrutissement et une insensibilité spirituelle qui nous font assez comprendre que la vie étant dans l’esprit, hors de lui, il n’y a que mort et obscurité. […]
Louis-Claude de Saint-Martin,
Œuvres posthumes (1807), t. 2, p. 87-93.