« Louis-Claude de Saint-Martin, référence majeure de Balzac en matière de mystique, voit dans les hiéroglyphes « le fruit de la sagesse », une « vérité sainte » qu’il faut savoir déchiffrer sans la déformer. »
Dans Balzac ou les hiéroglyphes de l’imaginaire (Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2002), j’ai voulu interroger le rapport de Balzac à l’écriture. Non pas son style, mais sa façon personnelle d’être écrivant et de mettre en œuvre un imaginaire scriptural qui se manifeste à la fois dans l’attention portée à la graphie et à la typographie, dans l’intérêt porté aux mots et surtout aux noms propres – à leur étymologie et à leurs connotations -, dans l’investissement des lettres auxquelles il accorde souvent une valeur kabbalistique. La Kabbale, à laquelle Balzac se réfère souvent, considère en effet que l’infini, l’éternel est symbolisé dans la langue des hiéroglyphes sacrés, qui traduit en nombres et en lettres l’harmonie préétablie. L’alchimie, qui l’intéresse et à laquelle il a consacré un roman, La Recherche de l’absolu, a pour base le livre des hiéroglyphes, reçu en songe par Nicolas Flamel des mains d’Abraham, où sont représentés tous les symboles de cette discipline. Enfin, de nombreux Illuministes considèrent l’ordre matériel comme l’hiéroglyphe du monde spirituel. En particulier, le « philosophe inconnu » Louis-Claude de Saint-Martin, référence majeure de Balzac en matière de mystique, voit dans les hiéroglyphes « le fruit de la sagesse », une « vérité sainte » qu’il faut savoir déchiffrer sans la déformer, [1. L’Homme de désir, Grabit, 1790, p. 226, & éditions du Rocher, 1979, p. 189. ] la « forme sensible de la pensée », la trace laissée, « dans les demeures sacrées et destinées aux cérémonies saintes », d’« un pouvoir invisible, qui porte en soi un caractère efficace et salutaire, et qui l’imprime sur tous les êtres qui se trouvent dans ces enceintes [2. Ibid., p 247. ] ». Balzac est influencé par ces conceptions, dont il pressent l’intérêt romanesque. Comme Nodier, le premier à faire dans ses Contes un usage littéraire des croyances des initiés, il s’est livré, dans son œuvre, à une longue méditation sur le rôle et les pouvoirs de l’écriture, à la fois comme représentation de la langue parlée au moyen de signes graphiques et comme manière sociale et littéraire de s’exprimer. Alliant ainsi texte et métatexte, il n’a cessé d’explorer de nouveaux modes d’écrire.
En particulier, la conception que Balzac se fait de la poésie doit lui venir en partie de Saint-Martin, pour qui la poésie, d’inspiration divine, peut et doit retrouver sa nature originelle. La description n’est donc qu’un intermède. Seule la poésie lyrique est le langage des dieux, cette forme religieuse et inspirée qui peint comme Job la voix des tonnerres. Elle est celle de l’Écriture sainte, qui est « la sublimité, la force, la variété [3. L’Homme de désir, éd. cit., 1790, p. 200 & 1979, p. 170. ] ». Les écrivains sacrés « nous conduisent directement au milieu de nos rapports sublimes et coéternels, avec la lumière et la vérité [4. Ibid., (1790) p. 277 & (1979) p. 227. ] ». Car il y a une identité de nature entre l’âme et ce langage, nés tous deux dans « la même région ». La poésie du théosophe est d’ailleurs, comme celle de Swedenborg, une prose rythmée, divisée en chants et faite de versets commençant chacun par une lettre capitale. Elle se veut initiation et communion avec Dieu. Saint-Martin récuse également la poésie épique pour appeler une poésie prophétique, « la seule vraiment puissante et capable de suffire aux besoins légitimes de notre esprit [5. Ibid., (1790), p. 377 & (1979) p. 299. ] ». De même le swedenborgien Edouard Richer appelle de ses vœux « le langage du ciel », né de « l’affection profonde » et de l’inspiration divine, à laquelle le génie est soumis. [6. De la Nouvelle Jérusalem, 1835, pp. 318-319. ] Quant à Ballanche, il estime que le but de la poésie est de faire connaître à l’humanité les secrets de son salut. Le poète doit donc s’efforcer de retrouver la pureté de « la parole primitive » pour devenir prophète-initiateur de l’humanité. [7. Essai sur les institutions sociales, 1818, p. 310. Pour ces questions, voir Frank Paul Bowman, Le Christ romantique, Droz, 1973. ]
Sommaire
Une écriture sacrée
Très marqué par la Kabbale ou par ses avatars théosophiques, l’écrivain est très sensible au pouvoir occulte des noms selon la numérologie sacrée, et en particulier du nom divin. Comme le Nom du Dieu biblique, nom imprononçable, ineffable, pur graphème sans phonèmes, c’est-à-dire lieu du manque par excellence, celui du père est au principe de la nomination et de l’écriture, et dévoile sa présence dans chaque mot et dans chaque lettre de l’alphabet. A l’instar du tétragramme divin, le nom du créateur Balzac s’écrit souvent dans les noms de ses personnages en consonnes disséminées. HNR / BLZ : deux racines trilittères. Comme si son système alphabétique secret était semblable à celui de l’hébreu, système purement consonantique auquel les Massorètes ont imposé après coup voyelles, ponctuation et cantillation. Comme si Honoré avait manqué « cet âge d’enfance sociale qu’on pourrait appeler l’âge de la voyelle » et avait même perdu le sens primitif de la langue articulée des consonnes et en particulier des labiales, si marquées par l’affectivité parentale. [8. Voir Nodier, Notions élémentaires de linguistique, Renduel, 1834, pp. 24-26 : « Je vous propose de venir chercher nos premiers enseignements près du berceau de l’enfant qui essaye sa première consonne. Elle va bondir de sa bouche aux baisers d’une mère. Le bambin, le poupon, le marmot a trouvé les trois labiales ; il bée, il baye, il balbutie, il bégaye, il babille, il blatère, il bêle, il bavarde, il braille, il boude, il bouque, il bougonne sur une babiole, sur une bagatelle, sur une billevesé, sur une bêtise, sur un bébé, sur un bonbon, sur un bobo, sur le bilboquet pendu à l’étalage du bimbelotier. Il nomme sa mère et son père avec des mimologismes caressants… » ] Chacune de ces consonnes a pour lui une signification secrète, qui est du côté du secret et de l’interdit. Témoin la longue divagation sur le Z de Z. Marcas, nom si semblable au sien, qu’il commente avec une jubilation émue. Quant aux voyelles, pure jouissance sonore liée à l’amour maternel, dont il a la nostalgie, elles matérialisent, comme les hiéroglyphes, l’adéquation rêvée entre le concept et la chose. Pour Balzac, elles sont investies de signifiances personnelles qui annoncent les cénesthésies de Rimbaud. Peut-être restent-elles liées à ces deux mots qu’il a eu si peu l’occasion de prononcer, maman et papa. Mots toujours employés dans La Comédie humaine avec une connotation sarcastique. Maman Vauquer, petit papa Vautrin. Le A de Balzac, que l’on peut trouver sur le nez du père Séchard, marque l’inscription du nom du fils sur la face du père. Ce A qui fut à l’origine des alphabets une tête de taureau, avant de devenir l’alef phénicien, puis l’aleph du nom de YAHVE, est dans la Kabbale la lettre du commencement, de la lumière intellectuelle, du Verbe créateur, de l’unité et du mouvement. Il condense la science sacrée universelle. De plus le tétragramme divin a une valeur numérologique, selon un calcul sacré auquel Balzac est sensible. Son admiration pour Pythagore, si prisé par des auteurs comme Senancour ou Fabre d’Olivet, rejoint son intérêt pour la Kabbale, dans la lignée des Illuministes, qui voient dans les nombres les « signes représentatifs de l’idée », « l’enveloppe invisible » des êtres qu’ils désignent. [9. Voir entre autres Saint-Martin, Des Nombres, Dentu, 1862 et Eckartshausen, Aufsclüsse zur Magie, Munich, 1791, 4 vol., cités par Auguste Viatte, éd. cit., t. I, p. 56. ] Les pensées de Louis Lambert sur les Nombres insistent sur le TROIS, le DEUX et le SEPT. Le romancier souligne la valeur des deux syllabes fatidiques et des sept lettres du nom de Z. Marcas, annonçant les sept lustres de sa vie. Dans La Recherche de l’absolu, Balthazar Claës – autre anagramme de Balzac – cherche à trouver le secret du Ternaire. Or le tétragramme sacré se ramène à un trigramme, puisque le E se répète deux fois. Ses lettres peuvent se combiner selon une science très secrète pour former des sceaux qui permettent de se tenir sans crainte devant la divinité. Les noms tirés de ce vocable interdit ont des pouvoirs surnaturels. Balzac n’est pas loin de croire que son propre nom a des pouvoirs similaires.
Croyant à l’harmonie universelle et aux concordances inexplicables entre les noms et les existences, il est intimement convaincu que les noms « possèdent les vertus talismaniques des paroles constellées en usage dans les évocations, ils expliquent la magie, ils réveillent des figures endormies qui se dressent aussitôt… [10. Le Lys dans la vallée, t. IX, p. 1063. ] » Il a donc fait de l’imposition des noms un acte sacré, comme dans la Bible, où il est d’usage d’attribuer un nom nouveau aux instants cruciaux de l’histoire des prophètes. Niant tout arbitraire grâce à l’anagramme et aux vertus magiques des sons et des lettres, il a rendu les noms de ses personnages véridiques et fatidiques. Peut-être a-t-il lui-même vu dans son patronyme une sorte de formule algébrique dans laquelle il a passé sa vie à déchiffrer avec angoisse l’avenir de gloire qu’il s’était promis et que son prénom lui prédisait. Mais aussi une formule magique capable de conférer un souffle de vie à ses créatures de papier. Il en exploite donc les ressources phonématiques, numériques, esthétiques. Comme Bach introduisant dans ses fugues les fameuses notes si bémol, la do et si bécarre, qui composent son nom selon la notation musicale allemande, Balzac a signé son œuvre de l’intérieur et avoue ainsi pour siens, contrairement à ce qu’il écrit dans l‘Avant-propos, même les ouvrages qui ne portent pas son nom. Cette signature a le triple sens que lui donne Derrida, authentification, mais surtout « ductus » ou style immédiatement identifiable de l’auteur et inscription interne et cachée de son nom qui rend l’authentification superflue. [11. La Vérité en peinture, Flammarion, 1978, pp. 221 et sq. ] Comme le tétragramme divin, le nom de Balzac est occulte, omniprésent dans l’œuvre et plus indispensable que sa signature pour rendre l’écriture lisible.
Balzac-Cratyle
Balzac se place résolument du côté de Cratyle dans la querelle platonicienne entre Cratyle et Hermogène sur l’arbitraire du signe, reprise au XVIIe siècle par le dialogue entre Leibniz et Locke [12. Voir Gérard Genette, Mimologiques, Seuil, 1976, ch. « Hermogène logothète », pp. 59 à 70. ] – dont il se fait l’écho dans Louis Lambert -, considérant le nom comme une propriété naturelle de la chose. Motivation ou convention, dépendance ou indépendance du représentant phonique par rapport au représenté, harmonie naturelle entre les mots et les choses, cette discussion qui a fait couler tant d’encre, fait rage au début du XIXe siècle. On a longtemps continué à croire que le signifiant mimait le référent ou du moins avait une attache formelle avec lui. Pourtant Descartes savait déjà que ce rêve d’harmonie universelle était utopique. Ce qui n’empêche pas Court de Gébelin, à la fin du XVIIIe siècle, d’afficher une utopie cratylienne à toute épreuve, qui va jusqu’à l’affirmation d’un alphabet hiéroglyphique, à la fois liste de caractères et collection de phonèmes. Et de s’indigner :
Comment a-t-on pu se persuader que les paroles n’avaient aucune énergie par elles-mêmes ? Qu’elles n’avaient aucune valeur qui ne fût de convention et qui ne pût être toujours différente ? Que le nom de l’agneau pût être celui du loup et le nom du vice celui de la vertu ? [13. Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1773-1774, p. 66. ]
Fabre d’Olivet se réclame de lui pour démontrer en 1816-1817 que la langue hébraïque, dérivant de racines primitives, ne peut en aucun cas être arbitraire. Il oppose la motivation phonétique et morphologique aux théories des défenseurs de l’arbitraire du signe que sont Hobbes et Joseph de Maistre. Le nominalisme de ces derniers se dresse contre une véritable éthique de la motivation, fondée sur la certitude d’un lien supposé naturel entre les sons des mots et les choses qu’ils désignent. On voit dans quel mouvement de pensée se situe Balzac, ardent à croire à l’accord intime des mots et des choses. Et même, après Rousseau, Court de Gébelin et Nodier, à la prédestination des phonèmes. Si pour l’un la rudesse des consonnes et la douceur des voyelles reflètent « ce qu’elles ont « naturellement » commencé à exprimer à l’aube des temps, pour l’autre, la labiale a servi à « désigner les premiers êtres que l’homme connaît, ceux qui l’environnent et à qui il doit tout [14. Ibid., p. 104. ] ». Quant au troisième, faisant refluer le principe mimétique de l’écriture vers la parole, il se livre en poète à de jolies variations sur le babil enfantin, source des mots de la tendresse humaine. [15. Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique, Renduel, 1834, pp. 24-26. ]
En effet, malgré son œuvre de lexicographe et de grammairien, Nodier est un farouche tenant de la motivation du signe linguistique, mais l’alphabet latin est pour lui organique plutôt que mimétique, c’est-à-dire lié au son et aux mouvements de la bouche qui les produisent, faisant de certaines lettres des « signes rationnels », qui réveillent « l’idée du son par une analogie visuelle, et qu’on pourrait appeler son rébus et son hiéroglyphe [16. Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, 1828, p. 91. ] » Alors qu’en 1822 Champollion a déchiffré les hiéroglyphes, il peut écrire en 1828 : « Les noms des choses, parlés, ont été l’imitation de leurs sons, et les noms des choses, écrits, l’imitation de leur forme. L’onomatopée est donc le type des langues prononcées et l’hiéroglyphe le type des langues écrites [17. Ibid., préface, p. 11.] ». Cette position irrationnelle, qui prête à la lettre une mimésis phonographique dans sa fonction, idéographique dans son procédé, sera réaffirmée en 1834 dans ses Notions élémentaires de linguistique : « Les noms des êtres créés furent […] leurs vrais noms dans la langue d’Adam [qui] les formait d’après sa sensation, c’est-à-dire en raison de l’aspect le plus saillant sous lequel les choses lui eussent apparu. [18. Cité par Marina Yaguello dans Les Fous du langage, Seuil, 1984, p. 182. ] »
Admirateur de Nodier et mystique de tempérament, Balzac veut croire à l’harmonie imitative du langage. Il fait de Louis Lambert, à la fois mystique et sensualiste, le défenseur inspiré de ses théories, dont il a eu une véritable révélation. Les lettres sont d’abord pour lui, comme les hiéroglyphes égyptiens, dessin, forme, œuvre d’art. Il leur accorde une valeur plastique, et la propriété, déjà reconnue par les scribes, de métamorphoser la forme en sens. « Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement », s’écrie Louis. [19. Louis Lambert, t. XI, p. 48. ] De même que le daguerréotype semble à Balzac la preuve de l’existence spectrale des idées, les mots en conservent une « teinture », qui réveille les idées endormies. Leur assemblage plus ou moins harmonieux est significatif. De plus, à ses yeux, leur son et leur valeur sont liées, et il aime à faire entendre le choc des phonèmes, faisant naître de la musique verbale toutes sortes d’associations. Enfin, les lettres ont pour lui une valeur magique et kabbalistique. Platon, Rousseau, Condillac et les Illuministes l’ont aidé à élaborer précocement une doctrine, inspirée également de l’alchimie et de l’ésotérisme biblique, qu’il ne cessera d’appliquer dans ses romans. Toute une algèbre magique. « Sans nous en apercevoir, nous sommes conduits par les mots comme par les caractères algébraïques », écrit Destutt de Tracy. [20. Éléments d’idéologie, 1827, t. I, p. 230. ] Balzac a pratiqué tous les jeux verbaux, calembours, contrepèteries, anagrammes, acronymes, pour enrichir les mots de nouvelles significations. Véritables « signes naturels » comme les allégories médiévales, leurs lettres relèvent pour Balzac d’une herméneutique spirituelle qui doit déchiffrer les volontés divines inscrites dans l’opacité du monde. Il fera tout pour s’évader de la prison de l’écriture linéaire par la typographie, la reproduction de graphies manuelles ou de dessins, et de la dénotation conventionnelle par la suggestion d’une véritable mystique des mots. Le génie, selon lui, a le privilège de savoir déchiffrer et transmettre les hiéroglyphes du divin.
Malgré son esprit scientifique, Balzac n’a jamais renoncé, on le voit, à la croyance passionnée en la magie du langage. Parce qu’il est un démiurge, un créateur capable de faire jaillir du néant un monde purement imaginaire qui a toutes les apparences du réel, mais dont il motive chaque élément en fonction de son projet d’ensemble, il croit à un langage en harmonie avec le monde. Si l’inventeur de ce microcosme peut le créer, pourquoi Dieu ne le pourrait-il pas ? L’argument est imparable. En fait Balzac veut pouvoir recourir à toutes les formes d’expression, il refuse de se priver des ressources de l’expressivité, du pouvoir évocateur des sons et du graphisme. Chez lui, tout doit représenter. Son rapport à l’écriture est une conduite magique liée à un volontarisme imaginaire et à la croyance – légitime chez un romancier – à un pouvoir surnaturel du langage. L’écriture, comme la lecture, est un acte de foi. Accréditant le mensonge fictionnel, qu’il étaie par la vérité des détails, le romancier instaure une logique interne à son univers, il légifère, décrète, fait advenir un ordre de réalité. Il ne réinvente pas le monde, il ne copie pas un référent quelconque, il le re-présente littéralement. Et sa représentation, purement verbale, abolit le temps et l’espace auxquels elle se réfère. Elle se les approprie en les mentionnant dans son propre espace-temps. Cette comédie pourrait tout aussi bien être fantastique, inhumaine, ou irréelle. L’écriture est un accès à l’impossible. Les mots et les lettres en sont le passeport.
Anne-Marie Baron
28/10/2019
Illustration : Détail d’un « Portrait de Balzac » (pastel sur papier monté sur toile, 1842), par Jean-Alfred Gérard-Séguin, Musée des Beaux-Arts de Tours.
Pâtiments
Présent dans le Supplément du Littré comme « néologisme inusité », mais pas dans le TLF, ce mot dérive du verbe pâtir. Il se trouvait dans la première phrase du récit de Félix de Vandenesse dans Le Lys dans la vallée, feuilleton de la Revue de Paris en 1835 : « À quel talent nourri de larmes devrons-nous un jour la plus émouvante élégie, la peinture des pâtiments subis en silence par les âmes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premières frondaisons sont déchirées par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelée au moment où elles s’ouvrent ? Quel poète nous dira les douleurs de l’enfant dont les lèvres sucent un sein amer, et dont les sourires sont réprimés par le feu dévorant d’un œil sévère ? »
Moqué par la presse et par Sainte-Beuve pour son « style boursouflé », le texte est remanié mais le mot subsiste dans l’éd. Werdet (1836), puis est remplacé dès l’éd. Charpentier (1839) par « tourments ». Dans Séraphîta, au t. II de l’édition Werdet du Livre mystique (1836), la phrase « Ainsi vient d’abord la vie où l’on souffre et dont les pâtiments, dont les angoisses donnent soif à l’amour » (p. 314-315), est allégée dans l’éd. Charpentier (1842) avec le mot remplacé par « tortures ».
Louis-Claude de Saint-Martin, à qui il est emprunté en raison de son influence sur ces deux romans, l’emploie dès son premier ouvrage Des erreurs et de la vérité (1775) et neuf fois dans L’Homme de désir (1790). Il entend par là, comme Martinès de Pasqually, les épreuves infligées à l’homme depuis son exil dans le monde terrestre – fléaux universels et fléaux individuels – suite à ses fautes ou erreurs. Les pâtiments généraux et universels se transmettent à l’ensemble, comme la faute du premier homme. Les pâtiments et fléaux particuliers concernent « des individus sans autorité, sans puissance et sans charge spirituelle, relativement à d’autres hommes, et qui sont seuls comptables de leur conduite, de leurs négligences et de leurs crimes » (Œuvres posthumes, t. II, p. 142-146). Ils affectent le corps, l’âme et l’esprit.
Bibliographie : F. Bar, « Balzac styliste » in Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1963, n° 15, p. 310 ; A.-M. Baron, Balzac occulte. Alchimie, magnétisme et sociétés secrètes, L’Âge d’homme, 2016, p. 260 ; A.-M. Baron, « Balzac lecteur de Louis-Claude de Saint-Martin », colloque de Tours, 29 mars 2019 ; Textes de Saint-Martin consultables sur le site de Dominique Clairembault : Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu https://www.philosophe-inconnu.com.