« Ainsi se groupaient autour du baquet de Mesmer, d’où jaillissait le bien-être, toute la vie de sensualité, tout le matérialisme élégant de cette nation dégénérée. Tandis qu’autour du livre des erreurs et de la vérité se réunissaient les âmes pieuses, charitables, aimantes, altérées de la réalisation après avoir savouré des chimères. » (Illustration ci-dessus : Caricature d’A. Dumas par Gill, publiée dans le numéro 39 du 2 décembre 1866 de La Lune.)
Sommaire
Le Collier de la reine
Pour écrire Le Collier de la reine[1] Le Collier de la reine est le deuxième volume de la série Mémoires d’un médecin qui commence par Joseph Balsamo, Le Collier de la reine, Ange Pitou, La Comtesse de Charny et Le Chevalier de Maison-Rouge. , Alexandre Dumas (1802-1870) s’inspire de l’affaire du collier de Marie-Antoinette, dans laquelle Cagliostro fut impliqué. L’action du roman se situe entre 1784 et 1785, époque où le mesmérisme est à son apogée. Louis-Claude de Saint-Martin ne joue aucun rôle dans le roman, mais l’auteur l’utilise dans un chapitre de son récit pour en faire un exemple de spiritualité à l’opposé de Mesmer, célèbre magnétiseur dont il fait un matérialiste (chapitre XVI, « Mesmer et Saint-Martin »).
Le Collier de la reine a été publié en feuilleton, entre le 29 décembre 1848 et le 27 janvier 1850, dans La Presse, journal fondé par Émile de Girardin, et en plusieurs volumes chez Alexandre Cadot de 1849 à 1850. Comme à l’époque de l’affaire du collier, le magnétisme connait à cette période un regain d’intérêt. La pratique du somnambulisme avait gagné les salons littéraires. Alexandre Dumas, Théophile Gautier et quelques amis assistent avec Victor Hugo aux séances du célèbre voyant Alexis Didier[2] Sur ce personnage étonnant, voir Bertrand Méheust, Un Voyant prodigieux, Alexis Didier (1826-1886), Les Empêcheurs de penser ne rond / L Seuil, Paris, 2003. . Alexandre Dumas connait d’ailleurs personnellement Alexis Didier, qu’il a aidé à obtenir un rôle dans La fiole de Cagliostro, vaudeville en un acte d’Auguste Anicet-Bourgeois, Dumanoir et E. Brisebarre. Le 16 septembre 1847, La Presse publie d’ailleurs une lettre d’Alexandre Dumas, sous le titre « Magnétisme », qui relate une expérience menée chez lui avec Alexis Didier. La femme du directeur de La Presse, Delphine Girardin, sera elle-même l’initiatrice de Victor Hugo au spiritisme.
Les milieux littéraires ne sont pas indifférents à la théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin. Dès 1833, deux amis de Victor Hugo, Ulrich Guttinguer[3] Convertis au spiritualisme après sa découverte des écrits de Saint-Martin, Ulrich Guttinguer publie Philosophie religieuse 1er volume : Saint-Martin (1833), un recueil de pensées choisies dans L’Homme de désir et un roman, Arthur ou religion et solitude (1834) ou Saint-Martin est également présent. et Sainte-Beuve [4] Dans Volupté (1834), son unique roman, Sainte-Beuve décrit le voyage d’Amaury, le héros de son ouvrage, à Aulnay pour tenter d’y rencontrer Saint-Martin. Il consacrera deux chapitres de ses Causeries du lundi au Philosophe inconnu en 1854. se passionnent pour l’œuvre du Philosophe inconnu. Le théosophe d’Amboise apparaît ensuite dans Le Lys dans la vallée de Balzac (1835 et 1836).
Le chapitre du Collier de la reine qui fait référence à Saint-Martin (chap. XVI), a été publié dans La presse, le vendredi 13 avril 1849. Hasard du calendrier, quelques semaines plus tard, le numéro du 12 juin du même journal proposait un extrait des Mémoires d’outre-tombe [5] Œuvre posthume de Chateaubriand publiée d’abord en feuilleton dans La Presse., où Chateaubriand évoque sa rencontre avec Louis-Claude de Saint-Martin lors d’un diner chez le peintre Neveu !
Dominique Clairembault
(10/04/2023)
Chap. XVI – Mesmer et Saint-Martin
Il fut un temps où Paris, libre d’affaires, Paris, plein de loisirs, se passionnait tout entier pour des questions qui, de nos jours, sont le monopole des riches, qu’on appelle les inutiles, et des savants, qu’on appelle les paresseux.
En 1784, c’est-à-dire à l’époque où nous sommes arrivés, la question à la mode, celle qui surnageait au-dessus de toutes, qui flottait dans l’air, qui s’arrêtait à toutes les têtes un peu élevées, comme font les vapeurs aux montagnes, c’était le mesmérisme, science mystérieuse, mal définie par ses inventeurs, qui, n’éprouvant pas le besoin de démocratiser une découverte dès sa naissance, avaient laissé prendre à celle-là un nom d’homme, c’est-à-dire un titre aristocratique, au lieu d’un de ces noms de science tirés du grec à l’aide desquels la pudibonde modestie des savants modernes vulgarise aujourd’hui tout élément scientifique.
En effet, à quoi bon, en 1784, démocratiser une science ? Le peuple qui, depuis plus d’un siècle et demi, n’avait pas été consulté par ceux qui le gouvernaient, comptait-il pour quelque chose dans l’état ? Non : le peuple, c’était la terre féconde qui rapportait, c’était la riche moisson que l’on fauchait ; mais le maître de la terre, c’était le roi ; mais les moissonneurs, c’était la noblesse.
Aujourd’hui, tout est changé : la France ressemble à un sablier séculaire ; pendant neuf cents ans, il a marqué l’heure de la royauté ; la droite puissante du Seigneur l’a retourné : pendant des siècles, il va marquer l’ère du peuple.
En 1784, c’était donc une recommandation qu’un nom d’homme. Aujourd’hui, au contraire, le succès serait un nom de choses.
Mais abandonnons aujourd’hui pour jeter les yeux sur hier. Au compte de l’éternité, qu’est-ce que cette distance d’un demi-siècle ? pas même celle qui existe entre la veille et le lendemain.
Le docteur Mesmer était donc à Paris, comme Marie-Antoinette nous l’a appris elle-même en demandant au roi la permission de lui faire une visite. Qu’on nous permette donc de dire quelques mots du docteur Mesmer, dont le nom, retenu aujourd’hui d’un petit nombre d’adeptes, était, à cette époque que nous essayons de peindre, dans toutes les bouches.
Le docteur Mesmer avait, vers 1777, apporté d’Allemagne, ce pays des rêves brumeux, une science toute gonflée de nuages et d’éclairs. À la lueur de ces éclairs, les savants ne voyaient que les nuages qui faisaient, au-dessus de leur tête, une voûte sombre ; le vulgaire ne voyait que des éclairs.
Et, comme si ce siècle avait pris à tâche de donner à chaque esprit selon son aptitude, à chaque cœur selon sa sympathie, à chaque corps selon ses besoins, en face de Mesmer, l’homme du matérialisme, s’élevait Saint-Martin, l’homme du spiritualisme, dont la doctrine venait consoler toutes les âmes que blessait le positivisme du docteur allemand.
Qu’on se figure l’athée avec une religion plus douce que la religion elle-même ; qu’on se figure un républicain plein de politesses et de regards pour les rois ; un gentilhomme des classes privilégiées, affectueux, tendre, amoureux du peuple ; qu’on se représente la triple attaque de cet homme, doué de l’éloquence la plus logique, la plus séduisante contre les cultes de la terre, qu’il appelle insensés, par la seule raison qu’ils sont divins !
Qu’on se figure enfin Épicure poudré à blanc, en habit brodé, en veste à paillettes, en culotte de satin, en bas de soie et en talons rouges ; Épicure ne se contentant pas de renverser les dieux auxquels il ne croit pas, mais ébranlant les gouvernements qu’il traite comme les cultes, parce que jamais ils ne concordent, et presque toujours ne font qu’aboutir au malheur de l’humanité.
Agissant contre la loi sociale qu’il infirme avec ce seul mot : elle punit semblablement des fautes dissemblables, elle punit l’effet sans apprécier la cause.
Supposez, maintenant, que ce tentateur, qui s’intitule le philosophe inconnu, réunit, pour fixer les hommes dans un cercle d’idées différentes, tout ce que l’imagination peut ajouter de charmes aux promesses d’un paradis moral, et qu’au lieu de dire : les hommes sont égaux, ce qui est une absurdité, il invente cette formule qui semble échappée à la bouche même qui la nie :
« Les êtres intelligents sont tous rois [6] Allusion au texte de Des Erreurs…, chap. V, p. 293 « Tous les hommes ne sont-ils pas égaux, ne sont-ils pas tous des rois ? . »
Et puis, rendez-vous compte d’une pareille morale tombant tout à coup au milieu d’une société sans espérances, sans guides ; d’une société ; archipel semé d’idées, c’est-à-dire d’écueils. Rappelez-vous qu’à cette époque les femmes sont tendres et folles, les hommes avides de pouvoir, d’honneurs et de plaisirs ; enfin, que les rois laissent pencher la couronne sur laquelle, pour la première fois, debout et perdu dans l’ombre, s’attache un regard à la fois curieux et menaçant. Trouvera-t-on étonnant qu’elle fît des prosélytes, cette doctrine qui disait aux âmes :
— Choisissez parmi vous l’âme supérieure, mais supérieure par l’amour, par la charité, par la volonté puissante de bien aimer, de bien rendre heureux ; puis, quand cette âme, faite homme, se sera révélée, courbez-vous, humiliez-vous, anéantissez-vous toutes, âmes inférieures, afin de laisser l’espace à la dictature de cette âme, qui a pour mission de vous réhabiliter dans votre principe essentiel, c’est-à-dire dans l’égalité des souffrances, au sein de l’inégalité forcée des aptitudes et des fonctionnements.
Ajoutez à cela que le philosophe inconnu s’entourait de mystères ; qu’il adoptait l’ombre profonde pour discuter en paix, loin des espions et des parasites, la grande théorie sociale qui pouvait devenir la politique du monde.
— Écoutez-moi, disait-il, âmes fidèles, cœurs croyants, écoutez-moi et tâchez de me comprendre, ou plutôt ne m’écoutez que si vous avez intérêt et curiosité à me comprendre, car vous y aurez de la peine, et je ne livrerai pas mes secrets à quiconque n’arrachera point le voile.
Je dis des choses que je ne veux point paraître dire, voilà pourquoi je paraîtrai souvent dire autre chose que ce que je dis[7] Idem, p. V de l’introduction « Aussi me suis-je promis d’user de beaucoup de réserve dans cet écrit, et de m’y envelopper souvent d’un voile que yeux les moins ordinaires ne pourront pas toujours percer, d’autant que j’y parle quelquefois de toute autre chose que ce dont je parais traiter. » .
Et Saint-Martin avait raison, et il avait bien réellement autour de son œuvre les défenseurs silencieux, sombres et jaloux de ses idées, mystérieux cénacle dont nul ne perçait l’obscure et religieuse mysticité.
Ainsi travaillaient à la glorification de l’âme et de la matière, tout en rêvant l’anéantissement de Dieu et l’anéantissement de la religion du Christ, ces deux hommes qui avaient divisé en deux camps et en deux besoins tous les esprits intelligents, toutes les natures choisies de France.
Ainsi se groupaient autour du baquet de Mesmer, d’où jaillissait le bien-être, toute la vie de sensualité, tout le matérialisme élégant de cette nation dégénérée. Tandis qu’autour du livre Des erreurs et de la vérité se réunissaient les âmes pieuses, charitables, aimantes, altérées de la réalisation après avoir savouré des chimères.
Que si, au-dessous de ces sphères privilégiées, les idées divergeaient ou se troublaient ; que si les bruits s’en échappant se transformaient en tonnerres, comme les lueurs s’étaient transformées en éclairs, on comprendra l’état d’ébauche dans lequel demeurait la société subalterne, c’est-à-dire la bourgeoisie et le peuple, ce que plus tard on appela le tiers, lequel devinait seulement que l’on s’occupait de lui, et qui dans son impatience et sa résignation brûlait du désir de voler le feu sacré, comme Prométhée, d’en animer un monde qui serait le sien et dans lequel il ferait ses affaires lui-même.
Les conspirations à l’état de conversations, les associations à l’état de cercles, les partis sociaux à l’état de quadrilles, c’est-à-dire la guerre civile et l’anarchie, voilà ce qui apparaissait sous tout cela au penseur, lequel ne voyait pas encore la seconde vie de cette société.
Hélas ! aujourd’hui que les voiles ont été déchirés, aujourd’hui que les peuples Prométhées ont dix fois été renversés par le feu qu’ils ont dérobé eux-mêmes, dites-nous ce que pouvait voir le penseur dans la fin de cet étrange dix-huitième siècle, sinon la décomposition d’un monde, sinon quelque chose de pareil à ce qui se passait après la mort de César et avant l’avènement d’Auguste.
Auguste fut l’homme qui sépara le monde païen du monde chrétien, comme Napoléon est l’homme qui sépara le monde féodal du monde démocratique.
Peut-être venons-nous de jeter et de conduire nos lecteurs après nous dans une digression qui a dû leur paraître un peu longue ; mais en vérité il eût été difficile de toucher à cette époque sans effleurer de la plume ces graves questions qui en sont la chair et la vie.
Maintenant l’effort est fait : effort d’un enfant qui gratterait avec son ongle la rouille d’une statue antique, pour lire sous cette rouille une inscription aux trois quarts effacée.
Rentrons dans l’apparence. En continuant de nous occuper de la réalité, nous en dirions trop pour le romancier, trop peu pour l’historien.
Alexandre Dumas (Le Collier de la reine, chap. XVI)
Notes :