Le texte ci-dessous évoque le magnétisme à Toulouse. Il s’intéresse plus spécialement à la famille Du Bourg, avec laquelle Louis-Claude de Saint-Martin a été en relation, lors de ses séjours à Toulouse. Ce texte est extrait du livre, Le Mesmérisme à Toulouse, suivi de Lettres inédites sur le XVIIIe siècle d’après les Archives de l’Hôtel du Bourg, 1911, Clément Tournier, p. 14-20. (Illustration ci-dessus, l’hôtel Du Bourg, place Sainte-Scarbes à Toulouse.)
L’Illuminisme
Des multiples systèmes dont s’accrut la confusion des idées, au dix-huitième siècle, l’llluminisme ne fut pas le moins curieux. Il se diversifia selon les pays. L’illuminisme allemand de Weishaupt, génial conspirateur, qui fonda des sectes redoutables, tendait finalement à ramener l’homme à la liberté et à l’égalité primitives par la destruction de tout ordre social. L’illuminisme suédois de Swedenborg, visionnaire doué du pouvoir, prétendait-il, de correspondre avec les esprits et les anges, initiait à la méthode fondamentale de la science spirite.
L’illuminisme français de Saint-Martin vulgarisa les théories du Portugais Martinez Pasqualis. Singulière figure que ce Claude de Saint-Martin, qui s’intitulait « le philosophe inconnu » [15. Né à Amboise, d’une famille noble, le 18 janvier 1743. Destiné d’abord à la magistrature, à 22 ans, il entra, en qualité de lieutenant dans le régiment de Foix, qui tenait garnison à Bordeaux où il s’initia aux opérations de Martinez Pasqualis (cf. Biographie Universelle (Michaud), t. 87, p. 362-66). ] . Délaissant les armes pour la métaphysique, doux et bienfaisant, il devint le docteur et le propagateur du martinisme par la publication d’un livre retentissant : Des Erreurs et de la Vérité. D’une forme élégante et pure, il voilait des idées inintelligibles au commun.
Les plus grands personnages se disputèrent l’honneur de connaître l’écrivain [16. L’étude des mathématiques occasionna sa liaison avec Lalande. Il se lia ensuite avec le duc d’Orléans, la duchesse de Bourbon, le marquis de Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufllers, etc… ] , et le crédit dont sa popularité le dota faillit, au début de la Révolution, lui conférer la charge de précepteur du dauphin. Dans son Tableau de Paris, Mercier estime, d’après la lecture de l’ouvrage, « que les martinistes sont diamétralement opposés aux matérialistes, qu’ils sont religieux dans toute la force du terme, et qu’ils tendent à élever l’homme autant que d’autres se sont plu à le rabaisser… Ils parlent de l’Être suprême avec une vénération et un amour qui saisissent l’âme ; et tout ce qu’enseigne le christianisme ne trouve en eux aucune contradiction formelle. Enfin, ils n’entament aucune question politique… Leur secte n’ambitionne ni pouvoir, ni richesse, ni renommée ; elle cherche la perfection, elle est douce et vertueuse. » [17. T. V. chap. LIX, Martinistes, p. 180-185.]
Impartial jugement. Au sein d’une société corrompue, vivent, en effet, des âmes d’élite qu’étouffe l’atmosphère ambiante. Elles essaient de réagir contre le matérialisme et les impiétés de l’Encyclopédie ; et quand elles entendent la doctrine de « spiritualisme pur » que professe Saint-Martin, elles respirent d’aise.
Comme il n’est pas de Toulousains plus altérés d’idéal que la présidente du Bourg et le conseiller Mathias du Bourg, [18. Cf. notre brochure : Le conseiller Mathias du Bourg, Toulouse, Vialèlle, 1907. ] on devine la jouissance profonde de la mère et du fils à suivre une route qui monte si haut. Deux fois, Claude de Saint-Martin fait le voyage de Paris à Toulouse pour être leur hôte au château de Rochemonteix [19. A Seilh, près Grenade : magnifique parc dessiné par Lenôtre et entretenu avec beaucoup de goût par M. Gaston du Bourg. ] ; par la séduction de son commerce et l’attrait de ses mystiques conceptions, il les captive. Que le système, en certains endroits, aboutisse aux erreurs de la gnose, ils étaient trop novices en théologie pour le découvrir.
Que les chefs du martinisme, de concert avec les illuminés de Weishaupt et les directeurs du Grand-Orient de France, concentrent secrètement leurs efforts pour activer le mouvement révolutionnaire, ils n’oseraient les suspecter d’intentions aussi perverses.
De bonne foi, et sans bruit, ils progressent dans cette voie de dépouillement moral. Et le conseiller du Bourg, qui a déjà renoncé aux honneurs de la Cour de Versailles, refuse encore un fauteuil de mainteneur aux Jeux Floraux.
Sa mentalité — et celle de son école — ressortira aisément de la nature de sa correspondance avec deux martinistes.
Du Roy d’Hauterive vient habiter Londres en 1783 : « Nous allons tous les dimanches, écrit-il au conseiller, entendre la grand’messe à la chapelle de l’ambassadeur de Sardaigne, où nous avons une excellente musique de voix accompagnées de l’orgue : le service s’y fait avec beaucoup de régularité et tous les catholiques d’ici sont d’un maintien édifiant. »
Il n’en va pas de même des francs-maçons : « La Maçonnerie est plus bas ici qu’en France. Les assemblées sont terminées par des orgies bachiques, où l’on mange jusqu’au vomissement, où l’on boit à extinction de toute raison, et où l’on se bat à coups de poing pour faire la digestion… Voilà les dignes correspondants du Grand-Orient de Paris. »
L’illuminisme suédois n’y brille pas davantage : « Les Swedenborgistes commencent à baisser : leurs réunions se passent en disputes et touchent à une prochaine dissolution. » Il consacre, d’ailleurs, tout un traité à la critique des erreurs de Swedenborg : « Il a dit une impiété, écrit-il, au sujet de la Sainte Vierge, en prétendant qu’elle était une femme tout comme une autre. Certainement, elle a été une femme semblable aux autres quant à son corps et à son esprit, mais avec la différence incommensurable qu’elle n’a point connu le péché et demeure vierge éternellement, et par cette qualité a pris la première place auprès de son Divin Fils. »
Et plus loin : « Quoique notre auteur ait parlé, en plusieurs endroits, de la Sainte-Trinité d’une manière satisfaisante, ainsi que de la divinité de Jésus-Christ, il est cependant tombé dans l’impiété abominable de nier la rédemption par la croix. »
D’origine protestante, l’autre correspondant jouit lui-même d’une âme supérieure ; les lettres de Vialètes d’Aignan, qui réside à Montauban, ont presque toutes pour objet des problèmes religieux. Il disserte sur la déchéance de l’humanité et l’expiation du Christ en ajoutant : « Voyez si mes opinions à cet égard sont justes. »
C’est M. du Bourg qu’il consulte encore sur le dogme de la transsubstantiation. Il recherche ardemment la vérité : « C’est Jésus seul, avoue-t-il, qui donne la science aux hommes… Mon parti est pris : je n’ambitionne plus les connaissances, je renonce aux hommes qui sont fragiles, menteurs, inconstants pour ne me fier qu’à notre puissant Rédempteur. »
La sincérité de ses aspirations et les éclaircissements qui lui viennent du conseiller vont le conduire jusqu’au catholicisme : « Je vous supplie de prier pour que je ne sois pas arrêté dans ce qui me reste à faire pour pouvoir être réuni et de corps et d’âme et d’esprit dans la communion romaine. J’ai beaucoup d’obstacles à surmonter, soit à cause de mes parents, soit à cause de mes enfants. Je m’abandonne à la Providence et je ne doute pas que si je le fais bien entièrement, avec le secours de mon guide, je n’arrive au but tant désiré. »
Ces citations ne justifient-elles pas l’exclamation de l’auteur précité du Tableau de Paris : « Qui l’eût dit qu’après les Encyclopédistes viendraient les Martinistes ? » [20. T. V. p. 184].
Méditatives, ces natures cèdent au besoin d’être bienfaisantes ; et le magnétisme leur apparaît justement comme un moyen pratique de le devenir. Tout n’est pas charlatanesque dans les théories de Mesmer, et à l’agent ignoré dont parle de Jussieu conviendrait peut-être le rôle de guérisseur. Le remède que notre présidente espère y trouver sera plus efficace à ses yeux que les plantes et les drogues d’apothicaire : aussi bien, les rêves humanitaires dont se bercent nombre de ses contemporains se précisent-ils, chez elle, dans le désir intense de soulager les souffrants.
En son hôtel de la place Saintes-Scarbes, elle a installé un baquet : les malades affluent. Et à son tour, secondée par ses fils, elle va recourir au somnambulisme. C’est un progrès dû à l’expérience de deux fameux magnétiseurs, le marquis et le comte de Puységur qui, à l’aide de passes, produisent le sommeil magnétique.
Très intriguée, Mme de Livry assiste à une séance de somnambulisme chez le marquis de Puységur qui commande à une patiente nommée Madeleine. « Sa vertu, annonce-t-elle à Mme du Bourg, il la communique aux personnes de l’assemblée en leur frottant les bras et les mains avec les siennes. Ainsi, j’ai fait marcher Madeleine toujours les yeux fermés : je l’ai menée prendre un verre d’eau sur le baquet, je lui ai fait signe d’en boire, et elle en a bu. Elle a obéi à beaucoup d’autres personnes présentes dans la chambre, entre autres à M. le bailli de Suffren… »
Le comte Maxime de Puységur doit rejoindre à Montauban son régiment de Languedoc. « Je ne doute pas, écrit de Saint-Martin, à Mathias du Bourg, du plaisir qu’il aura à faire votre connaissance et celle de toute votre famille. Vous vous recorderez ensemble sur le magnétisme, et vous verrez à confronter vos lumières mutuelles pour le plus grand bien de vos malades. »
Mme de Livry, qui, elle, ne se sent point « le goût de faire le métier de Sœur de la charité », gronde la présidente de l’excès de fatigue qu’entraîne son dévouement. Elle respire d’apprendre que trois malades seulement la suivent à Rochemonteix, et ajoute avec quelque malice : « Vous êtes occupée à guérir un sourd et muet : si vous réussissez à le faire entendre et parler, vous rendrez service au magnétisme. »
C’est à Rochemonteix que Mme du Bourg accueille le comte Maxime et profite de ses conseils. Elle obtient ainsi gain de cause. Un maître expérimenté remplace, auprès d’elle, l’élève que Mesmer lui refusa.
Au reste, Mesmer lui-même ne tardera pas à prendre rang parmi les célébrités qui visitèrent notre présidente.
Clément Tournier (1901)