« Jacob Boehme, connu en Allemagne, sous le nom du philosophe Teutonique, et auteur de l’Aurore Naissante, ainsi que de plusieurs autres ouvrages théosophiques, est né en 1575, dans une petite ville de la Haute Luzace, nommée l’ancien Seidenburg, à un demi-mille environ de Görlitz. Ses parents étaient de la dernière classe du peuple, pauvres, mais honnêtes. Ils l’occupèrent pendant ses premières années à garder les bestiaux. » Le texte que nous reproduisons ici est « l’Avertissement du traducteur », c’est-à-dire de Saint-Martin, qu’il introduit la traduction de L’aurore naissante, Ou, La racine de la philosophie de l’astrologie et de la théologie, traduit de l’allemand de Jacob Boehme sur l’édition d’Amsterdam de 1682, qu’il a publiée à Paris, Imprimerie Laran et Cie, en 1800.
Jacob Boehme, connu en Allemagne, sous le nom du philosophe Teutonique, et auteur de l’Aurore Naissante, ainsi que de plusieurs autres ouvrages théosophiques, est né en 1575, dans une petite ville de la Haute Luzace, nommée l’ancien Seidenburg, à un demi-mille environ de Görlitz. Ses parents étaient de la dernière classe du peuple, pauvres, mais honnêtes. Ils l’occupèrent pendant ses premières années à garder les bestiaux.
Quand il fut un peu plus avancé en âge, ils l’envoyèrent à l’école, où il apprit à lire et à écrire ; et de là ils le mirent en apprentissage chez un maître cordonnier à Görlitz. Il se maria à 19 ans, et eût quatre garçons, à l’un desquels il enseigna son métier de cordonnier. II est mort à Görlitz en 1624, d’une maladie aiguë.
Pendant qu’il était en apprentissage, son maître et sa maîtresse étant absents pour le moment, un étranger vêtu très simplement, mais ayant une belle figure et un aspect vénérable, entra dans la boutique, et prenant une paire de souliers, demanda à l’acheter. Le jeune homme ne se croyant pas en état de taxer ces souliers, refusa de les vendre ; mais l’étranger insistant, il les lui fit un prix excessif, espérant par là se mettre à l’abri de tout reproche de la part de son maître, ou dégoûter l’acheteur. Celui-ci donna le prix demandé, prit les souliers, et sortit. Il s’arrêta à quelques pas de la maison, et là d’une voix haute et ferme, il dit : Jacob, Jacob, viens ici. Le jeune homme fut d’abord surpris et effrayé d’entendre cet étranger qui lui était tout à fait inconnu, l’appeler ainsi par son nom de baptême ; mais s’étant remis, il alla à lui.
L’étranger d’un air sérieux, mais amical, porta les yeux sur les siens, les fixa avec un regard étincelant de feu, le prit par la main droite, et lui dit : Jacob, tu es peu de chose ; mais tu seras grand, et tu deviendras un autre homme, tellement que tu seras pour le monde un objet d’étonnement. C’est pourquoi sois pieux, crains Dieu, et révère sa parole ; surtout lis soigneusement les écritures saintes, dans lesquelles tu trouveras des consolations et des instructions, car tu auras beaucoup à souffrir ; tu auras à supporter la pauvreté, la misère, et des persécutions ; mais sois courageux et persévérant, car Dieu l’aime et t’est propice.
Sur cela l’étranger lui serra la main, le fixa encore avec des yeux perçants et s’en alla, sans qu’il y ait d’indices qu’ils se soient jamais revus.
Depuis cette époque, Jacob Boehme reçut naturellement, dans plusieurs circonstances, différents développements qui lui ouvrirent l’intelligence, sur les diverses matières, dont il a traité dans ses écrits.
Celui dont je publie la traduction est le plus informe de ses ouvrages ; indépendamment de ce que c’est celui qu’il a composé le premier, et qu’il ne l’a pas terminé, en ayant été empêché par une suite des persécutions qu’il éprouva, il ne l’avait entrepris, ainsi qu’il le dit lui-même, que comme un mémorial, et pour ne pas perdre les notions et les clartés qui se présentaient en foule à son entendement, par toutes sortes de voles. Aussi cette Aurore n’est-elle pour ainsi dire qu’un germe et qu’une esquisse des principes que l’auteur a développés dans ses écrits subséquents.
D’ailleurs comment aurait il pu produire à cette époque là des fruits plus abondants et plus parfaits ? Ce nouvel ordre de choses dans lequel étaient comme entraînées toutes les facultés de son être, ne lui offrait encore, en quelque façon, qu’un amas confus d’éléments en combustion. Ce n’était pas seulement un chaos ; mais c’était à la fois un chaos et un volcan ; et dans le choc et la crise où se trouvaient tous ces éléments, il ne pouvait saisir les objets qu’à la dérobée, comme il nous en avertit dans plusieurs endroits.
Il avoue aussi très souvent son incapacité et son insuffisance. I1 déclare n’être encore que dans les douleurs de l’enfantement, et il dit formellement au chap. 21, que cette oeuvre n’est que le premier bourgeon de la branche.
Néanmoins dans les ouvrages qu’il a fait succéder à celui-ci, il faut convenir que quant à la forme et à la rédaction, il y a aussi une infinité de choses à désirer.
L’art d’écrire si perfectionné dans notre siècle, et dans le siècle précédent, ne l’était point lorsque cet auteur a vécu ; et même, soit par le rang où il était né, soit par son éducation, soit enfin par des raisons plus profondes, et qui ont permis que l’arbre fût recouvert d’une écorce aussi peut attrayante, afin d’éprouver ceux qui seraient propres ou non à manger de ses fruits, Jacob Boehme est resté, en fait de style, au dessous des écrivains, dont il lut le contemporain ; ou pour mieux dire, il n’a pas même songé à avoir un style.
En effet, il se permet des expressions et des comparaisons peu distinguées ; il se laisse aller à des répétitions sans nombre ; il promet souvent des explications qu’il ne donne que fort loin de l’endroit où il les avait promises ; il se livre à de fatigantes déclamations contre les adversaires de la vérité ; enfin pour en supporter la lecture, il ne faut nullement chercher ici le littérateur.
En outre, il faut s’attendre à trouver dans cette Aurore même, quelques contradictions, ou si l’on veut, quelques inadvertances. Quoique l’auteur annonce qu’il n’a écrit que pour lui et pour soulager sa mémoire, on ne pourra douter qu’en écrivant il n’ait eu en vue aussi les autres hommes, puisqu’à tous les pas il parle comme s’adressant à une seconde personne; puisqu’il donne souvent des avis salutaires à ses lecteurs ; et que ces mêmes lecteurs, il les renvoie à la vie future, où, dit-il, ils ne pourront plus douter de ce qu’il avance; enfin parce qu’il avoue en plusieurs endroits être obligé de publier le fruit de ses connaissances, de peur d’être condamné lors du jugement, pour avoir enfoui son talent.
On a lieu de présumer également que, soit lui, soit les amis instruits qui l’ont connu, soit même les rédacteurs de l’édition allemande qui me sert de texte, ont fait quelques corrections à l’Aurore Naissante ; et qu’ils y ont inséré, après coup, quelques passages qui ne paraissent pas à leur place, puisque vu leur profondeur, ils auraient dû être précédés d’explications et de définitions, qui en apprenant le sens qu’ils devaient avoir, les eussent rendus plus profitables ; et parce qu’on trouve cités dans cette Aurore plusieurs des écrits de la même plume, qui n’ont été composés qu’après celui-ci.
Il ne faut pas non plus être étonné de voir l’auteur entrer en matière, sans être retenu par des difficultés, qui arrêtent aujourd’hui toutes les classes scientifiques. Lorsqu’il songea à ex-poser sa doctrine, il n’eut point à combattre des obstacles qui sont nés depuis, et qui rendraient à présent son entreprise si difficile. Les sciences physiques n’avoient point encore pris le rang dominant et presque exclusif qu’elles ont de nos jours ; elles n’étaient pas en conflit, comme elles le sont devenues, avec les sciences divines, morales et religieuses.
Ainsi d’un côté, en parlant de la nature, Jacob Boehme pouvait employer alors les mots de propriétés, qualités, essences productrices, vertus, influences, qui sont comme proscrits de la nomenclature actuelle.
De l’autre, en parlant des sciences divines, morales et religieuses, il trouvait toute établie dans la pensée des hommes l’existence de Dieu, celle de l’âme humaine, spirituelle et immortelle, celle d’une dégradation, et celle des secours que la main suprême transmet depuis la chute universellement et journellement à l’espèce humaine dégénérée ; et si à cette époque, on n’avait point encore appris à l’homme, qu’il peut et doit lire toutes ces notions là dans lui même, avant de les puiser dans les traditions, ainsi que mes écrits le lui ont enseigné de nos jours, au moins la croyance commune était-elle accoutumée à les regarder comme fondamentales, et comme étant consacrées dans ce qu’on appelle les livres saints.
Car la révolution de Luther avait bien en effet dévoilé des abus très révoltants, mais ne portant point le flambeau jusque dans le fond des choses ; elle laissait encore l’esprit de l’homme s’appuyer en paix et en silence, sur la persuasion de la dignité de son être, et sur des vérités, les unes terribles, les autres consolantes, dans lesquelles son coeur trouve encore une nourriture substantielle, lors même que sa pensée ne parvient pas à en percer toutes les profondeurs.
Jacob Boehme pouvait donc s’occuper librement alors à élever son édifice, tandis qu’aujourd’hui il lui aurait fallu employer tout son temps et tous ses efforts à en faire apercevoir et adopter les bases. Dans ce temps-là, il n’avait qu’à décrire ; aujourd’hui il n’aurait eu d’autre tâche que de prouver. Dans son temps il lui suffisait d’un pinceau ; aujourd’hui on ne lui eût permis que la règle et le compas.
C’est ce qui fait que dans le siècle dernier, il a eu plus de partisans qu’il n’en peut espérer dans celui-ci. II en a eu en grand nombre dans les différentes contrées de l’Allemagne. Il en a eu en Angleterre de très distingués, les uns par leurs connaissances, les autres par leur rang.
On cite parmi les premiers, le fameux Henri Morus, (que personne ne confondra sans doute avec le chancelier) et parmi les seconds on cite le roi Charles Ier, qui, selon des témoignages authentiques, avait fait des dispositions pour encourager la publication des ouvrages de Jacob Boehme en anglais, particulièrement de celui appelé Mysterium magnum, le grand Mystère.
On rapporte, surtout, que lorsqu’il lut en 1646 l’ouvrage intitulé les Quarante questions sur l’âme, il en témoigna vivement sa surprise et son admiration, et s’écria : que Dieu soit loué ! puisqu’il se trouve encore des hommes qui ont pu donner de sa parole un témoignage vivant tiré de leur expériences !
Ce dernier écrit détermina le monarque à envoyer un habile homme à Görlitz, avec ordre premièrement, d’y étudier avec soin les profondeurs de la langue allemande ; afin d’être parfaitement en état de lire Boehme en original, et de traduire ses oeuvres en anglais ; et secondement, de prendre des notes sur tout ce qu’il serait possible d’apprendre encore à Görlitz de la vie et des écrits de cet auteur.
Cette mission fut fidèlement remplie par Jean Sparrow, avocat à Londres, homme d’une vertu rare et d’un grand talent. II est reconnu pour être le traducteur et l’éditeur de la totalité des ouvrages de Boehme en anglais, le dernier de ces ouvrages n’ayant cependant vu le jour qu’après le rétablissement de Charles II dans les années de 1661 et 1662. II passe aussi pour avoir pénétré profondément dans le sens de l’auteur. On regarde sa traduction comme très exacte, et elle a été d’un grand secours aux autres traducteurs anglais qui sont venus depuis, entre autres, à William Law.
En France, parmi les admirateurs de Boehme, on cite feu M. Poiret. Il avoue, (voyez le Dictionnaire de Moréri), que cet auteur est si sublime et si obscur, qu’il ne peut être vivement senti et réellement entendu de personne pour savant et grand esprit qu’on puisse être, si Dieu ne réveille et ne touche divinement, et d’une manière surnaturelle, les facultés analogues à celles de l’auteur.
Il prétend qu’il n’y a rien de plus ridicule que d’avancer, comme quelques-uns le font, que Boehme a tiré ses connaissances de Paracelse. Il peut bien, dit-il, s’être conformé à lui en quelques termes et manières de s’exprimer ; mais il n’y a rien du tout dans Paracelse, ni des ses trois principes, ni des sept formes de la nature spirituelle et corporelle, (nous pouvons ajouter ni de sa Sophie, ou de son éternelle vierge) qui sont pourtant les vraies et uniques bases de Jacob Boehme, lequel on ne saurait lire avec quelque discernement, sans s’apercevoir et sentir qu’il ne parle pas d’emprunt, et que tout lui vient de source et d’origine.
Il y a eu plusieurs éditions complètes des Œuvres de Boehme, en allemand ; les Flamands, les Hollandais, les ont également traduites et imprimées chacun dans leur langue ; quelques-uns des ouvrages de cet auteur ont été traduits en latin ; particulièrement les Quarante questions. Sa réputation s’étendit de son temps dans la Pologne et jusques en Italie. J’ai appris aussi que de nos jours on avait commencé à le traduire en russe. Enfin, pendant qu’il a vécu, et depuis sa mort, il a été regardé parmi les partisans des profondes sciences dont il s’occupe, et parmi les émules qui ont couru la même carrière que lui, comme le prince des philosophes divins.
Toute fois, quant à sa doctrine, prise en elle-même, et malgré l’avantage qu’elle avait le siècle dernier, de pouvoir s’élever sur des bases qui n’étaient pas contestées, il ne faut pas le nier, elle est tellement distante des connaissances ordinaires ; elle pénètre dans des régions où nos langues manquent si souvent de mots pour s’exprimer. Enfin, elle gêne tant d’opinions reçues, que dans le temps même où il a écrit, elle ne pouvait être accueillie du plus grand nombre, et que le cercle de ses véritables partisans ne pouvait être que très resserré, en comparaison de celui de ses adversaires et de ses détracteurs.
Depuis que cet auteur a paru, ces obstacles qui tiennent au fond des choses, et qui sont indépendants de ceux qui appartiennent à la forme, se sont accrus pour la plupart à un point prodigieux. De nos jours, surtout, les sentiers de la science supérieure dont il s’est occupé ont été obstrués par une infinité d’enseignements hasardés, ou reposant sur la base précaire des prédictions et du merveilleux ; enseignements peu substantiels et mal épurés qui ont discrédité d’avance le terme sublime et simple où sa doctrine tend à nous conduire.
D’un autre côté, la philosophie humaine en matérialisant tous les ressorts de notre être, a effacé le vrai miroir dans lequel Jacob Boehme nous enseigne à nous reconnaître. De-là elle n’a pas eu de peine à annuler le peu de croyance qui eut dû servir d’appui aux principes qu’il nous expose. Elle a oublié qu’elle ne nous portait pas au-delà de la surface des choses ; elle s’est prévalu de sa clarté externe, et de son imposante méthode pour déprimer d’autant les sciences divines, qu’elle ne s’est pas même occupée de soumettre à l’observation, et dont elle a cru qu’elle avait triomphé complètement dés qu’elle avait discrédité les défenseurs maladroits qui les avoient déshonorées. Il est vrai que ces sciences divines elles-mêmes, et la croyance sur lesquelles elles reposent n’ont presque universellement reçu de la part de leurs propres ministres et de leurs propres instituteurs, que de notables préjudices, au lieu des développements qu’elles auraient eu droit d’en attendre.
Mais s’il n’y avait rien, de quoi aurait-on donc pu abuser ? D’ailleurs, les sciences humaines, au lieu de guérir nos maux, après nous les avoir découverts, les ont grandement augmentés, en ne nous donnant des remèdes que pour les maladies extérieures, tandis qu’il fallait renouveler la masse de notre sang. Elles nous ont tués, tout en prétendant nous apporter la vie ; et par leur inexpérience, leur mauvaise foi et leur orgueil, elles ont éteint la mèche qui fumait encore, et ont achevé de briser le roseau cassé.
Il n’était donc pas possible que l’ouvrage dont je publie aujourd’hui la traduction, se présentât avec plus de désavantages et dans des circonstances moins favorables. Pour en juger on n’a qu’à lire l’Encyclopédie à l’article Théosophes, et le nouveau Dictionnaire Historique, par une Société de gens de lettres, à l’article Boehm (Jacob), et l’on verra quelle est présentement parmi les Français, la réputation de mon auteur, et quel crédit doit avoir sa doctrine.
J’avoue qu’elle est souvent obscure, et que son obscurité ne disparaîtra qu’autant que le lecteur suivra les conseils que l’auteur donne lui-même fréquemment pour parvenir à l’intelligence de ses ouvrages. Or, comment pourra-t-il suivre ces conseils, s’ils ne reposent que sur ces mêmes bases essentielles et constitutives que les systèmes régnant ont abolis ? Ce sera à lui à sonder ses forces ; à scruter profondément la nature de son être ; à s’aider des secours et des notions subsidiaires qui ont paru de nos jours sur ces grands objets ; enfin, à prendre d’énergiques résolution, s’il ne veut pas faire avec cet auteur une connaissance infructueuse.
Quant à moi, si au sujet de la doctrine de Jacob Boehme j’avais un reproche à joindre à tous ceux dont on la couvrira, (reproche toutefois, qui ne serait que conditionnel et qui ne tiendrait probablement qu’à l’altération de nos facultés) ce serait de porter jusqu’à l’épuisement l’analyse de certains points, que dans l’état de notre nature actuelle nous ne devrions, pour ainsi dire, qu’effleurer. Ce serait de nous repaître jusqu’à satiété, du spectacle détaillé et de la description en quelque sorte anatomique de tous les ressorts cachés qui constituent l’être divin, tandis que nous n’avons seulement pas la vue assez nette pour saisir leur jeu extérieur, et la pompe si attrayante de leur majestueux ensemble. Mais l’auteur a répondu d’avance à cette objection, en annonçant que pour lire et entendre son livre, il faut être régénéré.
Au reste, si le lecteur en réfléchissant à toutes ces observations et à tous les obstacles que je viens de peindre, me demandait pourquoi je me détermine à publier un pareil ouvrage, voici d’abord ce que, j’aurais à lui répondre.
Malgré l’opposition apparente qui règne entre les sciences naturelles et les sciences divines, elles ne sont cependant divisées que parce que dans la main imprudente de l’homme les premières ne veulent devoir qu’à elles-mêmes leur origine, et que les secondes en ne doutant pas que la leur ne soit sainte et sacrée, prétendent cependant la faire reconnaître pour telle, sans en savoir offrir la démonstration la plus efficaces et sans exhiber les plus beaux de leurs titres. Mais ces deux classes de sciences sont unies par un lien qui leur est commun ; l’une est le corps, l’autre est le principe de vie. L’une est l’écorce, l’autre est l’arbre ; ou, si l’on veut, ce sont deux sœurs, mais dont la cadette, qui est la science naturelle, n’a pas voulu avoir pour son aînée les égards qui lui étaient dus, et dont l’aînée ou la science divine a eu la faiblesse et la négligence de ne pas savoir conserver son rang, et de laisser sa soeur cadette non seulement lui disputer son droit d’aînesse, mais même la légitimité de son existence.
Or, tout annonce qu’il se prépare pour ces deux classes de sciences, une époque de réconciliation et de réhabilitation dans leurs droits respectifs. Elles sont l’une et l’autre dans une sorte de fermentation qui ne peut manquer de produire, peut-être avant peu, les plus heureux résultats. La science divine en avançant vers le terme de son vrai développement, et en sentant qu’elle descend de la lumière même, reconnaîtra qu’elle n’est point faite pour marcher dans des voies isolées, obscures et ténébreuses ; qu’elle ne peut se montrer avec tous les avantages qui lui sont propres, qu’en s’unissant par une alliance intime avec l’universalité des choses, et qu’en siégeant, comme un astre vivificateur, au milieu de toutes les vérités physiques et de toutes les puissances de la nature.
Et la science naturelle, à force de scruter les bases des choses physiques, à force de tourmenter les éléments et de provoquer le feu caché dans ces substances déjà si inflammables par elles-mêmes, leur fera faire une explosion qui la surprendra, qui dissipera ses préventions, et lui fera regarder sa soeur aine comme sa compagne inséparable et comme son plus ferme soutien.
En attendant, les hommes curieux et avides de ces sciences naturelles qu’ils recherchent aujourd’hui avec tant d’ardeur, et on peut dire avec tant de succès, aiguisent par là les facultés de leur esprit, et en les rendant plus perçantes, ils n’en seront que plus propres à saisir et à priser les trésors que leur apporter à la soeur aînée ou la science divine, et peut-être deviendront-ils eux-mêmes un jour les plus ardents et les plus utiles défenseurs de tout ce qu’ils révoquent aujourd’hui, parce qu’ils en pourront être les plus exacts et les plus justes appréciateurs. Car les révolutions que tout présage devoir se faire dans l’esprit de l’homme, seront bien plus surprenantes encore, et auront bien d’autres suites que nos révolutions politiques, parce qu’il n’y aura que la justice et la vérité qui en seront à la fois les organes et le mobile.
Cette perspective a été une des raisons qui ont soutenu mon courage, et j’ai cru rendre un service à l’homme, en apportant à la masse une portion de ces substances inflammables, qui peuvent de toutes parts concourir un jour à l’explosion générale, et seconder la réconciliation des deux soeurs.
Voici le second motif qui m’a déterminé. Quelque soit aujourd’hui l’obscurcissement de l’esprit de l’homme sur l’espèce de doctrine dont Jacob Boehme lui présente une esquisse dans cet ouvrage, j’ai cru qu’il pouvait se trouver encore quelques têtes qui surnageassent au-dessus de ce déluge de doutes et [d’incroyances] qui nous inonde, et qui aimassent encore à entendre parler d’un ordre de choses, auquel l’enseignement dominant nous tient si étrangers.
J’ai cru aussi que quelque fût la délicatesse des lecteurs en fait de style et de diction, il y en aurait peut-être encore quelques-uns qui feraient grâce aux défectuosités de la forme et de la rédaction, en faveur des masses imposantes de principes aussi vastes que l’infini, et de vérités neuves et du premier ordre, qui sont répandues dans cet écrit et dans tous ceux du même auteur.
L’or vierge ou l’or natif est le plus rare dans la nature ; et même, dans cette nature, le titre de l’or n’est pas universellement uniforme. J’ai donc cru que les lecteurs prudents feraient comme le minéralogiste intelligent, qui ne rejette pas l’or à cause du sable avec lequel il est mélangé, mais qui prend le sable à cause de l’or. Ils prendront comme lui, le métal avec la gangue, quand ils ne rencontreront pas de l’or pur ; Ils réduiront cette gangue en scories ; ils en feront le départ, et j’ose espérer qu’ils n’auront point à se repentir d’avoir employé à cette longue opération, leurs soins, leurs travaux et leur patience.
Si je n’ai pas choisi d’abord ceux des ouvrages de Jacob Boehme, qui auraient pu satisfaire davantage le lecteur par leurs développements, c’est que j’ai voulu suivre l’ordre dans lequel ces différents ouvrages ont été composés.
Indépendamment de l’Aurore, j’ai traduit les Trois Principes, la Triple Vie, les Quarante Questions, et les Six Points; ce qui fait à-peu-près le tiers des Oeuvres de Boehme. Si des raisons qui seraient étrangères au lecteur m’empêchaient de poursuivre l’entreprise jusqu’au bout, j’espère que d’autres traducteurs pourraient me suppléer ; et si l’Aurore, que je mets aujourd’hui sous les yeux de ce lecteur, n’était pas entièrement repoussée du public, il se pourrait que soit par moi, soit par quelques autres mains bénévoles, les ouvrages qui succèdent à celui ci lussent livrés à leur tour à l’impression.
Jusqu’à présent, il n’y avait eu que deux ouvrages de Boehme publiés en français ; l’un est Signatura rerum, la Signature des choses, imprimé à Francfort, en 1664, sous le nom de Miroir temporel de l’Eternité. Cet ouvrage extrêmement difficile à entendre dans le texte, n’est pas lisible dans la traduction.
Le second, imprimé à Berlin, en 1722, est intitulé : Le Chemin pour aller au Christ. Il est incomparablement mieux traduit ; et, dans le vrai, il était plus aisé à traduire que le précédent. Mais il suppose tout établies les bases de la doctrine de l’auteur ; et, en conséquence, il s’occupe bien plus de nourrir la piété et les douces affections de l’âme, que d’exposer les principes d’instruction qui sont censés connus par la lecture des ouvrages antérieurs.
Quant à mon travail en lui-même, je me suis attaché à faire une traduction exacte et fidèle, plutôt qu’une traduction élégante ; non seulement je me suis fait un devoir de respecter le sens de mon auteur, mais je ne me suis écarté que le moins possible de la forme simple et peu recherchée avec laquelle il expose ses idées.
Sans doute il eût été possible de lui prêter des couleurs plus relevée ; mais c’eût été changer sa physionomie ; et il ne fallait point laisser oublier à mes lecteurs que cette Aurore est l’ouvrage d’un homme de la plus basse classe du peuple, et qui a été sans maître et sans lettres ; autrement je ne leur aurois présenté qu’un ouvrage composé sur un autre ouvrage ; or, chacun sera toujours à même de faire cette entreprise selon ses moyen et sa manière de voir.
Mes lecteurs conviendront que ma tache de simple traducteur avait déjà par elle-même assez de difficultés, quand ils apprendront que les savants les plus versés dans la langue allemande ont de la peine à comprendre le langage de Boehme, soit par son style antique, rude et peu soigné, soit par la profondeur des objets qu’il traite, et qui sont si étrangers pour le commun des hommes ; quand ils sauront, surtout, que dans ces sortes de matières, la langue allemande a nombre de mots qui renferment chacun une infinité de sens différents ; que mon auteur a employé continuellement ces mots indécis, et qu’il m’a fallu en saisir et varier la détermination précise selon les diverses occurrences ; enfin, quand ils sauront que, dans sa propre langue, mon auteur lui-même s’est trouvé quelquefois dans une telle disette d’expressions, que ses amis et ses rédacteurs lui ont fourni des mots, soit absolument inventés, soit latins, pour suppléer à cette disette. J’ai cru pouvoir conserver quelques-uns de ces mots, en essayant d’en développer, surtout dans les commencements, la véritable signification.
Dans d’autres circonstances, j’ai été comme forcé de composer moi-même des mots qui n’ont point cours dans la langue française, et cela afin de faciliter l’intelligence de quelques idées que cette langue française n’a pas habitude de peindre, attendu que l’état actuel de l’atmosphère scientifique, ne lui permet pas de les apercevoir.
En outre, j’ai cru indispensable d’insérer en quelques endroits des notes explicatives, non seulement pour faciliter l’intelligence de mon auteur, mais encore pour essayer de le justifier de mon mieux, des reproches qui pourraient lui être faits, soit d’avoir présenté des principes qui n’avoient d’autre base que les opinions vulgaires, soit d’en avoir présenté quelques-uns qui sont absolument hors de la portée de la pensée humaine, dans l’état de dépérissement où elle est plongée, soit enfin de s’être livré dans quelques passages, et particulièrement sur ce qu’il appelle la langue de la nature, à une apparente intempérance d’interprétations, qui pourraient paraître forcées et imaginaires aux yeux les moins déraisonnables.
Ces mots composés, et ces notes explicatives seront ordinairement imprimés en italique et placés entre deux crochets en cette sorte [ ]. Il en sera de même de quelques mots que j’ai cru devoir rétablir dans le texte, d’après des indices authentiques ; mais ce cas sera rare.
Tout ce que l’on rencontrera entre des parenthèses en cette sorte ( ), soit en italique, soit en caractère romain, appartiendra à mon auteur.
Il y a quelques expressions dont les unes sont de mon auteur et les autres sont de mon propre fond, qui, sans être entre des crochets ni entre des parenthèses, seront imprimées, quelquefois en caractère italique. Mon but a été, par-là, d’engager le lecteur à prendre ces expressions dans un sens plus étendu que celui qu’elles offrent communément.
La plupart d’entre elles devront conserver ce sens supérieur, lors même qu’elles se rencontreront en caractère romain.
Enfin, j’ai cru pouvoir, en diverses occasions, supprimer quelques expressions communes, et quelques comparaisons peu convenables. J’aurai soin d’avertir de ces suppressions, en même temps que j’en indiquerai la place par des points en cette sorte….
Sans doute j’aurais pu multiplier les suppressions si j’avais voulu retrancher tout ce qui pouvait l’être ; mais j’ai conservé ce qui n’offrait que le défaut de la superfluité, espérant que le lecteur ne se plaindra pas de ce que je lui laisse le soin de supprimer lui-même ce qui ne lui conviendrait point, après le travail considérable auquel je me suis dévoué, pour lui transmettre un genre d’ouvrage dont il n’avait probablement aucune connaissance. Terminons par l’avis suivant.
Le mot corps, que je peins souvent par celui de circonscription, peut se concevoir aussi comme étant la sphère d’activité d’un être, et le cercle animé de toutes ses puissances.
Le mot inqualifier, qui est de mon auteur, signifie le concours actif et simultané de diverses facultés, d’où résulte pour elles une imprégnation respective.
Le moi engendrement, qui est de moi, est si clair, sans être français, qu’il ne sera point entre deux crochets, comme les autres mots composés.
Louis-Claude de Saint-Martin