Le texte que nous proposons ici est extrait du Traité des deux natures divine et humaine réunies indivisiblement pour l’éternité et ne formant pour l’éternité qu’un seul et même être dans la personne de Jésus-Christ, Dieu et Homme, Rédempteur des hommes, Souverain Juge des vivants et des morts, accompagné de réflexions sur la conduite de Pilate et d’une méditation sur le grand mystère de la Croix. Son auteur, Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), est l’un des personnages les plus intéressants de l’ésotérisme du siècle des Lumières. Franc-maçon, élus-coën, fondateur du Régime écossais rectifié et de l’éphémère Société des Initiés, il a participé de près à la vie des grands mouvements initiatiques du XVIIIe siècle.
Le Traité des deux natures figure parmi une série de textes, véritables cours de philosophie ésotérique, que le théosophe lyonnais écrivit entre 1805 et 1812 pour l’instruction de son fils. La mort prématurée de l’enfant [1. Né en 1805, l’enfant mourut à l’âge de 7 ans] interrompit ce projet, qui ne comporte que neuf cahiers. Plus tard, Jean-Baptiste Willermoz remit une copie de ces textes à quelques-uns de ses amis du Régime rectifié. En 1820, le baron de Turckheim en reçut un exemplaire (le fonds Georg Kloss de la Bibliothèque du Grand Orient des Pays-Bas à La Haye en conserve la copie) [1. Kloss, Georg Franz Burkhard (1787-1854), médecin allemand, franc-maçon, historien, bibliophile, collectionneur de documents maçonniques, dont la bibliothèque a été vendue aux enchères en 1835 à Londres, par Sotheby’s. La majorité de ces documents sont conservés au Cultureel Maçonniek Centrum ‘Prins Frederik’, La Haye, Pays-Bas.]
Longtemps resté dans l’ombre, ce Traité a été exhumé par Gérard van Rijnberk. Il en a publié de courts extraits en 1948, dans son livre Épisodes de la vie ésotérique lyonnaise, d’après la copie du fonds Kloss (Derain, p. 145-147). Ce n’est qu’en 1986, dans la revue Renaissance Traditionnelle, que ce texte a connu une première édition complète (n° 66, p. 91-121). C’est René Désaguliers qui a réalisé sa transcription d’après la copie manuscrite figurant dans le fonds Willermoz de la bibliothèque municipale de Lyon (Ms 5940-4). Sous la plume de Roger Dachez, la même revue a diffusé ensuite une série d’études, d’analyses et de commentaires en relation avec ce Traité (nos 67, 71, 72, 78 et 85, 1986 à 1991).
Le texte de Willermoz a également été publié en 1999 sous la forme d’un livre ayant pour titre L’Homme-Dieu, Traité des deux natures (Diffusion rosicrucienne). Gérard Gendet a consacré une étude importante au texte de Willermoz, intitulée « Une figure de Jésus en théosophie chrétienne à la fin du XVIIIe siècle : le Traité des deux natures, de Jean-Baptiste Willermoz ». Elle a été publiée dans la revue Ariès en 2010 (volume 10, n° 2, p. 232-269). Gérard Gendet a également donné la même année une vidéo-conférence : « Le Traité des deux natures » (40:38 min.). Cette dernière est diffusée par internet sur le site www.baglis.tv.
Le texte que nous proposons ici est un extrait de ce Traité des deux natures. Il concerne la Passion du Christ, « le grand œuvre de la rédemption du genre humain » où « l’homme-Dieu expire sur la croix ». Jean-Baptiste Willermoz emprunte les éléments doctrinaux de son étude au Traité sur la réintégration des êtres de Martinès de Pasqually, dont il fut le disciple. Il leur donne toutefois une coloration plus mystique et utilise une terminologie qui s’accorde davantage avec la dogmatique chrétienne que celle qu’affectait le fondateur de l’ordre des Élus coëns.
Dominique Clairembault
La Cène pascale [1. Le texte original ne comporte pas d’intertitres, nous les avons ajoutés pour rendre le texte plus accessible]
Le temps de la mission temporelle de Jésus-Christ étant accompli, il se prépare à retourner vers son Père ; mais auparavant, il veut faire avec ses apôtres cette dernière Cène pascale qu’il a désiré avec tant d’ardeur faire avec eux, et dans laquelle éclate tout à la fois la toute-puissance divine et l’amour le plus inconcevable de Dieu pour les hommes. Il veut, en les quittant, demeurer toujours avec eux et se donner lui-même à eux dans les deux natures divine et humaine qui sont unies en lui ; car dans le sacrement de son corps et de son sang, il se donne véritablement et entièrement à eux et à tous ceux qui y participeront avec foi jusqu’à la fin du monde.
La vérité de cet auguste sacrement a été souvent, et est encore violemment attaquée. C’est le fruit de l’orgueil qui veut raisonner là où la faible raison humaine doit se taire, de l’orgueil qui veut soumettre aux sens physiques matériels ce qui ne peut être conçu que par l’intelligence pure, éclairée par la foi. Plaignons le sort funeste des chefs des sectes dont l’orgueil a fait tant de ravage dans le champ de la vérité. Plaignons aussi ceux qui ont adopté pour leurs maîtres des hommes qui devaient leur être d’autant plus suspects qu’ils ne dissimulaient pas le dépit et l’orgueil qui les dirigeaient dans leurs écarts ; mais soyons indulgents et prions pour ceux qui, restant de bonne foi dans l’erreur, conservent la foi et l’amour pour Jésus-Christ. Espérons même qu’ainsi qu’il l’a dit lui-même, ceux-là ne périront pas, et que l’amour et la foi qu’ils conservent pour lui les sauveront.
De toutes les sectes chrétiennes qui ont attaqué la vérité de ce sacrement, la plus inconséquente et la plus coupable est celle qui ne veut admettre qu’une simple commémoraison de la sainte Cène, se fondant sur les paroles de Jésus-Christ : « Faites ceci en mémoire de moi. » S’ils avaient apporté un peu de bonne foi dans l’examen qu’ils se sont témérairement permis, ils auraient bientôt reconnu qu’ils mettaient Jésus-Christ dans une évidente contradiction avec lui-même, car ils ne nient pas que Jésus-Christ a dit en termes formels :
Ceci est mon corps qui sera livré pour vous. Ceci est mon sang qui sera répandu pour la rémission des péchés : prenez et mangez, prenez et buvez-en tous. »
Or, est-ce aux apôtres, qui étaient seuls présents à la Cène, qu’il a été donné de manger le vrai corps et de boire le vrai sang ? Qu’on nous dise donc où cette interprétation est prouvée. Il a dit ailleurs : « Ma chair est véritablement une nourriture, mon sang est vraiment un breuvage : celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui» ; » et cependant si les apôtres, comme seuls présents à la réalité, ont pu seuls manger sa chair et boire son sang, et qu’il n’y ait plus pour nous qu’une simple commémoraison de cette réalité, tous les hommes, excepté les apôtres, doivent donc renoncer à voir jamais Jésus-Christ demeurer en eux, et à demeurer en lui par cette manducation réelle qui leur serait à tous impossible. Cela est-il concevable ? Pourra-t-on jamais croire de bonne foi qu’il ait voulu faire des promesses si expresses, donner aux hommes, avec lesquels il veut habiter jusqu’à la consommation des siècles, des espérances si consolantes, pour les tromper dans leur attente par l’impossibilité où il les aurait mis d’en voir l’accomplissement ? Bien plus, il dit encore ailleurs :
Si vous ne mangez la chair du fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous, vous n’aurez point de part avec moi »
Voilà donc une malédiction éternelle, formellement prononcée contre celui qui ne mangera pas sa chair et ne boira pas son sang. Eh quoi ! ce Dieu plein d’amour et de miséricorde pour moi, qui veut souffrir et mourir dans sa chair pour moi, me livrerait à une condamnation éternelle pour n’avoir pas fait ce qu’il ne m’aurait laissé aucun moyen de faire ? C’est un excès de délire inconcevable de l’imaginer. Et cependant, s’il n’a pas établi parmi les hommes successeurs de ses apôtres, un moyen de perpétuer la consécration réelle du pain en son corps et du vin en son sang comme il l’a fait lui-même en leur présence, je suis inévitablement, par cela même, condamné à la malédiction éternelle, car jamais la commémoraison d’un acte si auguste, si important, que ces sectaires substituent à sa réalité, ne pourra remplacer la manducation réelle qu’il a si expressément recommandée. L’erreur de ces hommes orgueilleux tend donc évidemment à rendre l’homme éternellement malheureux par l’injustice de Dieu, qui aurait exigé de lui l’impossible.
Le Jardin des Oliviers
Après la Cène à jamais mémorable, dans laquelle l’amour et sa toute-puissance divine se sont manifestés avec tant d’éclat dans la personne de Jésus-Christ, dans laquelle il termina l’instruction de ses apôtres par ce discours sublime où il leur révéla, plus clairement qu’il ne l’avait encore fait, sa propre divinité cachée dans son humanité, les souffrances, les ignominies et la mort à laquelle il va être livré par la trahison de l’un d’entre eux, sa résurrection glorieuse trois jours après, les grandes espérances qu’ils en doivent concevoir, et enfin la parfaite et éternelle glorification de son humanité. Suivons-le dans le Jardin des Oliviers, suivons-le dans cette agonie mortelle pendant laquelle il fait l’entier sacrifice réparateur de sa volonté humaine qui doit précéder le sacrifice de sa vie même, par la mort qu’il subira le lendemain.
C’est là que nous allons retrouver Jésus seul, paraissant abandonné du Ciel et de la Terre, abandonné de ses disciples chéris qu’il venait de nommer ses amis, qui restent ensevelis dans un profond assoupissement lorsqu’il a le plus grand besoin des secours, des consolations de leur amitié. Lorsqu’il les réclame avec une tendresse si touchante, en leur avouant que son âme est saisie d’une profonde affliction et qu’elle est accablée d’une tristesse mortelle, c’est là que nous allons le retrouver seul, délaissé à son libre arbitre, à la seule volonté de l’homme pur qui ne cesse pas cependant d’être intimement uni au Verbe divin qui réside en lui, qui fortifie son humanité, mais dont l’action paraît suspendue pendant le terrible combat qui va se livrer, pour laisser à l’homme-Dieu l’honneur et les fruits du triomphe.
Jésus-Christ, en cet état prosterné en terre pour prier son Père, se voit la victime dévouée, et vient s’offrir pour consommer ce sacrifice ; mais sa prescience divine montre à son humanité de combien de douleurs, d’humiliations, d’ignominies, sa mort doit être précédée. Son humanité s’en afflige, s’en effraye, et il s’écrie : « Mon Père, tout vous est possible, faites que ceci passe loin de moi. » Voilà bien ici le cri de la répugnance si naturelle à l’homme pour les souffrances et pour la mort ; mais la soumission, la résignation de l’homme pur reprenant promptement le dessus, il s’écrie de nouveau :
Qu’il en soit néanmoins non ce que je veux, mais bien ce que vous voulez. »
Il se lève pour aller vers ses disciples qu’il trouve endormis si près de lui. Il vient se prosterner une seconde fois, accablé de la même tristesse, éprouvant la même répugnance, formant la même demande, mais soumettant de même sa volonté à la volonté de Dieu. Il retourne vers ses disciples qu’il trouve dans le même état, et revenant se prosterner pour la troisième fois, il fait la même prière, il forme le même désir et se soumet avec la même résignation. Ses forces humaines sont épuisées par de si grands efforts, une sueur de sang couvre son corps et découle jusqu’à terre, mais le sacrifice de sa volonté, de cette volonté si active, si puissante dans l’homme pur est accepté ; et un ange lui est envoyé pour le consoler, pour le fortifier.
Cette descente de l’ange, ce secours céleste qui lui est envoyé ne prouvent-ils pas évidemment que, dans ce terrible combat, l’humanité seule agissait pour en supporter le poids, et que la puissance divine de Jésus-Christ en était alors comme séparée ?
Il le fallait ainsi, et cela ne pouvait être autrement. L’homme primitif, le premier Adam, ayant trahi et renversé par l’abus de sa liberté, par le mauvais usage qu’il avait fait de sa volonté et de toutes ses facultés, tous les desseins de la Miséricorde sur les premiers coupables, avait provoqué contre lui-même les rigueurs de la Justice divine. Cet abus de sa liberté et de sa volonté ne pouvait donc être réparé que par un être de la même Classe, de la même nature, que par un homme pur, accepté pour victime, et dont la parfaite soumission pût apaiser et satisfaire la Justice divine. L’union du Verbe divin avec cet homme pur assurant le succès du sacrifice sans diminuer aucunement le mérite de volonté de la victime qui le faisait, assurait en même temps le pardon et la grâce du genre humain. Ainsi ne doutons pas que dans tout ce qui s’est passé dans le Jardin des Oliviers, c’est l’homme seul qui a voulu ce que Dieu voulait de lui et qui s’y est soumis ; car nous le savons assez, Dieu est impassible et Il ne peut ni souffrir, ni mourir.
Mais avant de quitter le Jardin des Oliviers, considérons des circonstances dignes de la plus grande attention pour l’instruction de l’homme. L’homme primitif, le premier Adam, avait prévariqué et consommé son crime par l’abus de ses trois facultés intellectuelles de Pensée, de Volonté et d’Action. Il avait outragé le Père, le Fils et le Saint-Esprit qui sont ensemble un seul Dieu. Il fallait donc que le second Adam, que l’homme-Dieu, répara ces mêmes outrages par les mêmes voies et dans les mêmes proportions. C’est ce qui explique pourquoi l’homme-Dieu Réparateur fait trois prosternations différentes avec les mêmes angoisses, faisant la même prière et montrant toujours la même résignation, et c’est aussi pourquoi le sacrifice de sa volonté n’est accepté qu’après la troisième, et que ce n’est qu’alors qu’il en reçoit le témoignage par l’ange qui lui est envoyé pour le consoler et le fortifier.
La Passion
Aussitôt que l’homme-Dieu a consommé le sacrifice de sa volonté, il reprend le calme et la sérénité de l’homme pur, qui s’est parfaitement soumis à la volonté de Dieu. C’est avec ce calme de l’âme qu’il va retrouver ses disciples, qu’il les invite à se reposer, et qu’il va au-devant de ceux qui, conduits et amenés par le traître Judas, viennent le saisir. C’est toujours l’homme pur et agissant librement et volontairement qui se montre dans le reste de sa Passion. Cependant ici, sa divinité se manifeste un moment en faisant reculer et renverser par terre les satellites qui viennent le prendre, quand, après leur avoir demandé : « Qui cherchez-vous ? ». Il leur répond : « C’est moi ».
La force divine de cette parole les remplit d’épouvante et les terrasse, mais il les rassure, parce qu’il veut souffrir et mourir.
Cette circonstance n’eut donc lieu que pour nous apprendre que s’il l’eut voulu, il aurait pu leur échapper alors, comme il l’avait fait d’autres fois ; mais son heure étant venue, il ne résiste pas, et il se livre volontairement.
Nous ne le suivrons pas dans toutes les autres circonstances de sa Passion, ni du supplice de la croix qu’on lui fait subir ; les Évangélistes ont tout dit, il nous suffit de les lire pour admirer à chaque instant sa patience et sa parfaite soumission. La victime s’est dévouée sans réserve ; tout le reste de sa Passion n’est que la conséquence de son sacrifice. On le voit sur la croix, comme au Jardin des Oliviers, toujours homme pur, fortifié jusqu’à la fin par son union avec le Verbe, mais toujours laissé à sa propre volonté, afin qu’il puisse mériter par elle jusqu’à la consommation du sacrifice, la glorification que cette consommation assure à sa sainte humanité. Il ne veut pas que nous puissions douter de cet abandon, puisqu’avant d’expirer, il s’écrie douloureusement :
Mon Père, mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Cependant, comme il ne veut pas non plus que nous pensions que sur la croix, comme auparavant, sa divinité soit séparée de son humanité, il manifeste ici sa divinité en promettant pour le jour même une place en Paradis avec lui au criminel repentant qui était crucifié à ses côtés. Quel autre que Dieu seul pouvait faire cette promesse ?
Le grand œuvre de la rédemption du genre humain étant consommé, l’homme-Dieu expire sur la croix. A l’instant même, la nature entière paraît bouleversée, les prodiges éclatent de toute part et d’une manière si frappante et si générale, qu’un philosophe païen qui les observe dans sa contrée s’écrie :
L’auteur de la nature souffre en ce moment, ou l’univers entier va se dissoudre. »
Jean-Baptiste Willermoz