« Les illuminés de bonne foi sont d’honnêtes gens que l’on dupe ; mais tous les adeptes sont nécessairement des fourbes, qui jouent également la religion et les mœurs. Ils ne prétendent à une religion surnaturelle, que parce qu’elle sert de voile à leurs impostures, et au libertinage le plus effréné. »
Ainsi s’exprime l’auteur de « Mélanges de littérature, politique, miracles des illuminés, extrait d’une lettre de M***, du 10 août 1787 », article publié le 26 octobre 1787 dans le Courrier de l’Europe (p. 270-272). Ce texte relate un épisode resté célèbre dans l’histoire de l’illuminisme qui met en scène un cabaretier de Leipzig, Johann Georg Schroepfer. Il illustre assez bien les extravagances auxquelles conduisent parfois la recherche du merveilleux et le gout pour les mystères. Ces événements se sont passés en 1774 et ont pour contexte l’époque où Rose-Croix d’Or, Illuminés de Bavière et Stricte Observance s’opposaient en Europe. Jean-Jacques Duroy d’Hauterive, élu coën intransigeant, reprochera à Jean-Baptiste Willermoz de s’être associé avec des personnages liés à cet épisode peu glorieux. [1. À propos de cette séance occulte, on relira les ouvrages de René Le Forestier, Les Illuminés de Bavière et La Franc-Maçonnerie templière et occulte. ] D. Clairembault
« Oui, Monsieur, l’apparition prétendu du feu duc de Courlande est une anecdote très vraie ; je la tiens d’un de ceux qui furent complètement mystifiés par cette farce. Voici comment il m’a raconté plusieurs fois lui-même l’escamotage que l’on a dit être une apparition.
Figurez-vous dans une grande salle entourée de bancs sur lesquels étaient assis au moins 30 spectateurs ; représentez-vous cette salle éclairée par une seule lampe, qui, placée sur une table à son extrémité, et renfermée dans une espèce de lanterne magique, portait sur un seul point tous les rayons de lumière rassemblés par un verre convexe de trois pouces de diamètre ; cette description vous donnera une idée du local.
Figurez-vous ensuite, au milieu de la salle, l’évocateur vêtu de blanc affublé, d’un énorme chapeau, et décoré d’un tablier, sur lequel étaient peints en noir des ossements de morts ; tous les agrégés vêtus de la même couleur que lui, couverts de feutres aussi grands que le sien, en tabliers également chargés des emblèmes de la mort ; vous aurez toute cette assemblée sous les yeux. Voilà ce qu’on appelle une grande loge d’illuminés. Schroepfer, [2. Johann Georg Schroepfer, qui se disait rose-croix et tenait un café à Leipzig. Sur ce personnage, voir René Le Forestier, La Franc-maçonnerie templière et occultiste, Aubier-Montaigne, Nauwelaerts, Paris – Louvain, 1970, réed. Arché Milano, Paris, 2003, p. 205-207. ] c’était le nom de l’évocateur, commença par faire mille grimaces et mille singeries, plus ridicules les unes que les autres. Pour allonger la cérémonie et en imposer aux ignorants par le prélude, avant d’amener la catastrophe, il fit plusieurs fois le tour de la salle, tenant à la main une baguette de coudrier, avec laquelle il décrivait un triple cercle autour de lui. Cela fait, il se mit à genoux en face de la lampe. Tous les rayons de lumière pourtant, comme je l’ai dit, sur la figure de cet imposteur, qui était frottée de blanc, il paraissait avoir un air resplendissant, parfaitement calculé pour ajouter à l’effet à sa charlatanerie.
Ayant joint plusieurs fois les mains, en regardant le ciel ce fourbe adroit se couvrit le visage à plusieurs reprises, regardant à chaque fois attentivement, au milieu de la salle, si rien ne paraissait encore. Tirant alors lentement un petit cordon, qui répondait à l’intérieur de la corne de son chapeau, il découvrit une ouverture qui y était pratiquée, et dans laquelle était fixée une lentille magnifiante : un petit dessin coloré et transparent était collé sur la lentille. C’était le portrait en pied du duc de Courlande, dont il avait promis de faire apparaître l’ombre. Il fit son évocation en prononçant quelques mots bizarres, qui n’appartenant à aucune langue, ne pouvait être comprise de personne.
Le dessin qui se trouvait derrière l’ouverture faite à la corne du chapeau de Schroepfer étant réfléchi par un miroir concave, qui était appliqué contre sa forme, et qui grossissait les objets, ainsi que la lentille, l’ombre fut portée en avant par ce mécanisme. Dans l’instant on vit sortir du plancher, entre la lanterne et l’évocateur, une espèce de brouillard faiblement teint des couleurs du dessin transparent (qui on le verra, fut la cause de cette apparition). Le brouillard parut d’abord s’élever à deux pieds de terre, sous la forme d’une boule aplatie. Bientôt, en se développant davantage, il prit une forme humaine, du genre des figures de Callot. [3. L’auteur de cet article fait sans doute allusion à Jacques Callot (1592-1635) dessinateur et graveur lorrain, dont l’œuvre la plus connue aujourd’hui est une série de dix-huit eaux-fortes intitulée Les Grandes Misères de la guerre, évoquant les ravages de la Guerre de Trente Ans qui se déroulait alors en Europe. ]
Schroepfer s’en tint-là au moins quelques minutes, qu’il resta dans la même attitude ; levant ensuite la tête, on vit le phantôme grandir, à mesure que l’évocateur portait sa tête en arrière ; en un instant l’ombre toucha le plafond, et présente à une forme humaine gigantesque dans laquelle tout le monde cru remarquer la ressemblance avec les portraits du feu duc : cette ombre conserva, pendant tout ce temps, aux yeux des spectateurs, la consistance d’un brouillard, légèrement coloré, donc on ne peut mieux donner une idée quand la comparant aux teintes de l’arc-en-ciel, quand il est prêt à se dissiper.
Frappé d’une vénération apparente, l’évocateur immobile, et les deux bras étendus, resta quelques temps les yeux fixés vers le ciel. Profitant ensuite du saisissement des spectateurs, pour les étonner davantage, il s’adressa à l’ombre, et lui demanda ce qu’il fallait faire pour être heureux dans ce monde. S’étant couvert le visage quand il eut fait cette question, comme s’il avait voulu méditer, on entendit au milieu de la salle, un gémissement lugubre (que chacun des spectateurs crut venir de l’ombre) ; et une voix sourde mais forte, prononça distinctement ces mots : ce n’est point par la religion, c’est par la morale que l’homme peut se rendre heureux. (1)
Tout le monde fut si interdit et si stupéfait de cette vision, et de ce qu’on venait d’entendre, que l’évocateur aurait pu se dispenser d’amener son dernier coup de théâtre ; mais il était trop habile pour l’oublier, et il fit disparaître l’ombre d’une manière qui fut plus frappante encore que l’apparition ; s’étant prosterné devant elle, il dérangea par là le jeu d’optique, et en un clin d’œil, on la vit s’abîmer, et rentrer en terre.
Pour compléter la fourberie, quelques gouttes d’une liqueur phosphorique, furent jetées adroitement sur le plancher par un frère servant, et la lampe (dont la fumée était portée hors de la chambre par un tuyau) disparut subitement ; un autre complice de Schroepfer, l’ayant (au moyen d’un fil de fer qu’il avait en main) fait rentrer dans une cavité pratiquée dans la table, il ne resta alors, ça et là, dans la salle que quelques points lumineux, dans l’endroit où l’on n’avait vu l’ombre, qui se dissipant un moment après laissèrent l’assemblée dans l’obscurité.
Bientôt, par un autre jeu de mécanisme, la lampe ressortant de la cavité où elle était renfermée, sans que l’on pût voir de quelle manière cela s’était fait, à travers le verre épais qui servait en même temps à porter toute la lumière sur le même point, à grossir les objets, et à couvrir le mécanisme, la clarté parut d’autant plus vive, qu’elle succéda à l’obscurité la plus profonde.
L’évocateur profitant du temps où il avait enseveli les illuminés dans les ténèbres, pour changer de chapeau avec un de ses adjudants, la découverte du moyen qu’il avait employé pour les mystifier, devient impossible par cette précaution. Comme un des attributs de Schroepfer était d’être ventriloque ; cette singularité contribua beaucoup à ses succès, chaque fois qu’il répéta le même tour.
Je ne dois pas omettre qu’avant de commencer la cérémonie, ce charlatan observa à tous les spectateurs, qu’aucun d’eux ne devait changer d’attitude, ni tourner la tête, s’ils ne voulaient s’exposer à des dangers certains, et qu’ils devaient toujours avoir les yeux fixés sur lui. Cette invitation excluant tout à fait l’idée de subterfuge, ajouta tellement à l’illusion et à la force du prestige, que tous ceux qui étaient présents n’eurent pas le moindre soupçon. Trois ou quatre personnes qui assistèrent à l’évocation, se trouvèrent mal, et tous ceux qui n’étaient pas dans le secret, se regardèrent avec une surprise mêlée d’effroi, plus aisée à concevoir qu’à définir, etc. etc. etc. ».
* * *
On trouvera un très extraordinaire, sans doute, cet effet d’optique ; mais le sieur Le Dru, connu sous le nom de Comus, [1. Nicolas-Philippe Ledru dit Comus (1731-1807), physicien, prestidigitateur et habille illusionniste qui alliait l’amusement à la science à Paris sous le règne de Louis XV, et Louis XVI. ] a fait des choses tout au moins aussi surprenantes en physique ; d’ailleurs nous n’entreprenons pas, en publiant la lettre qui nous a été confiée de fixer la véritable cause de cette apparition ; nous disons seulement qu’il nous a été assuré, que la personne qui a rendu compte de cette anecdote, est un homme incapable d’ajouter la moindre circonstance à ce qu’il a vu. Comme cette farce répond aux impostures des gens qui continuent à propager ces erreurs ridicules, et que la vérité de ces détails paraît aussi frappante par la simplicité du récit, que le fait est invraisemblable de toute autre manière ; on ne plus rendre raison de ce jeu d’optique, qu’en l’attribuant à la réfraction de la lumière. La forme magnifiée du dessin transparent, étant portée d’une lentille à l’autre, au moyen de la réverbération qu’opérait le miroir concave, fixé dans la corne du chapeau de l’Évocateur, s’est trouvée, en quelque sorte, suspendue entre elles, et s’est présentée à une distance à peu près égale de l’une et de l’autre. Ce qu’il y a de certain, c’est que, de quelque manière que la lampe et les lentilles aient produit cet effet, le véritable illuminé s’amusa parfaitement aux dépens des aveugles qui l’entouraient, son expérience ayant eu un succès complet.
La personne qui nous a communiqué les détails de l’anecdote qui précède, nous a assuré que le secret des Illuminés fut dévoilé à son ami par un adepte qui a fait le service des cérémonies pour Schroepfer, jusqu’au moment où cet imposteur se voyant découvert, il se cassa la tête d’un coup de pistolet.
Nous avons en main quelques autres lettres sur la secte des Illuminés, et nous recevrons avec reconnaissance tout ce qui nous sera adressé d’éclaircissements sur cette nouvelle imposture, dont nous nous flattons de démontrer les dangers, ainsi que nous avons démontré celui sur des mystères imaginés par le fondateur des Loges Égyptiennes.
(1) Les illuminés de bonne foi sont d’honnêtes gens que l’on dupe ; mais tous les adeptes sont nécessairement des fourbes, qui jouent également la religion et les mœurs. Ils ne prétendent à une philosophie surnaturelle, que parce qu’elle sert de voile à leurs impostures, et au libertinage le plus effréné.