La notice ci-dessous a été écrite par Léon Chauvin (1801-1859), en octobre 1842. Elle a été publiée en 1987, en introduction de l‘Essai sur le spiritualisme de Joseph Gilbert, aux éditions Bélisane, livre hélas épuisé depuis plusieurs années. On peut reprocher à cette biographie de ne guère évoquer les relations de Joseph Gilbert avec Saint-Martin. Rappelons qu’il partagea les derniers mois de son existence. Cette amitié lui valut d’ailleurs d’hériter d’une grande partie des manuscrits du Philosophe inconnu. Ajoutons qu’il joua un rôle non négligeable dans la publication de ses traductions des œuvres de Jacob Boehme.
Quoi qu’il en soit, ce texte reste un document intéressant, qui nous permet de faire connaissance avec celui qui fut un des derniers disciples du théosophe d’Amboise. À la fin de cette notice, vous trouverez des références à d’autres études relatives à ce personnage. Nous remercions M. Claude Boumendil et M. Gilbert Tapa, des éditions Bélisane, de nous avoir autorisé à présenter ce texte.
Quelques mots sur ce philosophe modeste sont la préface obligée de l’ouvrage dans lequel il a consigné le résultat des méditations de toute sa vie. Ces souvenirs auront, sans doute, un prix particulier aux yeux des nombreux amis qu’il a laissés et dont je m’estime heureux de faire partie; mais ils ne seront pas sans intérêt pour les lecteurs qui ne l’ont pas connu et qui verront dans cette notice comment il est entré dans cette carrière philosophique où il a suivi un sentier peu frayé.
M. Joseph Gilbert est né le 17 septembre 1769 à Rosny-sur-Seine (département de Seine et Oise). Ayant terminé ses études de bonne heure, il rentra chez son père qui occupait un emploi supérieur dans l’Administration militaire; mais bientôt l’humeur fâcheuse d’une belle-mère le contraignit de quitter la maison paternelle et il vint se fixer à Paris. Placé d’abord aux archives du Palais de Justice, il trouva ensuite à utiliser son talent pour déchiffrer les anciens manuscrits des Bénédictins de St Germain des Prés où il se lia particulièrement avec Dom Malherbe (Malherbe, devenu bibliothécaire du Tribunal, est mort vers 1810) qui était alors chargé d’importants travaux sur l’histoire du Languedoc.
La Révolution vint le distraire de ses occupations paisibles et le forcer de choisir une autre carrière. Il avait un oncle à Saint-Domingue et il prit le parti de le rejoindre mais, avant de quitter la France, il fut témoin d’un des événements les plus mémorables de cette époque. Poussé par cet esprit de curiosité qui a exercé une si grande influence sur ses déterminations dans tout le cours de sa vie, il assista en amateur à la prise de la Bastille et entra dans la citadelle pêle-mêle avec les combattants.
Peu après, il s’embarque pour Saint-Domingue mais, en arrivant, il apprend la mort de son oncle et cet événement imprévu renverse tous ses projets. Le commerce lui offre une ressource : il trouve à s’intéresser dans plusieurs entreprises et d’heureuses opérations le mettent sur le chemin de la fortune. Mais des revers multipliés le ramènent plusieurs fois à son point de départ. Quatre naufrages en moins de douze années anéantissent ses espérances.
Une première fois, il se rend en Chine avec une cargaison de pelleteries mais son navire se perd à peu de distance de Macao ; et l’équipage est sauvé par un navire espagnol qui le ramène au Mexique.
Quelques années après, en conduisant à Cuba un riche chargement de cochenille, il est jeté par une tempête entre deux rochers (c’était dans les mêmes parages où Christophe Colomb pensa périr). Il gagne à grand-peine le rivage, ayant de l’eau jusqu’au cou et le vaisseau est mis en pièces par la mer.
Une autre fois, il se rend de New York à st Domingue avec un chargement de farine, mais les barils ayant été mal calés, le roulis de la mer, pendant un gros temps, porte la charge d’un seul côté du navire et le fait chavirer presque complètement. Deux hommes de l’équipage se laissent mourir de désespoir. Au bout de vingt-quatre heures, les naufragés sont aperçus et sauvés par un navire américain.
Enfin, voici dans quelles circonstances, il fait son quatrième naufrage. Il se rendait au Mexique sur un bâtiment qui lui appartenait et dont le commandement était confié à un capitaine espagnol. Remarquant que l’on s’approchait des courants rapides et dangereux qui se rencontrent fréquemment entre les Petites Antilles, Mr Gilbert croit pouvoir avertir le capitaine de se tenir sur ses gardes ; mais, par amour propre sans doute, celui-ci n’a aucun égard à l’avertissement et le bâtiment est bientôt à la côte. L’équipage tout entier périt en voulant gagner terre avec le canot. Resté à bord avec quelques passagers, Mr Gilbert s’empare du gouvernail et cherche à s’échouer dans un endroit favorable mais cet espoir lui manque bientôt et ils n’ont plus d’autre ressource que d’atteindre le rivage en nageant. Mr Gilbert est lancé contre un rocher et enlevé plusieurs fois. Enfin il parvient à s’y cramponner avec ses ongles et il se sauve. Un autre genre de tribulation lui était réservé.
Dans un de ses voyages, il est fait prisonnier par les Anglais qui le conduisent à la Jamaïque et lui donnent pour prison la ville capitale avec un rayon d’une lieue. Peu après, il obtient de passer librement aux Etats-Unis pour les affaires de son commerce.
La Paix d’Amiens vient lui rendre toute sa liberté et, en même temps, donner une nouvelle force à une idée qui le préoccupait depuis longtemps au milieu de ses pérégrinations. Avant son départ de France, il avait lu le premier ouvrage de Saint-Martin (Des Erreurs et de la Vérité) dont la forme énigmatique avait excité vivement son attention. Dans le cours de ses voyages, il avait rencontré un négociant possesseur du Tableau naturel par le même auteur et, pour le décider à s’en défaire, Mr Gilbert avait fait le sacrifice du quadruple de son prix. La lecture de ce second ouvrage avait singulièrement augmenté son désir de connaître le mot de l’énigme. Enfin, pendant son séjour à New York, il avait vu avec beaucoup d’intérêt une lettre écrite par d’Hauterive, alors en émigration, qui appartenait, comme Saint-Martin, à l’école Théurgique, fondée par Martinez de Pasqually. La paix donnant à Mr Gilbert la facilité de rentrer en France, il ne fut pas longtemps à prendre son parti. Il renonça donc à ses spéculations commerciales, quoique les circonstances politiques fussent favorables; mais le motif principal et déterminant fut le désir de connaître Saint-Martin.
Il débarque au Havre vers le mois de septembre 1802 et se rend à Paris où il se met sur le champ en relations avec l’homme qu’il cherchait. Saint-Martin lui accorde bientôt sa confiance et son amitié et leur intimité n’a d’autre terme que la mort du philosophe, arrivée au mois d’octobre 1803. Pendant cet espace d’une année, Mr Gilbert ne l’a presque pas quitté et c’est dans de longs entretiens de chaque jour qu’il en a obtenu tous les éclaircissements qu’il désirait. Il en aurait même reçu l’Initiation si les circonstances avaient permis de réunir le nombre d’initiés exigé pour cette cérémonie mais malgré sa bonne volonté, Saint-Martin ne put, avant sa mort, rapprocher les distances qui le séparaient de ses anciens condisciples, dispersés par la tempête révolutionnaire.
Depuis, Mr Gilbert a connu plusieurs de ces derniers mais séparément et à diverses époques. Il a connu aussi plusieurs amis très intimes de Saint-Martin, notamment le sénateur Lenoir-la-Roche (qui avait eu l’occasion de voir, à Lyon, Martinez de Pasqually), le comte de Divonne et Mr de Lière, ancien maire de Grenoble, mort il y a quelques années. Mr Gilbert fut très sensible à la perte de Saint-Martin et ses héritiers lui donnèrent, comme à son disciple le plus affectionné, tous ses manuscrits non destinés à être publiés. Il se lia alors plus étroitement avec Malherbe, ce bon et savant Bénédictin qu’il avait quitté pour se rendre à st Domingue et ils purent parler ensemble de Saint-Martin dont Mr Gilbert lui avait fait faire la connaissance.
Mr Gilbert retrouva aussi, dans la société de Malherbe, deux autres savants bénédictins : Le Breton, bibliothécaire de la Cour de Cassation et Joubert, devenu depuis bibliothécaire de la Chambre des Députés. C’est à cette époque qu’il se livra, d’une manière suivie, à l’étude de la chimie pour laquelle il s’était senti un goût prononcé en allant entendre, avec Saint-Martin, les leçons du célèbre Fourcroy. Il s’attacha surtout aux applications de cette science à l’industrie et y trouva un emploi fructueux de son temps.
La formation du Camp de Boulogne vint bientôt le lancer dans une autre direction.
Napoléon, ayant eu besoin de consulter un ouvrage anglais, chargea le maréchal Berthier d’en faire faire la traduction. On demandait à celui-ci un délai d’une quinzaine, ce qui ne s’accordait pas avec l’impatience du maître. Mr Gilbert à qui le Maréchal s’adressa, se contenta d’un délai de quatre jours et même de trois, si l’on voulait lui donner un secrétaire pour écrire sous sa dictée. Le marché fut accepté et exécuté fidèlement. Mr Gilbert tint même plus qu’il n’avait promis. Car la brochure, par une erreur de pagination, contenait une vingtaine de pages au delà de ce qu’on avait supposé. Berthier lui proposa alors de rester attaché à l’état-major de l’armée comme secrétaire-interprète. La proposition plut à Mr Gilbert qui suivit, en cette qualité, la Grande Armée en Allemagne, notamment à Dresde et à Schœnbrünn.
Cette vie quasi militaire l’ennuya. Il revint en France en 1811 et il établit à Soissons une fabrique de sucre de betteraves. C’est une des premières qui aient été fondées.
En 1814, sa fabrique ayant été pillée et dévastée par les armées ennemies, il se trouva ruiné complètement et forcé de tenter la fortune d’un autre côté. Il fut chargé de diriger diverses entreprises industrielles et c’est ainsi qu’en 1818, il se rendit à Bilbao qu’il habita près d’une année, puis à Saint-Pétersbourg où il établit, d’après de nouveaux procédés, une distillerie pour le compte de la maison Martel de Bordeaux. Malheureusement, la protection du gouvernement russe fut loin d’être aussi efficace qu’on l’avait espéré, la spéculation n’eut pas de succès.
Revenu en France en 1820, il entra au secrétariat de l’École de Médecine comme chef des bureaux et y resta jusqu’en 1826. A cette époque, la vie des champs et une exploitation agricole l’attirèrent à Hyères, sous le beau ciel de la Provence, mais les événements le ramenèrent à Paris au bout de quelques années et bouleversèrent de nouveau tous ses projets d’avenir.
Renonçant aux entreprises industrielles qui, jusqu’alors, lui avaient si mal réussi, il commença, en 1835, avec le concours de plusieurs savants, la publication d’un Dictionnaire de Physique et de Chimie qui devait avoir plusieurs volumes in-4° ; mais la déconfiture du libraire Marne qui en était l’éditeur arrêta la publication aux trois quarts environs du premier volume et, pour comble de malheur, l’incendie de la rue du Pot de Fer détruisit, peu après, tout ce qui restait en magasin.
Enfin, depuis le mois de mars 1837 jusqu’à sa mort, il a été chargé de rendre compte des débats de l’Académie des sciences dans la Gazette de France et ses connaissances variées l’on mis à portée de s’acquitter de cette tâche d’une manière distinguée. Cette position modeste, jointe au produit de quelques travaux de sa plume, aurait suffi à ses désirs si elle lui eût permis de consacrer plus de temps à l’ouvrage de longue haleine dont il n’a pu tracer que l’Introduction. Mais les besoins sans cesse renaissants de la vie et l’altération de sa santé qui avait été, jusqu’à ces dernières années, d’une vigueur remarquable ont mis obstacle à l’accomplissement de ses projets et, le 23 décembre 1841, il a été frappé d’une attaque d’apoplexie qui a terminé, le lendemain, cette longue série d’épreuves dont on vient de voir le tableau fort abrégé.
Il faut convenir, toutefois, qu’il a pu imputer à lui-même une partie des revers qui ont signalé son existence. Il est rare, en effet, que le savant et l’homme de lettres possèdent les qualités nécessaires pour réussir dans l’industrie et Mr Gilbert avait toujours avec lui un grand ennemi de sa fortune. C’était son caractère confiant et désintéressé. Heureusement, sa haute philosophie lui offrit constamment une ressource et, à l’adversité, il sut opposer la résignation tout en conservant ce fonds de gaîté et de rare bienveillance qui lui ont valu tant d’amis.
Quoique la philosophie ait été l’objet habituel de ses recherches, il avait étudié d’une manière plus ou moins approfondie, les principales branches des sciences naturelles. Il s’est occupé notamment avec ardeur du magnétisme animal et a été fort lié avec Puységur, Deleuze et autres magnétiseurs célèbres. Il a vécu aussi dans l’intimité de Fabre d’Olivet, auteur de La Langue Hébraïque restituée, qui a poussé fort loin des études sur le magnétisme.
En 1826, Mr Gilbert a publié ses Principes d’Anthropologie (brochure in-8°) mais les circonstances particulières qu’il serait sans intérêt de rapporter l’ont engagé à ne pas y attacher son nom.
En 1839 (époque où Mr C. Aubanel a fait sa connaissance à Paris pour parler de Saint-Martin) et 1840, il a publié, en société avec Mrs Martin et Marchai, docteurs en médecine, un précis d’histoire naturelle formant deux volumes in-8°.
Depuis, tous ses loisirs ont été consacrés à l‘Essai qu’on va lire [1. Rappelons que ce texte a été écrit pour servir d’introduction à l’Essai sur le spiritualisme de Joseph Gilbert. En 1977, les éditions Bélisane, de Nice, ont donné une édition de ce texte, avec une introduction et des notes de Charles Albert Reichen.] et qu’il a terminé peu de jours avant sa mort. On regrettera, sans doute, qu’il n’y ait pas donné quelques détails sur Martinez de Pasqually et son école et cette lacune est d’autant plus fâcheuse qu’il n’a laissé aucune note sur ce sujet ni sur les autres objets énoncés dans le titre de l’ouvrage. Pour le simple récit des faits, il se rapportait à son excellente mémoire et il comptait d’ailleurs qu’il lui serait encore accordé de longs jours pour l’achèvement de son oeuvre.
Peut-être essayerai-je, plus tard, de suppléer, autant que possible, à son silence, car ces détails historiques ont été fréquemment le sujet de nos entretiens et, guidé par le pressentiment de ce qui est arrivé, j’en ai tenu note exacte. Mais quand me sera-t-il donné d’accomplir cette tâche ? C’est ce que je ne saurais dire. Ces souvenirs ne peuvent, en effet, s’isoler des nombreux documents que j’ai recueillis moi-même, dans de longues recherches sur l’histoire de la Théurgie et de tout ce qui s’y rattache. Il s’agit, dès lors, d’un travail dont j’aperçois bien l’étendue et la difficulté mais dont je ne puis assigner le terme.
Quoi qu’il en soit, l‘Essai, de Mr Gilbert ne peut manquer d’être bien reçu par les personnes livrées à ces études sérieuses et surtout par ses amis qui savent qu’il cherchait consciencieusement la vérité pour elle-même et que, s’il avait des imperfections, il était du moins à l’abri des séductions de l’amour-propre, l’un des plus dangereux ennemis de la vérité.
Paris, le 28 octobre 1842
Signé F. Chauvin, Avocat.
À propos de Joseph Gilbert
> Principes d’anthropologie, ou, Des lois de la nature considérées dans l’homme, par Joannis [et J. Gilbert] Éditeur Delaunay, 1826.
Bibliographie :
- « Joseph Gilbert », par Eugène Susini, Les Cahiers de Saint-Martin, vol. V, Nice, Bélisane, 1984.
- Deux amis de Saint-Martin, Gence et Gilbert, œuvres commentées, « Documents martinistes », n° 24, Paris, 1982. Cette « édition » comporte l’Essai sur le spiritualisme, précédé d’un fac-similé de la Notice sur la vie de l’auteur par Léon Chauvin.
- À lire également : l’introduction de Charles Albert Reichen au livre de Joseph Gilbert, Essai sur le spiritualisme, publié chez Bélisane en 1987.