Le rôle de Jean-Baptiste Willermoz dans l’histoire de la franc-maçonnerie est bien connu. Celui de son implication dans la société l’est moins. Pour lui, la bienveillance n’était pas une vertu abstraite, et son rôle dans les épisodes qui marquèrent la vie de l’Hôtel-Dieu de Lyon en porte le témoignage.
Le texte que nous proposons ici est extrait d’une Notice sur Mr Willermoz, membre de la Société royale d’Agriculture de Lyon, Imprimé par ordre de la société. Il a été écrit à l’occasion de la mort de Jean-Baptiste Willermoz en 1824 par Jean-François Terme. [1] Jean-François Terme, (1791-1847), homme politique français, maire de Lyon de 1840 à 1847. Il fut également député du Rhône. Membre de la loge maçonnique de Parfait silence. Il fut également membre de l’Académie d’agriculture de France, de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon, membre honoraire de la Société médicale d’émulation de Lyon et de la Société nationale de médecine et des sciences médicales de Lyon. Nous avons sélectionné la partie de cette notice qui met en évidence le rôle de J.B- Willemoz dans la vie de l’Hôtel-Dieu de Lyon. Fondé au VIe siècle sur les rives de la Saône, Hôtel-Dieu s’est installé ensuite au bord du Rhône au XIIe siècle. Il s’agit de l’hospice de malades le plus ancien de France. Sa façade, refaite par Soufflot au XVIIIe siècle, ne mesure pas moins de 375 mètres. L’Hôtel-Dieu est l’un des plus grands bâtiments de la presqu’île de Lyon. De 1790 jusqu’à sa mort, en 1824, Jean-Baptiste Willermoz y exercera bénévolement les fonctions d’administrateur. [2] Le texte original ne comporte pas de sous-titres, nous les avons ajoutés pour faciliter la lecture à l’écran.
Sommaire
Administrateur de l’Hôtel-Dieu à 60 ans
Willermoz avait 60 ans, lorsqu’en 1790 il fut nommé administrateur de l’Hôtel-Dieu de Lyon. Une santé robuste conservait en lui cette vigueur de l’esprit et cette énergie de l’âme que vous avez encore admirées trente ans plus tard. Incapable de remplir aucun devoir à demi, son premier soin fut de s’instruire de tous ceux que lui imposaient ses nouvelles fonctions ; en examiner, en connaître toutes les parties furent ses premières pensées, remédier aux abus et régulariser le service, fut le but de tous ses efforts.
Déjà il avait contribué à introduire de nombreuses améliorations, lorsque le char révolutionnaire, poussé par une puissance irrésistible, après avoir renversé tous les obstacles, écrasé ses guides eux-mêmes, sembla entrainer la France dans un profond abîme. Lyon épouvanté des convulsions qui agitaient le gouvernement ; Lyon menacé et déjà atteint dans ce qu’il avait de plus cher, son industrie, sa fortune, la vie de ses citoyens ; Lyon crut devoir s’armer contre la plus dangereuse des tyrannies, celle qui se couvrant du nom de la liberté n’était que le despotisme de l’anarchie.
Willermoz prévit les maux, suite d’une lutte trop inégale. Comme administrateur de l’intérieur, il se hâta de faire des approvisionnements considérables. Cependant le danger devenait pressant ; tous ses collègues avaient fui ; mais la pensée d’abandonner le dépôt confié à son zèle ne se présente point à son esprit. Bientôt une ligne de fer nous enveloppe, le siège commence ! Vainement il fait arborer sur l’Hôtel-Dieu le drapeau noir : les images suppliantes de la douleur et de la misère, loin d’attendrir les haines civiles, les irritent, et leur servent de point de mire pour diriger sur l’asile sacré des pauvres leurs feux destructeurs. L’incendie éclate de toutes parts. Le zèle de l’administrateur a tout prévu : dans la seule nuit du 24 août, quarante-un foyers enflammés sont éteints. M. Willermoz est partout ; il semble se multiplier ; il fait enlever les malades des rangs embrasés, les fait transporter sous les voûtes, il les porte lui-même ; et lorsqu’effrayés des périls qui l’environnent, ses amis le pressent de se retirer, il répond : « La Providence m’a placé ici, je reste à mon poste. »
Les malades furent transférés au couvent des Deux Amants et aux Cordeliers de l’Observance : là ils purent souffrir avec plus de sécurité. Cependant la famine se fit bientôt sentir dans la ville ; les autorités connaissant les approvisionnements de l’Hôtel-Dieu, crurent pouvoir les faire enlever, mais la résistance de M. Willermoz fut invincible, et le pain des pauvres, celui des Frères et des Soeurs qui les soignaient, fut conservé par la présence d’esprit et le courage d’un seul homme.
L’arrestation de Willermoz
Après la prise de Lyon, les bourreaux de la convention furent plus funestes à cette cité que ne l’avaient été ses soldats. M. Willermoz fut arrêté : on lui faisait un crime d’avoir sauvé l’Hôtel-Dieu. Indigné, il osa reprocher aux représentants leur cruauté. On le reconduisait en prison, lorsque le dragon, à la garde duquel il était confié, frappé de son courage et touché sans doute â l’aspect de cette figure sur laquelle étaient empreintes la noblesse et la probité, lui dit : « citoyen, tu m’as l’air d’un brave homme, sauve-toi ».
Au milieu des crimes qui couvraient la France dans ces temps orageux, de pareils traits consolent et ne doivent point être abandonnés à l’oubli. M. Willermoz trouva un asile impénétrable ; mais son âme fut déchirée de douleur en apprenant que tandis qu’il sauvait sa tête, celle du plus jeune de ses frères roulait sur l’échafaud !
Après la Révolution
Peu d’années après on se ressouvint des services rendus, et M. Willermoz fut de nouveau appelé à l’administration des hospices, administration qui réunissait alors la Charité à l’Hôtel-Dieu. Le sol était encore agité et le ciel encore ému des tempêtes de la veille ; mais rien ne pouvait retenir M. Willermoz, lorsqu’il s’agissait du bien public. Il fit partie de cette commission de cinq administrateurs chargés de rassembler les biens des pauvres qui avaient été dispersés et de réparer le mal qui avait été fait. Il consacra à ce devoir toute son activité, toute son énergie, et prépara ainsi les succès des administrateurs à venir.
Le pouvoir de cette époque convaincu sans doute, ainsi qu’on l’est généralement aujourd’hui, qu’une administration doit être responsable, et par conséquent salariée, offrit des émoluments à la commission qu’il appelait à la direction des hospices ; mais cette commission refusa tout salaire, et pour sa part M. Willermoz n’a jamais rempli que des fonctions gratuites.
Ce ne fut pas seulement dans l’intérieur des hospices que la commission administrative déploya son zèle et mérita la reconnaissance de ses concitoyens. C’est encore elle qui, appuyant la résistance des autorités locales aux ordres réitérés du gouvernement, pour la vente du palais de St-Pierre, eut l’heureuse pensée de le réclamer en payement des sommes dues aux hôpitaux, et arracha ainsi ce superbe monument aux mains avides et destructives de l’ignorance.
Sous tous les régimes les malheureux sont frères
Qu’elle serait grande la folie de l’homme qui chercherait la récompense de ses travaux dans le jugement de ses contemporains ! Les représentants du peuple avaient fait un crime à M. Willermoz de ses efforts pour arracher l’Hôtel-Dieu à la destruction ; et de nos jours quelques esprits chagrins lui ont reproché d’avoir travaillé sous le directoire à rétablir cet admirable témoignage de la piété de nos pères. Ainsi les circonstances changent, et trop souvent les hommes avec elles ; mais les passons se succèdent et restent les mêmes. M. Willermoz avait sur la vertu des idées plus fixes et plus positives ; il pensait que sous tous les régimes les malheureux étaient ses frères. Il était convaincu que la charité est toujours légitime. Si nous pouvions être entendus de ces hommes à qui de si terribles leçons n’ont point encore appris l’indulgence, nous leur dirions : vainement vous renversez le marbre chargé de rappeler aux pauvres les noms de leurs bienfaiteurs, vous ne sauriez étouffer la voix de la reconnaissance [3. Un marbre placé à l’Hôtel-Dieu rappelait aux pauvres les noms des cinq membres de la Commission administrative dont nous venons de parler : depuis quelques années il a disparu.] ; plus vainement encore vous refusez à l’homme de bien le secours de vos prières [3] Lorsqu’un ancien administrateur vient à mourir, l’administration des Hospices fait célébrer le service divin pour le repos de son âme. Cette pieuse consolation a été refusée à la cendre de M. Willermoz. ; celui qui sonde les cœurs et pénètre les plus secrètes pensées, le jugera dans sa justice et le récompensera dans sa bonté.
Tous les malheureux sans doute ne sauraient trouver un asile dans les hospices, et les bureaux de bienfaisance ainsi que la commission administrative de cette institution fournirent à M. Willermoz de nombreuses occasions de signaler son zèle et sa charité.
Membre du Conseil général du département du Rhône à 70 ans
A l’âge de 70 ans, M. Willermoz fut nommé membre du Conseil général du département du Rhône, et, dans ces nouvelles fonctions il apporta de grandes lumières, un caractère indépendant et la plus vive ardeur pour le travail. Toujours infatigable, il rendit d’importants services à son département, contribua au rétablissement de l’archevêché, présenta à toutes les sessions de nombreux et lumineux rapports sur les finances et particulièrement sur les améliorations à introduire dans le régime des prisons. Malgré son grand âge, l’estime de ses concitoyens et des autorités l’obligea, à trois reprises différentes, de continuer des fonctions qui semblaient au-dessus de ses forces, et qu’il n’abandonna pas avant quatre-vingt-cinq ans.
Mais tous les instants de M. Willermoz n’étaient pas donnés aux sciences et aux fonctions publiques, il en consacrait encore à cultiver des relations chères à son cœur et précieuses â son esprit. Parmi les hommes distingués qui lui furent unis par les liens de l’amitié, pourrais-je oublier un nom cher à votre souvenir, celui de l’abbé Rozier ? M. Willermoz partagea cette honorable amitié avec son frère le médecin, et plus d’une fois les conseils de tous les deux furent utiles à la perfection du magnifique monument que le Columelle français élevait à l’agriculture. Dès l’origine de la société d’agriculture du département du Rhône, l’ami de Rozier vint s’asseoir au milieu de vous : il vous apportait régulièrement les résultats de ses expériences œnologiques, et tous les ans il enrichissait votre compte rendu d’un tableau d’observations météorologiques faites avec la plus scrupuleuse exactitude.
Les vertus privées
Vous peindrai-je M. Willermoz dans l’intérieur de sa famille ? Il eût toutes les vertus privées ; mais plus qu’un autre, il fut accablé de chagrins et appelé à une courageuse résignation. L’aîné de douze frères et sœurs, il resta seul. Uni dans un âge avancé â une femme jeune et aimable, il la vit succomber à une maladie douloureuse : enfin le seul fils qui lui restât, son unique espérance, celui qui devait fermer ses paupières appesanties par les années, expira dans les bras de son père au moment où il semblait promettre de douces consolations â sa vieillesse. C’est surtout dans cette cruelle circonstance que nous avons admiré le courage de M. Willermoz ; nous l’avons vu au milieu de la longue et cruelle agonie de son fils, se précipiter au pied du Christ, et, nouvel Abraham, lui offrir en sacrifice ce qu’il avait de plus cher.
Tant de pertes remplirent d’amertume les dernières années de sa vie ; mais ne lui ôtèrent rien de cette bonté inaltérable, de cette charité active qui le rendaient cher â tous ceux qui l’ont connu, et qui ne l’abandonnèrent qu’avec la vie. Il mourut le 29 mai 1824.
Une foi vive et une conviction profonde des vérités de la religion
Willermoz était d’une taille élevée, son visage portait l’empreinte de la douceur unie à la dignité ; ses discours étaient graves, et sa parole lente et solennelle ; il avait du plaisir à rappeler les souvenirs du passé ; il avait vu de si longues années ! Ce qui le caractérisait particulièrement était cette foi vive, cette conviction profonde des vérités de la religion, qu’il cherchait sans cesse à faire pénétrer dans le cœur de ceux qui l’écoutaient ; c’est ce sentiment qui l’animait, lorsqu’il donnait tant de soins à l’administration de l’église de sa paroisse dont il fut fabricien depuis le rétablissement du culte jusqu’à sa mort ; c’est encore ce même sentiment qui inspirait toutes ses pensées, présidait à toutes ses actions et qui, dans un corps brisé par quatre-vingt-quatorze années de travaux et de souffrances, conserva jusqu’au dernier moment une âme pleine de résignation, de calme et de piété.
Jean-François Terme
Notes :