Pierre Poiret est un théologien mystique et philosophe né à Metz en 1646 et mort à Rheinsbourg en 1719. Il appartient à la mouvance qui en Suisse et en Allemagne combina le quiétisme, le piétisme avec la théosophie de Jacob Boehme.
Pasteur protestant du refuge, il rejette le cartésianisme, Malabranche, Spinoza. Disciple d’Antoinette Bourignon puis de Mme Guyon, dont il fut l’éditeur, Pierre Poiret est un précurseur de l’œcuménisme. Lecteur de l’Imitation de Jésus-Christ, de la Théologie germanique, qu’il traduit en français, de Jacob Boehme, ami de Fénelon du Chevalier Ramsay (celui qui « introduira » les hauts grades dans la franc-maçonnerie), il privilégie avant tout la théologie du cœur, thème qu’il développe dans l’ouvrage qu’il publie sous ce titre en 1697. Sa traduction de la Théologie Germanique, publié en 1700 sous le titre, La Théologie réelle, vulgairement dite La Théologie germanique (Amsterdam, 1700) contient une Lettre sur les auteurs mystiques et un Catalogue des Auteurs qui écrivent sur les questions mystiques et spirituelles. Nous avons extrait de cette Lettre, le texte qu’il consacre à Jacob Boehme. [1. Pour une meilleure connaissance de cet auteur nous renvoyons à l’ouvrage de Marjolaine Chevalier, Pierre Poiret 1646-1719, du protestantisme à la mystique, Labor et Fides, Genève, 1994.
Parmi les ouvrages de Pierre Poiret, signalons : L’Économie divine, ou le système universel et démontré des oeuvres des dessins de Dieu envers les hommes (1687) ; – La Théologie de l’amour ou La vie des oeuvres de Sainte Catherine De Genes (1691) ; La Théologie du cœur (1697) ; La Théologie réelle, vulgairement dite La Théologie germanique (1700) ; La Pratique de la vraie théologie mystique contenue dans les quelques traités de Fr. Malaval, de M. Bernières et de sainte Thérèse (1709). Il faut aussi ajouter son édition des, Œuvres complètes de Mme Guyon (de 1704 à 1722, travail que reprendront après lui, Jean-Philippe Dutoit-Membrini et Daniel Pétillet, tout comme ses traduction de T. A. Kempis). Kempis commun, ou les IV livres de l’Imitation du Christ (1727). ]
Jacob Boehme
Celui-ci est le seul au moins dont on ait eu les écrits jusqu’à lui, auquel Dieu ait découvert le fond de la nature, tant des choses spirituelles que des corporelles ; et qui avec une pénétration toute centrale des choses théologiques et surnaturelles, ait aussi connu d’origine les vrais principes de la philosophie, tant de la métaphysique et de la pneumatique, que de la vraie physique. Il a vu par lumière et par sentiment intérieur comment Dieu saillant du point indivisible de son éternité uniforme, s’est manifesté à soi en Trinité parfaite par la génération ineffable de son Verbe lumineux, et par la procession de son Esprit Saint et délicieux ; et comment ayant contemplé dans soi les vertus, les beautés et les délices immenses de ses divines formes et de leurs combinaison et diversifications infinies, il a fait couler de sa divine puissance par son Verbe et par son Esprit des êtres spirituels et corporels à l’imagination des idées qu’en avait formé sa divine Sagesse ; comment ces êtres ont dans leur fond naturel et dans leurs perfections lumineuses et gratuites des propriétés, des beautés et des délices semblables et analogues à leurs originaux qui sont dans Dieu : mais avec cette différence entre eux, que les êtres spirituels les possèdent et les mettent en acte d’une manière divine et avec liberté ; et des êtres corporels d’une manière plus basse et bornée, vive néanmoins, avec sentiment et instinct vivants. Par la ayant réduit toutes les formes de la nature spirituelle et celles de la corporelle à sept, et leurs principes à trois, dont les deux premiers sont pour les choses spirituelles, et le troisième, qui est comme un tableau matériel des deux premiers pour le monde extérieur ; il a expliqué la création des anges et de leur lieu, la chute des Démons, la création de ce monde plus grossier que l’angélique et tire du chaos ténébreux que les Démons avaient causé en corrompant leur domicile ; la création glorieuse de l’homme, sa chute, sa restitution par J. Christ, et une infinité d’autres mystères spirituels et naturels.
Ce profond et mystérieux auteur lorsqu’il parle du fond de la nature, et des qualités des choses tant divines que naturelles, ne peut être vivement et réellement entendu de personnes pour savant ou grand esprit qu’on puisse être, (car cela consiste en sentiments) si ce n’est que Dieu réveille et touche divinement et d’une manière qui à présent serait surnaturelle, nos facultés analogies aux siennes et nos sens passifs, tans les divins, qui sont correspondant à Dieu, que les naturels qui correspondent à ses œuvres, mais que nous avons perdus, ou du moins, qui sont assoupis et endormis dans nous par l’état de corruption et de mort où nous a réduit la chute d’Adam. Sans ce réveil, pour bien que l’on puisse parler de ces choses après la lecture des écrits de l’auteur, l’on ne s’en formera néanmoins que des peintures toutes mortes, ou plutôt des idées aussi défectueuses que dissemblables à leurs originaux, et même de pures fictions, à peu près de la manière que ferait un aveugle-né, qui ayant souvent ouïr parler de la lumière et des couleurs, en parlerait aussi ensuite par ouïe dire, mais pourtant sans savoir vivement ce que signifient les mots qu’il prononce.
Ce n’est pas néanmoins qu’à proportion de la bonne disposition de cœurs et d’esprit que l’on a, l’on n’y puisse entrevoir plus ou moins, mais grossièrement encore, et d’une manière imparfaite, plusieurs vérités très-belles, et qu’on n’en puisse tirer des très belles lumières et conclusions pour ce qui regarde les dogmes tant de théorie que de pratique. Mais ce n’est pas par là qu’il est le plus clair à tout le monde : C’est par ce qu’il entremêle ci et là de la corruption de l’homme et de la dépravation du Christianisme d’aujourd’hui, de la conversion, de la résignation et de l’abandon de l’âme à Dieu ; des principes de la vie chrétienne, des devoirs de l’homme et de la pratique de la vertu, en un mot, de ce qui est nécessaire de savoir et essentiel pour la pratique. Tout cela est touché si clairement et si fortement dans es écrits, qu’il n’y a personne de bonne volonté qui ne puisse le comprendre et le goûter sans difficulté, pourvu qu’on s’y prenne par la lecture de ceux des ses traités qui contiennent le plus ces sortes de vérités, tels que sont, ses livres de la voie à Jésus Christ, ses Lettres, et même la dernière et plus grande partie de son Mysterium magnum, ou Explication de la Genèse.
Mais la pente naturelle et orgueilleuse de l’esprit de curiosité ne trouve pas tant de goût ni tant d’attraits pour ces sortes de matières solides et capitales, que pour des spéculations abstraites et révélées touchant les principes et les formes de la nature, leurs diverses combinaison, les effets naturels qui en peuvent procéder, et choses semblables, auxquelles bien des gens, qui se piquent d’estime pour les écrit de cet auteur, semblent s’attacher davantage, qu’aux choses qu’il recommande comme uniquement essentielles et comme la clé de tout, telles que sont, la pénitence et le peur abandon à Dieu, ou la pure résignation à sa divine volonté, qui est le centre et le principe le plus profond de tout, et même l’unique qui soit d’une profondeur infinie : car concevoir et pénétrer toutes les grandeurs, toutes les lumières, et toutes les délices divines et angéliques, en posséder la connaissance avec celle de toute la nature jusque dans ses replis et ses principes les plus profonds, et y être attaché, tout cela n’est qu’un fond naturel, borné par le moi et par la propriété, et qui même peut dégénérer en fond diabolique et infernal. Mais il n’y a ni fond créaturel et fini, ni péril aucun dans la dénudation et la résignation de toutes choses sous la volonté de Dieu et dans le parfait abandon à lui seul, en lui laissant la liberté de nous donner ou de nous refuser comme il lui plaire ses grâces extraordinaires et ses lumières particulières pour la possession desquelles on devrait avoir beaucoup plus d’appréhension et d’éloignement que d’inclination et de désirs, de peur que l’amour propre, la curiosité, la vanité, la propre complaisance, l’orgueil et la présomption spirituelle ne vienne à s’y glisser et à s’y établir à notre perdition : précautions que notre auteur a très soigneusement remarquées et inculquées, et selon quoi il s’est réglé lui-même.
Cet auteur était Allemand de nation, né dans la Lusace l’en 1557, protestant luthérien (aussi bien que Jean Englebert) de religion, paysan de naissance, et cordonnier de profession, quoique depuis que Dieu l’eut illuminé pour la troisième fois, et incité à coucher ses lumières par écrit, il ait beaucoup moins travaillé de son métier que de sa plume, qui nous a laissé trente Traités, tant petits que grands, sans compter celui de ses lettres. Ils sont tous, à la réserve d’un seul qui est perdu, imprimés en allemand en divers lieux et en divers temps, quelques-uns du vivant de l’auteur : mais la plus grande part de ses écrits ne parut qu’après sa mort, qui arriva l’an 1624. Le noble savant Franckenberg en a fait une relation, aussi bien que de sa vie, que l’on trouve en tête de la dernière édition de ses œuvres, réimprimées ensemble à Amsterdam en 1682. L’on en a bien publié les deux tiers, et même davantage, en flamand, et l’on continue encore de desseins. Il y a plusieurs années que les anglais les ont toutes en leur langue que la faveur et la libéralité du Roi Charles II, comme plusieurs l’assurent positivement, et Henry Morus en faisait cas.
Franckenberg, le même qui sous le nom de FR. à Monte publia en latin à Amsterdam 1647, l’abrégé de la Théologie Mystique de Hugo de Palma, et fit de même d’un autre petit traité de notre auteur, qui parut en latin l’an 1650 sous le titre Metapsychia de coelesi et terrestri mysterio : et un Jurisconsulte nommé Wendenhagen en avait déjà fait autant des 40 questions de l’âme qui parurent au jour l’an 1632 à Amsterdam sous le titre de Psychologie vera J. B.T. deux livres, tous deux trop obscurs et trop dénués d’éclaircissements nécessaires, aussi bien que le livret Theologiæ Christinæ juxta principia J. Bohmii idea brevor de l’an 1687 pourrais servir au commençants ou aux savants du siècle, d’introduction aux principes de cet Auteur. Celui qui a écrit le traité Exercitation Theoreticorum Copernico-Coelestium Mathemetica-Physico-Theologica imprimé à Hambourg 1689 (qui est le même qui publia à Francfort en 1691 sous le nom de Johannes Matthœi une Apologie allemande pour l’Auteur contre M. Holzhausen Ministre Luthérien de Francfort) a bien mieux réussi dans la troisième partie de son Exercitation. Quant aux traductions de ses livres en Français, c’est ce que ne saurais souffrir la fausse délicatesse de cette langue, qui pour s’accommoder aux esprits mous et féminin s’est laissé imposer pour loi de ne re rien dire qui paraisse tant soit peu obscur aux lecteurs les plus négligents sous peine que cela ne passe pour du galimatias, comme passera sans doute la traduction du plus obscur de ses livres Signatura rerum, qu’on publia il y a environ cinquante ans en français à Francfort sous le titre de Miroir temporel de l’éternité : traduction qui en effet n’est pas une pièce fort considérable.
Les dons de cet auteur sont si singuliers, qu’on chercherait inutilement ailleurs plusieurs écrivains originaux du même fonds et caractère qui lui ; je dis originaux c’est-à-dire, qui aient puisé ces vérités de source et d’expérience dans eux-mêmes. Car pour d’autres qui aient écrits sur ses principes et qui en aient déduits des conclusions applicables à plusieurs sujets, il y en a qui l’ont fait, et signamment Franckenbert ; Keym, auteur de l’Oculus aeternitatis mal attribué par l’imprimeur à ce premier ; l’auteur de la Voie à la vie éternelle, caché sous le nom de Desiderius Philadelphas, et encore quelques autres de ses disciples, qui ont tous écrit en allemand. Cependant entre les anciens un qui en approche est le Poemandre, qu’on attribue à droits ou a tort à Mercure Trismegiste, et qu’un Ami ou Disciple de Jacob Boëme traduisit et publia en flamand l’an 1650 sur l’édition grecque latine de Patritius, beaucoup meilleure que l’édition de Ficinus et que celle dont se servit le duc de Candale pour celle, qu’il fit imprimer en français avec de très belles notes et en très belle forme à Bordeaux en 1579. Paracelse, Weigelius, Sperber, Sclei, Franc Georgius Venatus, van Helmont père et fils, Scotus Erigena, et encore quelques écrivains cabalistes en approchent quelques-fois en certeines choses, à peu près comme fait l’auteur de l’harmonie du Monde (imprimée à Paris en 1675) que les curieux pourront consulter s’ils veulent voir une manière de philosopher qui approche beaucoup plus près de celle de notre auteur, que de la vulgaire soit aristotélicienne soit cartésienne. Ajoutez-y Postellus, dont Franckenberg publia en 1646 à Amsterdam un petit livret Clavis absconditorum, à la fin duquel se trouve un catalogue des écrits très rares de cet auteur non commun.
Il n’y a rien au reste de plus ridicule que de prétendre comme quelques-uns, que J. Boëme ait tiré ses connaissances de Paracelse. Il pourrait bien s’être conformé à lui en quelques termes et manière de s’exprimer ; mais il n’y a rien du tour dans Paracelse ni de ses trois principes, ni des sept formes de la nature spirituelle et corporelle, qui sont pourtant les vrais et uniques principes de J. Boëme, lequel on ne saurait lire avec quelque discernement sans s’apercevoir et sentir qu’il ne parle pas d’emprunt, et que tout lui vient de source et d’origine.
J’oubliais de dire qu’on venait de publier un nouvel écrivain de ce même caractère, qui quoiqu’il pût avoir profité de la lecture des écrits de cet auteur, avait non seulement puisé comme lui dans la même source, mais même y avait été introduit plus profondément que lui. C’est un médecin anglais nommé, le Dr. Pordage, mort depuis peu à Londres. Ce qu’on a publié de lui à Amsterdam 1698 et 1699, sont deux Traités traduits d’anglais en allemand, l’un intitulé Theologie mystica ; et l’autre Sophia ; le premier dont la plus considérable partie a aussi été publiée en anglais, est précédé d’une préface de J. Lead, amie de l’auteur lorsqu’il vivait : et c’est celui qui revient le plus au sujet présent. Il découvre dans Dieu de nouvelles manifestations, un nouveau monde d’esprits, des principes antérieurs au monde angélique et naturel, et entièrement inconnus à Jacob Boëme, pour les écrits duquel il donne quelques éclaircissements importants, sans entrer néanmoins dans ses matières, vu qu’il finit (au moins dans les traités qui ont paru de lui, et qui ne sont qu’un commencement de ses œuvres) il finit dis-je, là où Jacob Boëme met son commencement. Ceci ne paraitra plus énigmatique à quiconque voudra lire son traité.
Le petit livre anglais de Thomas Bromley, La voye vers le repos ou instructions sur la régénération réimprimé à Londres 1692 et publié en allemand, à Amsterdam 1685, et en flamand 1682 est du même caractère, et vient aussi de source.
Pierre Poiret
Texte extrait de : La Théologie réelle vulgairement dire La Théologie germanique, avec quelques traités de même nature, une Lettre et un Catalogue sur les Écrivains Mystiques, une Préface Apologétique sur la Théologie mystique, avec La nullité du jugement d’un protestant sur la même Théologie Mystique ; Amsterdam, chez Henri Wetstein, 1700, p. 51 à 60, « X. Jacob Boehme », ce texte fait partie du Catalogue des auteurs Mystiques qui ont écrits des matières mystiques ou spirituelles, ou qui les ont éclaircies et recommandée.