Les Illuminés de Berlin, à ne pas confondre avec les brûlants Illuminés de Bavière, se sont fixés en Avignon fin 1784, d’où l’appellation qui désormais fera marque dans l’histoire : Les Illuminés d’Avignon.
Il s’en fallut de peu que ce soit Les Illuminés de Bédarrides [1] Nous verrons par la suite qu’une branche dissidente fera école en Avignon même, puisque c’est aux abords de cette localité du Vaucluse qu’en réalité Dom Antoine Pernety, ancien compagnon de Voyage de Bougainville, ex bibliothécaire de Frédéric II s’est réellement installé.
Située au centre d’un triangle formé par les villes d’Orange, d’Avignon et de Carpentras, Bédarrides, la cité des 7 rivières, appartint jusqu’en 1791 aux états pontificaux du Comtat Venaissin. Tout chercheur s’intéressant à la vie et l’œuvre de Dom Pernety connaît cette ville pour savoir que celui-ci, rentré de Berlin et séjournant chez son frère à Valence, s’y est établi. « Une petite maison isolée […] sur une colline près de la route qui va de Bédarrides à Courthezon » nous avertit l’historienne M. Meillassoux [2] Meillassoux, M, Dom Pernety et les Illuminés d’Avignon, Paris, Archè, 1992, 455 p. ; dans cette partie de la vallée du Rhône, en bordure de l’autoroute et de la Nationale 7, cela ne doit pas être trop laborieux à observer pensions-nous. Las, si Dom Pernety n’est pas Merlin, les charmes opèrent et font trébucher le pèlerin impatient !
En fait, première pierre d’achoppement : deux identifications toponymiques au patronyme de Vaucrose [3] Plaise à Dieu qu’il m’ait été épargné de trébucher au seuil d’un… troisième « Château du Grand Vaucroze », club libertin des environs ! (château du marquis du même nom, propriétaire de la dépendance de Bédarrides), une troisième au nomdu Mont Thabor ! Cela a entraîné quelques embrouillements qui se maintiennent encore. Le précieux cartographe Michelin signale Mont Thabor, château. Curieux pour une simple ferme !
Nous sommes au XXIe siècle, et en France (ce qui n’était pas le cas du temps de notre bénédictin) mais ce court passage dans la vie des bédarrisiens à laissé plus de traces et de souvenirs qu’ont ne pourrait l’imaginer. A savoir au premier chef, l’appellation topographique du lieu-dit, Mont Thabor. N’est-il pas extraordinaire qu’aujourd’hui encore soit indiqué le nom d’adoption qu’offrit Dom Pernety – pour quelques années obscurcies par la Révolution française – à son refuge hors des remparts d’Avignon où sévissait encore l’Inquisition ?
Muni d’une carte d’état-major, d’une photo aérienne, je me fais fort d’arriver droit au but. De fait, très rapidement, j’identifie la colline !
Mais n’en doutons plus, une bonne fois pour toutes ! Alain Sicard, historien et topographe (qui donc mieux que lui, saurait nous renseigner plus précisément !) m’écrit :
« Je vous confirme l’existence sur le territoire de Sorgues en limite de Bédarrides, du château de Vaucroze, résidence du marquis [4] Le patronyme exact et complet est Vernety-Vaucroze (ou Vaucrose) : ici, le protecteur de Dom Pernety est Anselme-Antoine-Xavier de Vernéty-Vaucroze ? qui accueillit Dom Pernety. Par contre, le Dom Pernety en question fut installé dans une maison de campagne appartenant au marquis, située à une centaine de mètre de la R.N.7 en sortant de Bédarrides, direction Courthezon, au quartier Saint Louis. Dom Pernety fit de cette maison son Temple, qu’il baptisa du nom de Mont Thabor. Ce domaine existe encore aujourd’hui et porte toujours le nom de Mont Thabor. » [5] Alain Sicard, lettre du 4 mars 2004.
La vue qui m’est offerte de contempler répond à mes attentes : plateau isolé, situé au bon endroit me semble-t-il, mais je fais la grimace : si l’on aperçoit le faite d’un toit de tuiles émergeant des cyprès, des constructions modernes ceinturent l’ensemble, et je suis dépité de constater les dégâts. Quel intérêt – mineur – de présenter des vues où l’âme des vieilles pierres a disparue ! L’illustre Illuminé vint à mon secours sous la forme très temporelle d’une patrouille de la maréchaussée locale.
A ma demande de confirmation sur l’exactitude de l’endroit, l’un des fonctionnaires me répond par une autre question : « Mais que cherchez vous exactement ? » A quoi je réplique rapidement sinon stupidement : « La demeure de Dom Pernety. »
Réalisant mon étourderie et voulant éviter la prospection grotesque d’un propriétaire ou locataire actuel des environs, j’allais préciser quand j’entend avec stupeur : « Ah ! Mais ce n’est pas ici, suivez-nous, on va vous y conduire ! »
C’est donc précédé d’un véhicule aux couleurs de la république, que je passe le lourd portail du Mont Thabor ! Une simple ferme ! Si l’appellation château est impropre, les bâtiments sont effectivement imposants. Accolés à une bâtisse du XVIIe et XVIIIe siècle, un élément plus ancien atteste d’une occupation séculaire des lieux [6] Note d’Infotourisme sur internet : » Le Château Mont Thabor, bâtisse du XVIIe siècle, se situe sur une colline de faible hauteur qui domine Bédarrides, près de la nationale 7. Il appartenait au Marquis de Vaucroze. Le nom de Mont Thabor fut donné par Don Pernety, fondateur de la secte des Illuminés d’Avignon : Il planta dans la propriété un arbre en provenance de la montagne israélienne, le Mont Thabor. Don Pernety séjourna au Mont Thabor, à la recherche de la Pierre Philosophale. En 1840, après un passé agité, le Mont Thabor devint un relais de diligences. Son propriétaire, Monsieur Poulin fut enterré dans un tombeau près des vignes, avec le cœur de sa maîtresse ! » . Enfin, je réalise… nous sommes en Languedoc, comment ai-je pu oublier qu’une ferme, ici, suivant son importance, est un mas et peut effectivement prendre l’allure d’une gentilhommière.
« Ne manquez pas de demander l’autorisation de photographier auparavant, m’avait recommandé l’agent de police municipale, vous verrez, c’est un charmant monsieur de plus de 90 ans ».
C’est sa fille qui m’a répondu aimablement. Lorsque je lui ai précisé l’objet de ma visite, elle a très rapidement rompu toutes réserves.
« Oui, c’est ici que Dom Pernety a œuvré. Mais dans aucun de ces bâtiments. Le local que lui a attribué le Marquis de Vaucroze [7] Selon Viatte, « Vaucrose faisait partie du groupe qui gravitait autour de Bergasse avec Saint-Martin, Divonne, la duchesse de Bourbon, Madame de Krüdener, Wronski », in Les sources occultes du romantisme, t. II, Paris, Champion, 1922, p. 248-249. est en dessous, une orangerie que mon mari et moi avons entièrement restaurée [8] Mais point de poudre de projection ou d’ustensiles enterrés comme le désire joliment la légende ! . C’est bien là qu’il avait installé son laboratoire. Je ne peux malheureusement pas vous le faire visiter, nous avons vendu cette partie du domaine aujourd’hui inaccessible à la visite et invisible aux regards ! » [9] Dans l’émoi, une coupable distraction m’a fait oublier de lui demander son nom : que cette sympathique personne soit ici chaleureusement remerciée pour son accueil et la qualité de ses informations.
L’historien Vissac (qui n’appréciait guère Don Pernety et le considérait comme un doux dingue) est le seul qui nous a renseigné sur ces lieux :
« Elle comportait (la maison isolée) trois pièces sommairement meublées. Pernety installa dans l’une le temple, dans une autre une sorte de salle de réunion, dans la troisième enfin, un laboratoire. Un arc en ciel se dessina au firmament à l’instant ou Pernety franchit le seuil de la maison. Pernety fit planter des arbres à partir de graines venues de Palestine et il appela son nouveau temple, le Mont Thabor. [10] Vissac, Marc de, « Dom Pernety et les illuminés d’Avignon », in Mémoires de l’Académie de Vaucluse, t. VI, Avignon, 1922, p. 13. »
Mais Vissac dont il faut se défier d’une partialité comparable à l’abbé Corenson (qui partage les idées de son collègue Barruel) ne précise jamais ses sources. D’où la surprise de tout un chacun de découvrir ce domaine, plutôt qu’une petite ferme sur une colline, où il aurait installé son laboratoire dans une servitude !
L’on ajoute à la confusion, sachant que l’ancien château du marquis situé, lui, « sur le territoire de Sorgues, en limite de Bédarrides » [11] Cf. lettre d’Alain Sicard. est converti en hôtel-restaurant de luxe et qu’il annonce dans son encart publicitaire :
« Le château semble avoir joué un rôle mystique et culturel dans la région. Son origine remonte au XIe siècle. Les templiers y auraient enfoui leur trésor et creusé des souterrains reliant le château aux constructions environnantes. Rasé au XIIIe siècle, il fut reconstruit au XVIe siècle et achevé au XVIIe.
Au XVIIIe siècle, le marquis de Vaucroze le met à la disposition de Dom Pernety, prêtre catholique, herboriste de talent, qui accompagne Bougainville dans ses expéditions.
Dom Pernety fonda la secte des « Illuminés d’Avignon » qui rayonna sur l’ensemble de l’Europe ; catholique hérétique, il fit de ce château un lieu de rencontres mystiques, philosophiques et culturelles. Après la Révolution, le château fut un temps abandonné puis devint la propriété d’un maître de musique. »
On ne tiendra pas rigueur au rédacteur, mal éclairé sûrement, d’avoir établi un document davantage préoccupé par un objectif commercial que par la rigueur historique. N’empêche…
Notons au passage Vaucroze pour Vaucrose, ce qui là, n’est point une erreur puisque l’orthographe de ce nom propre change au gré du temps, Vernetti-Vaucroze, Vernety-Vaucrose, Vernetz-Vaucrose, Valcroze parfois ce qui fait prétendre à Alfred Weysen bien des hypothèses discutables [12] Weysen, Alfred, L’ile des veilleurs, t. I, Paris, Robert Laffont, 1986. sur lesquelles nous ne discuterons pas dans le cadre de cet article. Mais il fallait l’écrire pour empêcher toute nouvelle confusion, il en suffit déjà !
Pour preuve, Vernetti-Vaucroze qui est vraisemblablement le peudo Pernety-Verger [13] Encore une balourdise. Il n’existe pas de Pernéty-Verger, mais c’est bien un Vaucrose se faisant appeler aussi Vernéty et d’un sieur Verger qui tous deux rendirent visite à J.B. Willermoz ! (A. Viatte, op. cit. t. II, p. 311). qui aurait visité Willermoz à son domicile en 1798 [15] alors que Dom Pernety est mort en 1796 (le 25 vendémiaire an V comme l’indique son acte de décès en Avignon, et non en 1802 à Valence, ou en 1801 comme l’affirme une célèbre encyclopédie en ligne). De fait, il s’agit bien d’un Willermoz, mais de Jacques et non Jean-Baptiste. Et l’Antoine Pernety qui lui rendit visite, c’est le cousin de celui qui nous occupe, bénédictin et alchimiste lui-aussi ! Effectivement, il y a de quoi s’égarer, surtout si l’on se réfère avec trop de certitudes sur des auteurs aussi pointus que Le Forestier et Alice Joly. Michèle Meillassoux-Le Cerf ne s’y est pas trompée qu’elle a fort justement rectifié [14] Page 19, Dom Pernety et les illuminés d’Avignon, Arché, 1992. .
Il est vrai que Jean Baptiste Willermoz s’enquit discrètement des travaux menés en Avignon (et/ou Bédarrides, mais ceci sera ultérieurement développé dans un second volet) ce à quoi Jean-André Périsse-Duluc et avant lui Thieman s’employèrent. Mais le Grand Maître des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, échaudé par l’affaire récente de l’Agent Inconnu restera à l’écart [15] Ce qui ne semble pas être le cas de son frère, Pierre-Jacques Willermoz, médecin, « influencé personnellement par l’Alchimiste Dom Pernety » nous renseigne Antoine Faivre. L’Ésotérisme au XVIIIe siècle en France et en Allemagne, Paris, Seghers, 1973, p. 154. . Périsse-Duluc, Gombault, Friedrich von Berend Thieman, Louis-Marie-François de la Forest, comte de Divonne [16] Louis-Marie-François de la Forest, comte de Divonne, dit Lodoïk, mérite à lui seul bien davantage que de citer ici son nom, mais déborderait du cadre de cet article. Souvenons-en, en attendant que quelqu’un d’autre plus qualifié que moi honore d’un article de fond cet ami intime de Saint-Martin ! des amis proches de Saint-Martin ! Il y en eu d’autres : la duchesse de Wurtenberg et ses fils Ferdinand et Jean. Ce dernier, en compagnie de Reuterlhom (neveu d’Emmanuel Swedenborg) et de Divonne se fit initier par Grabianka [17] Comte d’Ostap, dit Grabianka. Disciple de Dom Pernety, futur entraîneur avec Ottavio Capelli, d’une dissidence établie distinctement en Avignon, « Le Nouvel Israël ». . L’on peut donc avancer sans prétention que Saint-Martin à suivi de près cette affaire tout en adoptant l’attitude sage qui a mené son ami Willermoz à la réserve. L’on n’en saura guère plus !
« Cette partie du domaine aujourd’hui complètement inaccessible à la visite et invisible aux regards ! » m’a dit la propriétaire du Mont Thabor. Je ne peux pas m’y résoudre. Si cet édifice est en dessous de la propriété, donc à flanc de la colline, l’on doit pouvoir sinon y accéder, au moins l’entrevoir ! Je m’infiltre à travers le lotissement construit au bas, établis quelques repaires : là ! Favorisé par la saison hivernale, je découvre à travers les branches de la futaie, l’orangerie !
M’y voici enfin… j’imagine le cadre tel qu’il devait se présenter au XVIIIe, les allées et venues de cavaliers ou d’attelages qui amenèrent ici des marquis de Vaucroze, Divonne et Thieman, la Duchesse en famille, on l’a vu, mais aussi le chevalier (ou baron, qu’importe) Aimée-Bourrée de Corberon, Cappelli, La Richardière, Montpezat, Tardy de Beaufort, de Chaix de Sourcesol, les barons de Noves et de Bournissac, Esprit Calvet (le fondateur du musée Calvet en Avignon, qui conserve les procès-verbaux des manifestations de La Sainte-Parole) Philibert Guyton de Morveau, dit Brumore très certainement et combien d’autres encore !
La pluie a cessé, dans la campagne s’inscrit la courbe d’un magnifique arc-en-ciel !
Xavier Cuvelier-Roy
Bédarrides, 16 janvier 2007, Le Barcares, 31 janvier 2007.
Notes :