Une étude novatrice sur l’un des mouvements les plus intéressants de l’illuminisme : les illuminés d’Avignon ou Nouvel Israël.
Initiating the Millennium : The Avignon Society and Illuminism in Europe se distingue des nombreuses publications récentes concernant l’illuminisme, qui le plus souvent ne sont que des œuvres de compilation n’apportant rien de nouveau. Il en va tout autrement de l’étude de Robert Collis et Natalie Bayer, ouvrage d’une grande richesse qui aborde l’histoire de l’un des groupes les plus intéressants du XVIIIe siècle : les illuminés d’Avignon. Cette société, regroupant des hommes et des femmes, voire des familles entières, ne semble pas s’être donné un nom avant de s’installer en Avignon, en 1787. Par la suite, ses membres font simplement référence à la « société d’Avignon » ou, plus communément, à « l’Union ». Dans sa dernière manifestation à Saint-Pétersbourg, le groupe était connu sous le nom de « Société du Nouvel Israël » ou « Peuple de Dieu ». L’une des caractéristiques des illuminés d’Avignon réside dans le fait d’avoir composé un système intégrant divers aspects de l’ésotérisme occidental : alchimie, oracles numériques, théurgie angélique. Ce qui les distingue surtout, c’est le millénarisme, leur conviction de l’imminence du second avènement du Christ, et c’est ce point que Robert Collis et Natalie Bayer mettent plus particulièrement en évidence. Initiating the Millennium éclaire sous un jour nouveau les diverses étapes de la vie de ce groupe d’illuminés, depuis sa fondation à Berlin en 1779, autour du comte Tadeusz Grabianka, Dom Pernety et l’abbé Guyton de Morveau (dit Brumore), jusqu’au moment où s’éteignent ses derniers feux à Saint-Pétersbourg, en 1820. Cette étude utilise des documents d’archives jusqu’alors négligés, provenant notamment de Russie, documents saisis par la police de Saint-Pétersbourg lors de l’arrestation de Grabianka en 1807. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage en anglais, il était important de le présenter ici.
Titre : Initiating the Millennium: The Avignon Society and Illuminism in EuropeAuteur : Robert Collis & Natalie Bayer
Éditeur : Oxford Studies in Western Esotericism
Publication : décembre 2019, New York
Nb. Pages : 267 pages
ASIN : B082XG7XRT
Sommaire
Note de lecture
Les trois premiers chapitres du livre retracent la décennie qui marque les débuts de la société, entre 1779 et 1789. Le premier se concentre sur les activités du groupe à Berlin, Rheinsberg et en Podolie, période particulièrement marquée par des recherches alchimiques. Grâce à une forme d’oracle numérique dont Brumore est l’ordonnateur, les illuminés interrogent l’invisible pour recueillir les conseils de la « Sainte-Parole » dans leurs travaux. Le deuxième chapitre se focalise sur la personnalité de Grabianka et ses voyages de la Pologne à l’Angleterre entre 1785-1786, période marquée par la rencontre de personnages étranges se donnant le rôle de prophètes, comme Samuel Best, qui jouit de l’estime des swedenborgiens de Londres. Le chapitre trois s’intéresse à ce que l’on peut considérer comme étant l’âge d’or de la société, depuis 1787 jusqu’au début de 1790, période où elle est basée en Avignon. Des personnalités venues de toute l’Europe (Suède, Angleterre, Russie…) viennent recevoir la consécration qui marque leur entrée dans le groupe où Pernety et Grabianka règnent en maîtres. Les auteurs de ce livre décrivent les grandes étapes du rite utilisé pour leur réception. Cette cérémonie était pratiquée sur le haut d’une montagne pendant neuf jours consécutifs, mettant en œuvre une théurgie censée conduire les adeptes à la révélation de leur ange personnel. Cette période, marquée par la mort de Brumore en 1787, permet à un nouveau prophète de s’imposer : Ottavio Cappelli.
C’est à son rôle qu’est consacré le quatrième chapitre. Ottavio Cappelli exerce une profonde influence sur les illuminés, qui entrent alors dans une nouvelle phase de leur histoire. Il les conduit à rejeter la doctrine de Swedenborg et les pratiques ésotériques. Le groupe perd sa dimension œcuménique en privilégiant le catholicisme et consacre désormais un culte à la Vierge. Cappelli, nouveau prophète des illuminés, intercède auprès de l’archange Raphaël, qui supplante dès lors la Sainte-Parole. Cette période se termine dramatiquement par l’arrestation, en septembre 1790, de Cappelli à Rome, où il est emprisonné. Le scandale provoqué par cette arrestation (quelques mois après celle de Cagliostro) provoque des dissensions importantes parmi les illuminés d’Avignon, notamment parmi les protestants français, suédois, anglais et prussiens…
Le chapitre cinq revient sur Avignon et évoque la manière dont Grabianka traverse les turbulences révolutionnaires tout en continuant à faire vivre le rite des illuminés pendant les années 1790. Habile négociateur, Grabianka, qui, comme le montre l’ouvrage de Collis et Bayer, joue un rôle plus important que celui de Pernety dans l’histoire des illuminés, sait négocier avec les chefs de la Révolution qui sévissent en Avignon (oct. 1791, massacres de la Glacière), tout en protégeant quelques royalistes. Ce chapitre analyse les transformations de la société des illuminés entre 1791 et 1802, période marquée par la mort de Pernety en octobre 1796 et la fermeture du temple d’Avignon, la veille du coup d’État napoléonien du 18 Brumaire.
Avec le chapitre six, nous suivons une étape importante de l’évolution des illuminés d’Avignon qui nous conduit en Russie. Les auteurs apportent des éléments inédits sur le développement important de leurs activités à Saint-Pétersbourg, où Grabianka s’est installé en juin 1805. Grâce à l’appui de S. I. Pleshcheev (initié en Avignon en 1788) et de A. A. Lenivstev, le groupe prospère. Dans l’annexe figurant en fin d’ouvrage, Collis et Bayer donnent d’ailleurs la liste de quelque soixante personnalités russes (hommes et femmes) qui ont été consacrées par Grabianka. Précisons que ce tableau constitue un document fondamental, dans la mesure où il répertorie la plupart des initiés reçus entre 1779 et 1807, en précisant les trois chiffres associés à chacun d’eux. (Le rôle et la méthode de composition de ce nombre mystérieux sont expliqués dans le premier chapitre.) Collis et Bayer montrent comment, sous l’influence de Lenivstev, de nombreux membres de la loge rosicrucienne de Saint-Pétersbourg, celle du Sphinx mourant, se tournent vers Grabianka. Cette période de reprise d’activité culmine en 1807 et se termine dramatiquement avec l’arrestation de Grabianka. L’enquête policière menée par les autorités russes nous permet de disposer de nombreux éléments (interrogatoires, saisie de documents, liste de noms) que les auteurs utilisent pour apporter des informations capitales à la compréhension de l’histoire des illuminés d’Avignon. Grabianka ne pourra malheureusement pas se défendre des accusations portées contre lui. Il meurt dans la tristement célèbre forteresse Pierre et Paul en octobre 1807, avant la tenue de son procès.
L’histoire ne s’arrête pas là, et le chapitre sept nous montre que, sous l’influence du cercle de Pleshcheeva (la veuve de Plesheev) et avec l’aide de Lenivstev, la doctrine millénariste, qui avait joué un rôle central dans la société lors du séjour de Grabianka à Saint-Pétersbourg, est toujours vivante, même si elle concerne un groupe d’individus plus restreint. Les plus proches conseillers de l’empereur Alexandre, comme R. A. Koshelev et A. N. Golitsyn [Galitzine]n, fréquentent le cercle de Pleshcheeva. Rappelons au passage que Koshelev était venu rencontrer Saint-Martin en Touraine, au cours de l’été 1787. Ce chapitre met en évidence la personnalité intéressante de Natal’ia Fedotovna Pleshcheeva. Il montre l’intérêt des membres fréquentant son salon pour les textes de la prophétesse française Jacqueline-Aimée Brohon. (En 1792, Pierre Pontard avait fait la promotion des idées de cette femme étrange dans son Journal prophétique.)
Le huitième et dernier chapitre explore l’histoire étonnante de Thérèse-Marguerite Bouche. Membre de la société d’Avignon depuis les années 1790, elle s’est fait connaître à Marseille, au début des années 1810, comme prophétesse. Le 21 mars 1817, T.-M. Bouche écrit à l’empereur Alexandre Ier de Russie pour lui faire part d’un message que la Sainte-Parole lui a révélé : il est le seul souverain capable d’établir le calme et la paix en Europe. Soutenue par Golitsyn et Koshelev, T.-M. Bouche entre directement en relation avec l’empereur qui la reçoit régulièrement pendant plusieurs mois dans la plus grande discrétion. Les auteurs de ce livre évoquent les cérémonies secrètes et les projets qui découleront de ces contacts. À la suite de ces événements, le compagnon de voyage de la prophétesse, [Sébastien] Dubié, sera envoyé en mission pour rencontrer les dirigeants de plusieurs pays européens, afin de leur soumettre un projet qui ajouterait une dimension spirituelle à la Sainte-Alliance (signée quelques années plus tôt).
Des imprudences de T.-M. Bouche et de Dubié font finalement reculer Alexandre 1er. À partir de mars 1821, il refuse d’accorder audience à la prophétesse. Golitsyn tentera sans succès de le faire revenir sur sa décision. En octobre 1821, Thérèse-Marguerite Bouche rentre en France où elle se fera rapidement oublier. Dès l’année suivante, Alexandre interdira d’ailleurs les activités de toutes les sociétés secrètes et de la franc-maçonnerie en Russie. Ce chapitre est particulièrement intéressant dans la mesure où il révèle un aspect ignoré de l’histoire de l’Europe. Si l’influence de Mme Krüdener auprès d’Alexandre est connue, celle de la présence secrète de M-T. Bouche est totalement ignorée. Robert Collis et Nathalie Bayer ouvrent ici un dossier inédit, en s’appuyant sur une documentation solide provenant en partie des rapports de la police française. Sous la direction des services d’Élie Decaze, ministre de l’Intérieur, les activités de cette étrange citoyenne étaient en effet étroitement surveillées.
Le livre de Robert Collis et Natalie Bayer, Initiating the Millennium : The Avignon Society and Illuminism in Europe, apporte des éléments fondamentaux pour comprendre l’histoire d’une société qui, bien qu’ayant connu un destin international, reste méconnue. Soulignant l’aspect millénariste de ce groupe, il met en évidence le rôle prédominant de Grabianka entre 1779 et 1807 et montre que l’influence des illuminés se prolonge jusqu’en 1821. Ce livre complète des ouvrages aussi essentiels que ceux d’Auguste Viatte, Les Sources occultes du romantisme (Honoré Champion, 1979) et d’Antoine Faivre, De Londres à Saint-Pétersbourg : Carl Friedrich Tieman (1743-1802), Aux carrefours des courants illuministes et maçonniques (Arché Milano, 2018), ouvrages qui permettent de mieux comprendre le rayonnement de l’illuminisme. Il ne reste qu’à espérer qu’une traduction permette au public francophone de découvrir plus aisément ce livre passionnant.
Présentation de l’éditeur
In Initiating the Millennium, Robert Collis and Natalie Bayer fill a substantial lacuna in the study of an initiatic society–known variously as the Illuminés d’Avignon, the Avignon Society, the New Israel Society, and the Union–that flourished across Europe between 1779 and 1807. Based on hitherto neglected archival material, this study provides a wealth of fresh insights into a group that included members of various Christian confessions from countries spanning the length and breadth of the Continent. The founding members of this society forged a unique group that incorporated distinct strands of Western esotericism (particularly alchemy and arithmancy) within an all-pervading millenarian worldview. Collis and Bayer demonstrate that the doctrine of premillennialism–belief in the imminent advent of Christ’s reign on Earth–soon came to constitute the raison d’être of the society. Using a chronological approach, the authors chart the machinations of the leading figures of the society (most notably the Polish gentleman Tadeusz Grabianka). They also examine the way in which the group reacted to and was impacted by the tumultuous events that rocked Europe during its twenty-eight years of existence. The result is a new understanding of the vital role played by the so-called Union within the wider millenarian and illuministic milieu at the close of the eighteenth century and beginning of the nineteenth century.
Robert Collis, Visiting Professor of History, Drake University, and Natalie Bayer, Associate Professor of History, Drake University.
Sommaire
Acknowledgements
Abbreviations
Introduction
1 – In the Beginning was the (Holy) Word: The Foundation of the Initiatic Society and its early years in Berlin, Rheinsberg and Podolia, 1779-1784
2 – In Search of Guidance: Grabianka, Swedenborgians and the Prophecies of Samuel Best in London, 1785-1786
3 – The Era of the Seven Brothers in Avignon, 1783-1790
4 – A Wolf in Sheep’s Clothing? The Rise and Fall of Ottavio Cappelli in Rome, 1789-1800
5 – Trials, Tribulations and Transformation: The Illuminés d’Avignon in Revolutionary France, 1791-1802
6 – Light from the North: The New Israel Society Revived in the Russian Empire, 1802-1807
7 – The Legacy of the New Israel Society: The Pleshcheeva Circle, 1807-1830s
8 – The Prophetess Madame Bouche and the Triune of Emperor Alexander, A. N. Golitsyn and R. A. Koshelev, 1810-1822
Conclusion
Appendix
Bibliography
Index