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Note de lecture
Le numéro 51 (2019) de la revue du Dix-huitième siècle, consacré à la Couleur des Lumières comporte un article intitulé « Châtiment et rédemption par la langue, Le Crocodile et la Lettre à un ami sur la Révolution française de Louis-Claude de Saint-Martin » (p. 416-436). Son auteur, Vincenzo De Santis, (Université de Salerne) montre que la Révolution suscite chez Saint-Martin des réflexions qui tiennent à la fois de la religion, de la morale et de la politique. S’intéressant plus spécialement au Crocodile et à la Lettre à un ami sur la Révolution française, il analyse les rapports existant encre ces différents domaines de sa pensée à la lumière de la signification eschatologique que le Philosophe inconnu attribue à la fin de l’Ancien Régime.
Soulignons d’emblée quelques erreurs qui bien qu’elles n’entachent pas la démonstration de Vincenzo De Santis méritent d’être soulignées. Par exemple, au début de l’article il est question de « l’aspect théurgique des doctrines de Jacob Boehme », ce qui est totalement erroné. En effet, à l’inverse de la doctrine de Martines de Pasqually, celle du premier maître de Saint-Martin, la théurgie est absente de la théosophie de Boehme et c’est cette caractéristique qui avait séduit le Philosophe inconnu. Un peu plus loin, l’auteur écrit que Saint-Martin arrive de Lyon lorsqu’il assiste au spectacle sanglant de la Révolution à Paris. En réalité, il a quitté cette ville depuis plusieurs années. Après avoir séjourné à Strasbourg entre septembre 1788 et juillet 1791, il habite tantôt à Chandon, près d’Amboise, tantôt à Paris et c’est à l’occasion de l’un de ses déplacements à la capitale qu’il assiste aux scènes sanglantes qui le dégouttent. De même, ce n’est pas « tout juste avant son arrivée à Paris » que Saint-Martin vient de terminer la première rédaction du Crocodile. Comme il le précise lui-même dans son Portrait, c’est à Petit-Bourg (près de Paris), chez la duchesse de Bourbon qu’il a terminé ce roman le 7 août 1792 (Mon Portrait, n° 669). Il accompagne alors la duchesse dans ses déplacements entre Paris et Petit-Bourg, et il est probable qu’il ait écrit une partie du roman à Paris.
Le dernier point qui nous semble contestable est celui de la référence faite par Vincenzo De Santis au Catalogue de la mise en vente des livres de Saint-Martin en 1806 (p. 421-422). Comme nous l’avons montré par ailleurs [ici], rien ne laisse penser que le catalogue en question ait un rapport quelconque avec le Philosophe inconnu. Il est plus probablement celui d’un homonyme, car le patronyme de Saint-Martin est assez commun en France.
Comme nous l’observions dans l’introduction de cette note, ces méprises n’ont pas d’incidence sur la démonstration de l’auteur qui s’attache à montrer le rôle fondamental de la parole et du langage dans l’œuvre du Philosophe inconnu. Saint-Martin aborde d’ailleurs cette question dès son premier ouvrage, Des erreurs et de la vérité (1775) et cette thématique revient dans tous ses ouvrages pour atteindre sa maturité dans l’un de ses derniers ouvrages, De l’esprit des choses (t. 2 « Langues des différents mondes »). Vincenzo De Santis reprend et analyse les études que d’autres chercheurs, notamment Nicole Jacques-Lefèvre, ont consacrées à ce thème. Ces références pourraient être complétées par l’étude publiée par Robert Amadou dans la revue Corpus « Louis-Claude de Saint-Martin, Controverse avec Garat, précédée d’autres écrits philosophiques (Corpus n° 14/15, 2e semestre 1990, p. 129-142). Reprenant la référence à la thèse de Michel Delon sur L’Idée d’énergie au tournant des Lumières [1988), texte auquel fait aussi allusion Vincenzo De Santis dans son article, Robert Amadou résume admirablement la problématique de la parole et du langage chez Saint-Martin (voir en particulier « Des couplets sur la pensée et le langage », p. 138-140).
L’étude de Vincenzo De Santis se décompose en trois parties. La première est consacrée au « Crocodile, poème épico-magique » ou fable allégorique ? », la deuxième aborde « Le rapport de l’idée à la langue et la notion de langue première » et la dernière étudie « La Lettre à un ami : du châtiment à la rédemption ». L’auteur souligne l’importance de la Révolution dans le processus de maturation du Philosophe inconnu qui dit lui-même : « La Révolution française m’a aidé à faire un retour essentiel sur moi-même, et sur la marche que la sagesse divine tient à mon égard, c’est que sans les tribulations que cette révolution occasionne, ne fut-ce que par les inquiétudes qui en résultent journellement, je n’aurais été vers Dieu que par la voie de mon propre esprit, au lieu que Dieu voulait me faire sentir que je ne pouvais aller vers lui que par lui-même. » (Mon Portrait, n° 431.)
Au final, l’étude publiée dans la Revue du Dix-huitième siècle retiendra l’attention des amis de Saint-Martin. En effet, elle souligne l’importance fondamentale de la quête de la « parole perdue », châtiment dont l’homme de désir doit s’affranchir par un processus de rédemption pour retrouver sa grandeur perdue. Il s’agit-là d’un thème central dans l’œuvre du Philosophe inconnu.
A propos de l’auteur
Vincenzo De Santis est chercheur en littérature française à l’Università degli Studi di Salerno et docteur des Universités de Milano et Sorbonne Université. Ses domaines de recherche sont le théâtre et la littérature du XVIIIe siècle et les rapports entre scène dramatique, littérature et pouvoir pendant la Révolution et l’Empire. Il est également l’auteur de « Mysticisme illuministe et magnétisme animal, Louis-Claude de Saint-Martin juge de Franz Anton Mesmer », publié dans les Cahiers de littérature française, 2018, n° 17, Littérature et magnétisme, p. 11-24.
Titre : « Châtiment et rédemption par la langue, Le Crocodile et la Lettre à un ami sur la Révolution française de Louis-Claude de Saint-Martin »
Auteur : Vincenzo De Santis
Revue : Dix-huitième siècle 2019/1 (n° 51), pages 417 à 434
Éditeur : Éd. La découverte
Extrait
À l’aube de la première Terreur, Louis Claude de Saint-Martin, âgé de presque cinquante ans, quitte Lyon pour revenir à Paris, où il assiste au spectacle de la tragédie sanglante d’une ville révoltée. Le philosophe traverse indemne la capitale au cours de la journée du 10 août 1792, « calme » et sans crainte, si bien qu’il s’estimera par la suite « gâté », comme si, en « élu » de Dieu, il était protégé des horreurs dont il était le témoin. Si la formation de Saint-Martin est surtout liée aux cultes des Élus Cohens de Pasqually, la critique a montré à quel point la Révolution marque un tournant fondamental dans la pensée du théosophe, dans la mesure où elle constitue probablement la dernière étape de sa formation idéologique et spirituelle. Ce qui est clair dans ses écrits biographiques aussi, où le traumatisme du Paris révolutionnaire est réabsorbé et relu selon la doctrine illuministe : « Tout fut en armes dans Paris. […] Je fus calme, et il ne m’arriva rien. » Les positions de Pasqually marquent la première étape de sa production philosophique, bien que Saint-Martin privilégie le versant spéculatif par rapport au système proprement rituel. L’aspect strictement théurgique des doctrines de Jacob Böhme – dont Saint-Martin est traducteur – et de Pasqually est remplacé chez Saint-Martin par la spéculation mystique déjà peu avant 1789. La Révolution suscite chez Saint-Martin des réflexions de nature très diversifiée, qui tiennent à la fois de la religion, de la morale, de la politique, et qui sont publiées en même temps qu’un large corpus d’ouvrage… »