En 1806, un libraire parisien publiait le Catalogue des livres rares et précieux du cabinet de feu M. de Saint-Martin dont la vente des livres était organisée par Tilliard frères, libraires parisiens, le 2 juin 1806. Le Saint-Martin en question est-il le Philosophe-inconnu où un homonyme ?
Le Philosophe inconnu passe pour s’être toujours méfié des livres. Pourtant, jusqu’à la fin de sa vie, il n’a cessé de fréquenter les bibliothèques et d’avoir recours à ses amis pour obtenir des ouvrages qu’il ne pouvait se procurer en France. Saint-Martin était à n’en pas douter un grand lecteur.
On sait pourtant peu de choses de ce que furent ses lectures, si ce n’est par quelques indices parsemés au fil de ses œuvres : Burlamaqui, Abbadie, Rousseau, Boehme, Gichtel, Antoinette Bourignon figurent parmi ceux qu’il admire, et Boulanger, Buffon, les philosophes des Lumières, parmi ceux qu’il abhorre.
Sommaire
L’Inventaire de la bibliothèque
L’inventaire dressé quelques jours après la mort du Philosophe inconnu, dans l’appartement qu’il occupait au 668 de la rue Saint-Florentin à Paris, ne nous renseigne guère. Il répertorie « trois cents volumes environ, tant reliés que brochés », mais n’en donne pas le détail, sauf pour signaler la présence du « Dictionnaire de Valmont de Bomard, plusieurs théâtres, les œuvres de Voltaire, l’Histoire ecclésiastique, plusieurs ouvrages allemands et de littérature [1] Voir AMADOU Robert, « La succession de feu Louis-Claude de Saint-Martin (1803) avec une note sur les frères Calmelet », dans Trésor martiniste, Paris, Villain et Belhomme, Éd. Traditionnelles, 1969, p. 165-181. ». Robert Amadou précise : « On pourrait aussi se plaire à imaginer, comme il est légitime je crois de le faire, que parmi les « ouvrages allemands » se trouvaient les quelques livres de Böhme, dont nous savons d’ailleurs que Saint-Martin les possédait. »
Était-ce là toute la bibliothèque du Philosophe inconnu ? Probablement pas, car l’appartement occupé par Saint-Martin à Paris ne constituait pas son domicile principal. C’est près d’Amboise, à Chandon, qu’il avait sa maison, une demeure où il aimait passer la belle saison. Il est probable qu’il avait regroupé là l’essentiel des livres qu’il avait amassés au fil des années, mais auxquels il faudrait sans doute ajouter ceux de son père dont il avait hérité.
Le Manuel bibliographique des sciences psychiques d’Albert-Louis Caillet
À la lecture de l’analyse de Robert Amadou, on s’étonne que celui-ci ne fasse pas référence au célèbre Manuel bibliographique des sciences psychiques ou occultes dans lequel Albert-Louis Caillet mentionne un document étonnant. Il termine en effet la liste des ouvrages du Philosophe inconnu en présentant le Catalogue des livres rares et précieux du cabinet de feu M. de Saint-Martin, publié en 1806. [2] CAILLET Albert-Louis, Manuel bibliographique des sciences psychiques ou occultes, Paris, L. Dorbon, 1912, t. II, p. 462, n° 9791. « Saint-Martin (Louis-Claude dit le Philosophe inconnu). — Catalogue des livres rares et précieux du cabinet de feu M. de Saint-Martin… Paris, Tillard frères, 1806, in-8° de 172 p. »
Personne ne semble d’ailleurs s’être inquiété de l’existence de ce catalogue. Quelle ne fut donc pas notre surprise, à la fin de l’année 2007, d’en découvrir un exemplaire dans la « bibliothèque » de Google ! [3. Nous remercions Xavier Cuvelier-Roy de nous avoir permis de localiser une copie de ce catalogue. ] Le célèbre moteur de recherche sur Internet l’a en effet numérisé en août 2007, à partir du volume figurant à la bibliothèque de la Taylor Institution University d’Oxford.
Empressons-nous d’apporter une précision importante : contrairement à ce qu’indique Albert-Louis Caillet, le titre du catalogue ne précise pas de quel Saint-Martin il est question. S’il s’agit de Louis-Claude de Saint-Martin, il est surprenant que le libraire n’ait pas jugé utile d’apporter cette précision ou de faire référence à son pseudonyme.
La notoriété du Philosophe inconnu aurait en effet constitué un argument de vente non négligeable. Albert-Louis Caillet se serait-il trompé ?
L’exemplaire du catalogue figurant à la Taylor Institution University corrige l’imprécision du titre. Sur la première page du volume, une main anonyme a ajouté sous le nom de Saint-Martin : « Le Philosophe Inconnu [suivi des 6 points martinistes] ». L’auteur de cette inscription s’est-il basé sur la bibliographie d’Albert-Louis Caillet pour poser cette affirmation ? Il est impossible de le savoir. Cependant, on peut conjecturer que cette annotation n’a pas été ajoutée avant la fin du XIXe siècle. En effet, elle est complétée par les célèbres six points inventés par Papus, à l’imitation des trois points de la franc-maçonnerie, pour désigner le martinisme. Elle est donc postérieure à 1890 et sans doute contemporaine de l’ouvrage publié par Caillet en 1912.
La description d’Albert-Louis Caillet précise par ailleurs que le Catalogue comporte 196 numéros alors que son examen en révèle 1 196 ! Attribuons cette différence à une coquille, car les autres éléments décrits par le bibliographe sont exacts. [3] Sa présentation du livre de Fénelon par exemple, avec des notes « manuscrites de J. Meslier, curé d’Estrepigny », correspond exactement à celle de la page 23 du Catalogue de 1806.
Le catalogue
Le contenu du Catalogue des livres rares et précieux du cabinet de feu M. de Saint-Martin [4] Catalogue des livres rares et précieux du cabinet de feu M. de Saint-Martin dont la vente se fera le lundi 2 juin 1806 et jours suivants, six heures très précises de revelée, rue des Bons-Enfants, n° 30. Paris, chez Tillard Frères, libraires rue Pavée Saint-André-des-Arcs, n° 16, juin 1806. Il a été imprimé par Testu, Imprimeur de l’Empereur. peut-il nous éclairer sur l’identité réelle de son propriétaire ? L’ensemble des livres est classé en cinq sections : Théologie, Jurisprudence, Sciences et arts, Belles-lettres et Histoire. Nous ne nous livrerons pas ici à une étude détaillée de la longue liste des rubriques qui les composent, préférant renvoyer le lecteur à l’Appendice qui suit cette étude, voire au Catalogue lui-même. Quelques remarques suffiront à situer l’énigme que pose ce document.
Arrêtons-nous d’abord sur sa date d’édition. Le Catalogue a été publié en 1806 pour une vente organisée entre le 2 et le 19 juin 1806 par Tillard Frères, librairies à Paris. Cette date suit de peu celle de la vente de la maison du Philosophe inconnu. En effet, un an après sa mort, en 1804, son héritière, sa sœur Louise-Marie de l’Estenduère (1740-1828), vendait la propriété de Chandon. Il n’est donc pas interdit de penser que deux ans plus tard, elle ait décidé de se séparer des livres de son frère, voire qu’elle ait confié à un libraire spécialisé dans la vente des bibliothèques le soin d’organiser celle du Philosophe inconnu.
Contenu du catalogue
Le nombre et la qualité des livres présentés dans ce catalogue posent pourtant problème. En effet, les 1 196 références (soit environ 1 500 volumes) qui la composent, révèlent la richesse de son propriétaire. Parmi ces ouvrages, on trouve nombre de volumes « rares et précieux ». Or, on sait que la fortune du Philosophe inconnu était modeste. De surcroît, on remarque que cette liste comprend au moins trois volumes dont les dates d’édition sont postérieures de quelques années à 1803, date de la mort de Louis-Claude de Saint-Martin (réf. 1045, 1170 et 1171).
On est également étonné par le nombre important d’ouvrages consacrés à la littérature, en comparaison avec la rareté de ceux qui sont directement liés à l’ésotérisme ou à la mystique. On n’y trouve guère que L’Imitation de Jésus-Christ (n° 30), La Philosophie occulte d’Agrippa (n° 187) et quelques textes à propos de Nostradamus (nos 348-350). On se souviendra certes que Saint-Martin n’appréciait guère les sciences occultes, et que même l’alchimie ne trouvait pas grâce à ses yeux. Mais comment expliquer qu’on n’y trouve pas un seul livre de Jacob Boehme ou les divers volumes achetés par le Philosophe inconnu et dont nous avons la certitude par sa correspondance qu’il les possédait ?
Certes, l’absence de certains d’entre eux pourrait s’expliquer par le fait que l’héritière de Saint-Martin a donné à l’un des amis et disciples de son frère, Joseph Gilbert, une partie de ses « archives ». N’a-t-il pas obtenu aussi certains de ses livres ? L’examen du catalogue de la vente de sa bibliothèque semble le confirmer. [5] Catalogue des livres imprimés et manuscrits composant la bibliothèque de feu M. J. Gilbert, membre de plusieurs sociétés savantes, Paris, Imprimerie A. Appert, 1842. La vente eut lieu les 21 et 22 mars 1842. La brochure de 20 pages décrit 193 références. Robert Amadou a publié un fac-similé de ce document dans Deux amis de Saint-Martin, Gence et Gilbert, Œuvres commentées, col. « Documents martinistes n° 24 » Paris, texte dactylographié, juin 1982, p. 307-327.
Il révèle en effet que Joseph Gilbert avait en sa possession les œuvres de J. Boehme, W. Law, E. Swedenborg, G. Gichtel, J. Lead, etc., [6] Ce catalogue révèle la présence de plusieurs éditions des œuvres de Boehme. D’une part avec 11 volumes de l’édition en allemand d’Amsterdam, parue en 1682. Or, nous savons que Saint-Martin possédait cette édition (cf. sa lettre du 28 septembre 1792 à Kirchberger). D’autre part avec 3 volumes de la traduction anglaise publiée à Londres entre 1661 et 1662 (il s’agit probablement de celle de J. Sparrow). Ces volumes figurent aux numéros 19 et 20 de ce catalogue. Nous savons, toujours par la même correspondance, que Saint-Martin possédait une édition anglaise qu’il a utilisée pour réaliser sa propre traduction de Boehme. )) autant d’auteurs qui constituaient la nourriture favorite du Philosophe inconnu entre les années 1790 et 1803. [7] Dans l’étude qu’il a consacrée à Joseph Gilbert, Robert Amadou souligne d’ailleurs la présence de « différents livres en provenance de la bibliothèque de Saint-Martin… ». Cf. Deux amis de Saint-Martin, p. 176, note 17 bis.
Il est également frappant de constater que le catalogue des 1 196 références de « livres rares et précieux » ne supporte guère la comparaison avec celui, plus modeste, de l’inventaire réalisé quelques jours après la mort du Philosophe inconnu. La présence du « Dictionnaire de Valmont de Bomard » (sic pour Bomare), et des « œuvres de Voltaire » dans l’inventaire et dans le Catalogue n’est pas suffisante pour en tirer des conclusions. Il y a une marge importante entre le nombre considérable d’œuvres littéraires du « cabinet de feu M. de Saint-Martin » et les quelques ouvrages de littérature évoqués dans l’inventaire de l’appartement parisien du Philosophe inconnu.
En dernière analyse, la richesse de cette bibliothèque révèle l’étendue des centres d’intérêt de son propriétaire, un intellectuel lettré. Elle témoigne non seulement d’une culture classique, mais nous montre un lecteur attentif aux idées des Lumières : Hobbes, Holbach, Hume, La Mettrie, Diderot, Helvetius, Condillac, Locke, Voltaire, Volney, Rousseau et Buffon y sont bien représentés. Cette culture ne faisait pas défaut à Louis-Claude de Saint-Martin. Cependant, on a peine à imaginer le Philosophe inconnu se penchant sur les nombreux ouvrages consacrés aux taxes et impôts, à l’importation des graines, à l’art de la guerre [9. Plusieurs d’entre eux sont postérieurs à 1772, c’est-à-dire à l’époque où Saint-Martin avait quitté l’armée.] ou à l’insectologie, figurant sur le catalogue de 1806.
Il reste possible que ce type d’ouvrages lui soit venu de son père, mais ne serait-il pas plus raisonnable de penser que ce catalogue soit celui d’un homonyme de Louis-Claude de Saint-Martin ?
Dominique Clairembault (14/04/2008)
Appendice : Les sections du Catalogue
1 – Théologie
Cette section comprend 63 références (nos 1 à 63, p. 1 à 10).
Contenu : Textes et versions de l’Écriture sainte ; Histoires et figures de la Bible ; Liturgie et Conciles ; Théologie Scholastique et Morales, et Sermonaires ; Théologie polémique, ou Traités concernant la défense de la religion chrétienne et catholique ; Théologie mystique ou contemplative ; Théologie hétérodoxe ; Théologie Mahométane et indienne.
2 – Jurisprudence
Cette section est celle qui comporte le moins de volumes, ne regroupant que 15 références (nos 64 à 78, p 10 à 12).
Contenu : Droit public civil et criminel, français et étranger.
3 – Sciences et arts
Cette section est la plus importante, elle regroupe également les ouvrages de philosophie. Elle comprend 419 références (nos 79 à 497, p. 12 à 71).
Contenu : Philosophes anciens et modernes ; Logique Morale ; Traités de philosophie morale, des vertus, des vices et des passions ; Économie ; Politique ; Commerce, Finances ; Métaphysique ; Physique ; Histoire naturelle générale universelle ; Histoire naturelle de la terre, des éléments, etc. ; Traités généraux d’agriculture et économie rustique ; Introduction à la botanique ; Histoire naturelle des végétaux ; Traité des arbres, des plantes, des champignons, des fleurs, et de leur culture ; Collection de plantes des jardins publics et particuliers ; Histoire naturelle des animaux, etc. ; Mélanges d’histoire naturelle ; Médecine, anatomie et chirurgie ; Astronomie astrologie ; Arts ; Arts du dessin, de la peinture, de la gravure et de la sculpture (Introduction à la connaissance et à l’étude des arts – Arts de la peinture, sculpture et gravure – Cabinets et Galeries de peintures, par ordre alphabétique des lieux où elles sont, ou de leurs possesseurs – Catalogue de tableaux et autres curiosités – Estampes – Architecture) ; Art Militaire (Artillerie – Fortifications, attaques et défenses des places, etc. – Histoire militaire, campagne et actions – Mélanges sur l’art militaire et la marine – Pyrotechnie, Métallurgie et fonte des mines – Arts de la Fonderie et Verrerie – Art Gymnastique, et Traités des Jeux d’exercices et de divertissements – Traité de la chasse et de la pêche).
4 – Belles-Lettres
Cette section est la deuxième en nombre de volumes, elle comprend 405 références (nos 498 à 902, p. 71 à 128).
Contenu : Introduction à l’étude des Belles-lettres ; Grammaires et Dictionnaires des langues grecques et latines ; Grammaire et Dictionnaires des langues françaises, italienne, anglaise et allemande ; Rhétorique, Orateur grecs, latins et français ; Poétique ; Poètes grecs ; Poètes latins anciens ; Poètes latins modernes ; Poètes latins modernes, facétieux, vulgaires appelés Macaroniques ; Poètes français ; Poèmes divers ; Poètes dramatiques, grec et latins ; Poètes dramatiques français ; Poètes italiens ; Poètes dramatiques italiens ; Poètes anglais, allemands ; Poètes lyriques ; Mythologie, Fables et Apologues ; Contes et merveilles ; Romans (Romans grecs et latins – Romans héroïques et historiques – Romans de chevalerie – Romans d’amour, moraux, allégoriques, comiques et amusants) ; Philologie, Satires, Invectives, Défenses, Apologies ; Dissertations singulières, philologiques, critiques, allégoriques et enjouées ; Gnomiques, ou sentences : Iconologie, Emblèmes, etc. ; Polygraphes ; Mélanges de Polygraphie ; Mélanges littéraires, et dissertations variées ; Dialogues et Épistolaires.
5 – Histoire
Cette section, la troisième en nombre de volumes, comprend 294 références (nos 903 à 1 196, p. 128-172).
Contenu : Géographie, Atlas ; Voyages (Collections et Voyages autour du monde – Voyages particuliers faits en différentes parties du monde – Voyages imaginaires – Topographie, Description des villes et pays, Voyages pittoresques) ; Chronologie, Histoire universelle, ecclésiastique : Histoire Grecque et Romaine ; Histoire moderne (Histoire d’Italie – Histoire générale de France – Histoire de France sous des règnes particuliers – Mélanges de l’Histoire de France – Histoire d’Allemagne, d’Espagne, d’Angleterre – Histoire des Monarchies et pays hors de l’Europe) ; Antiquités ; Médailles, Monuments d’antiquités, Pierre gravées, etc. ; Histoire littéraire ; Bibliographie (Bibliographes généraux – Catalogues des différentes bibliothèques, et cabinets de livres – Vies des personnages illustres anciens – Vies et éloges des personnes illustres modernes – Extraits et dictionnaires historiques).
Dominique Clairembault (14/04/2008)
Notes :