Dans les milieux les plus cultivés, les plus curieux de connaître les œuvres de l’esprit, lorsqu’on prononce aujourd’hui le nom de Louis-Claude de Saint-Martin, il est fort rare qu’on éveille un écho. J’en ai fait souvent l’épreuve ; elle a pu me servir à distinguer parmi ceux qu’on nomme les intellectuels, une étroite famille gardienne d’un certain Graal. Ne pas ignorer ce grand Mystique français est, à mes yeux, en quelque sorte le signe d’une élection. Encore les personnes à qui son nom fait relever la tête n’ont-elles pas toutes accepté de lire, de méditer, de pénétrer son œuvre obscur, étrange, au-dessus du temps, nécessitant pour être compris un renoncement aux méthodes ordinaires de la pensée. Il suffit à des érudits d’avoir noté une biographie et une bibliographie ; de savoir que Saint-Martin fut l’origine discrète d’un vaste courant spiritualiste et qu’il fut peut-être même le premier à prononcer ce mot ; de savoir encore que ce fut lui qui inventa cette devise qu’on croit à tort vidée de sa substance vivante depuis qu’elle est tombée dans le domaine public et inscrite sur les monuments : Liberté, Égalité, Fraternité. (L’idéal, a dit Fichte, est ce qui doit toujours être réalisé, mais, en même temps, ce qui ne peut jamais l’être…) Cependant, n’aurait-il trouvé que cela, un idéal humain, un programme, une direction, trois mots définitifs dont un peuple ne secoue plus l’obsession même quand il n’y accorde point ses actes, cet homme aurait assez fait pour ne point mourir. N’est-il pas mystérieux que son verbe, invoqué dans chaque espérance comme dans chaque déception, soit tellement célèbre, et lui tellement oublié ?
Louis-Claude de Saint-Martin a voulu lui-même cet effacement. Il était, de son vivant, inactuel, inattentif ou opposé aux courants de l’opinion, jaloux d’une solitude d’esprit où ne le rejoignaient qu’un petit nombre d’âmes élues. Il fréquenta pourtant le monde, un certain monde de qualité, que son énigme pouvait séduire. La Révolution qui survint l’incommoda assurément ; plus occupé du sens spirituel des événements que des événements eux-mêmes, il flotta sur elle comme le choisi de Dieu sur les eaux du déluge. Il ne signait point ses livres ou les signait : le Philosophe Inconnu, voulant peut-être que l’on crût qu’ils lui étaient dictés par quelque guide surnaturel. Et de fait, leur obscurité parcourue d’éblouissants éclairs qui révèlent des horizons immenses témoigne un peu partout de ce que le génie comporte de spontané, d’irréfléchi, d’involontaire et d’inégal. Ces livres si peu répandus ont pourtant eu la fortune de trouver les lecteurs qui les devaient aimer et leur influence est visible dans l’œuvre d’écrivains comme Joseph de Maistre, comme le Balzac de la Recherche de l’Absolu et de Louis Lambert. Un spiritualisme libéré des formes culturelles n’a pas cessé d’y puiser son inspiration et l’on peut dire de la philosophie martiniste qu’elle continue à cheminer silencieusement dans un monde apparemment gagné au matérialisme et au mécanisme jusqu’à ne plus pouvoir comprendre, peut-être, la musique intérieure de l’univers. Il en est d’elle, de cette philosophie, comme des rivières souterraines que l’on peut croire perdues mais dont le cours est marqué à la surface du sol par une fraîche traînée de verdure. Mes habitudes de pensée me portent à dire que la rivière émergera et qu’un jour venu, elle servira à apaiser une ardeur que d’autres eaux n’ont pas éteinte.
Philosophie ? ou plutôt, métaphysique ? Le mot ne convient guère. Il appartient au vocabulaire intellectuel et non au spirituel. La métaphysique remue des concepts, c’est-à-dire des créations de l’intelligence, dépendantes de l’intelligence qui les crée. Le dernier effort de l’intelligence ne parvient pas à distinguer Dieu de l’idée de Dieu. Platon lui-même ne s’évade pas de la prison de l’intelligence, quand il fait de la matière une ombre et de l’idée une réalité ; l’existence qu’il attribue à l’idée n’est encore qu’allégorique. La métaphysique est, comme l’anatomie, une analyse de choses froides. Au Mystique, la Révélation — qui est une insulte à la raison — annonce un monde spirituel vivant, dont toutes les parties sont vivantes, dont l’Être qui est essentiellement Vie est l’origine, le centre, le contenant et la fin. Il n’y a pas de preuves de cela, car la preuve appartient à l’ordre rationnel ; mais il faut tout laisser sans explication ou l’expliquer par cela. Et quand on a l’accès d’une certaine forme de méditation, tout devient erreur hormis cela. Le Matériel est l’erreur qui ne subsiste que par notre créance et dont notre vocation est de nous dégager. Nous sommes murés dans l’erreur par une involution que les religions appellent la Faute — faute qu’il peut être permis de croire nécessaire — et l’évolution, à l’inverse, doit nous régénérer, nous remettre en possession de ce monde vivant, où tout est vivant, où les Nombres eux-mêmes sont des êtres vivants, des vertus, des anges si l’on veut.
Nous ne nous en tirerions pas nous-mêmes. Le monde accessible à nos sens est, il est vrai, plein de signes ; il n’est lui-même qu’une écriture, un document, figuré en creux, du monde vivant. Mais nous ne saurions pas le lire. Le mécanisme de notre perception et de notre raisonnement construit la réalité de l’objet matériel, nous sommes arrêtés par lui ; notre étude s’attache à lui comme s’il ne signifiait rien d’autre que lui-même ; nous ne possédons pas son sens spirituel. Ainsi un homme du commun pourrait-il passer toute son existence devant les hiéroglyphes d’une muraille d’Égypte et même être vivement intéressé par la perfection des dessins, les observer méticuleusement, en dresser un état complet, noter combien de fois y est répété un œil, ou une ligne brisée, ou un épervier, ou une grosse mouche ; il croirait donc en posséder la science entière. Et cela jusqu’au moment où un Savant viendrait les lui lire ; à ce moment-là, les yeux, les lignes brisées, les éperviers, les grosses mouches perdraient toute importance autre que celle de signes d’une invocation à Ammon-Ra ou d’un traité de Ramsès II avec les Hittites…
Pour que les hommes apprennent ce qui est figuré par les murs de leur prison ; pour qu’ils sachent que c’est une prison et que hors d’elle est la Vie ; pour qu’ils aperçoivent la Voie libératrice, il faut qu’il entre une lumière, une Révélation ; que la Parole, être vivant du monde vivant, soit involuée avec eux, les enseigne et les entraîne. Jésus-Christ est véritablement, pour Claude de Saint-Martin, cette Parole involuée en l’humanité. Saint-Martin est un mystique chrétien.
On ne le voit pas soumis aux disciplines d’un culte. C’est un irrégulier, comme l’étaient les Prophètes au regard des Lévites, comme le furent, sous la nouvelle Loi, des inspirés dont l’Église établie eut défiance ; un clergé n’accepte pas volontiers, même quand il s’agit de Jeanne d’Arc, les communications avec le ciel qui ne passent pas par la voie hiérarchique. Mais il ne m’est pas apparu que Saint-Martin s’écartât de l’enseignement chrétien, s’il en approfondit et développe le contenu spirituel. Son Credo est celui de Nicée. Le Christ dont il parle est conforme à celui des Écritures auxquelles il se réfère constamment. Il évite, avec un soin certainement intentionnel, de le nommer. Il l’appelle le réparateur. À mon entendement, l’auteur mystique, tout baigné de la lumière du monde spirituel, veut marquer par là que la personne historique de Jésus, ayant appartenu comme notre propre personne corporelle au monde des apparences, est elle-même un signe sur la muraille ; que sa vie terrestre est une inscription ; que la valeur du signe et de l’inscription est dans le sens qu’ils ont hors de l’espace et du temps. En somme, le Christ est l’expression humaine et temporelle de la Parole vivante ; la seule expression qui en soit lisible du point où nous sommes. Il n’est, pour Saint-Martin, d’autre voie que la chrétienne ; mais il ne taxe pas d’imposture des révélateurs dont l’histoire a marqué l’apparition en des âges et des lieux différents, estimant que la nourriture est adaptée et mesurée au besoin et à la capacité de ceux qu’elle doit vivifier. Jésus-Christ n’est venu qu’à l’heure humaine où sa venue était opportune et assez ardemment désirée pour être nécessaire. Et encore le poids effrayant des erreurs accumulées depuis dix-neuf siècles par ceux même qui ont prétendu le mettre dans leurs intérêts, montre, non qu’il a échoué, mais qu’incorporant la lettre de son enseignement, le commun des hommes n’a pas commencé à s’en assimiler l’esprit. Il se pourrait bien, en ce sens, que les plus avancés des chrétiens ne fussent pas tous au nombre de ceux qui font profession de l’être.
Un lecteur attaché au plan de la raison, qui n’est pas en disposition de voir dans le réel le mur d’une geôle et l’envers du vrai, pourra n’être pas insensible à la belle langue de Louis-Claude de Saint-Martin, à la hauteur de sa vision, à ce qu’il lui plaira d’appeler, ici, son ingéniosité et, là, sa poésie ; car c’est, en vérité, un grand écrivain, comme certains auteurs bibliques, le Psalmiste, les Prophètes, comme l’auteur de l’Imitation auquel il ressemble par plus d’un trait, comme le Pascal des Pensées dont il n’a pas l’inquiétude. Ce lecteur pourtant pénètre malaisément l’ombre de sa forêt percée de rayons. Peut-être ce que je viens d’écrire servira-t-il d’introduction en suggérant un état d’âme.
L’œuvre de Saint-Martin est nombreux et, à mon opinion, d’une grande unité organique. On pourrait le définir par un titre qui appartient à Martinez de Pasqually, le théurge énigmatique qui fut le premier instituteur du Philosophe Inconnu : c’est un Traité de la Réintégration des Êtres. Mais comme je le dirai peut-être un jour, Saint-Martin prit ailleurs que chez Martinez le chemin du réparateur. Sans doute faut-il trouver le centre de cet œuvre dans quatre livres qui portent en tête le mot Homme. Ce sont l’Homme de Désir (1790), le Nouvel Homme (1792), Ecce Homo (1800), Le Ministère de l’Homme-Esprit (1802). Si j’interprète bien une intention que l’auteur, à son habitude, ne fait que suggérer, j’y puis voir les étapes de la voie spirituelle, depuis l’instant où l’homme, captif du Matériel, reçoit comme une grâce initiatrice le Désir de s’en libérer, jusqu’à celui où il est remis en ses prérogatives. Et qu’il y ait quatre étapes à parcourir, cela ne peut paraître indifférent lorsque l’on sait l’importance reconnue par Saint-Martin à la vertu intrinsèque des Nombres, le Quaternaire étant un signe sensible de mouvement et de régénération — ce que j’expliquerais si j’en avais l’espace.
Je recueille seulement ici, en leur donnant des titres qu’elles n’ont pas dans le texte, des pages du Nouvel Homme. Il y est enseigné l’autocréation de notre être spirituel, dont le réparateur, en son existence humaine, fournit l’exact et vivant modèle ; du nouvel homme, fils de l’homme de désir.
Octave Béliard