« C’est à partir de l’œuvre de Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu, dont les écrits s’échelonnent entre 1775 et 1802, et tout particulièrement de sa Lettre à un ami sur la Révolution française que je vais analyser cet effet particulier de la Révolution. Il ne s’agit plus dans ces textes de dire comment la Révolution confirme, accomplit les prophéties, mais comment elle marque l’aube d’une ère nouvelle, celle d’une apothéose de l’homme. On peut donc tenter, même si le terme même n’y apparaît pas, d’y montrer l’émergence d’une annonce enthousiaste d’une certaine « modernité », annonce dont je définirai les modalités. »
Avertissement : Cet article a été édité une première fois dans Daniela Gallingani, Claude Leroy, André Magnan et Baldine Saint Girons (Éds.) Colloque interdisciplinaire Révolutions du moderne, (Université Paris X-Nanterre, 6-9 déc 2000), éd. Paris-Méditerrannée, 2004, p. 271-281).
Dans son ouvrage sur l’opinion publique au XVIIIe siècle, Arlette Farge [1. Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIe siècle, Paris, Seuil, 1992, p. 93 et 106.] évoque « l’atmosphère contrastée » d’une période historique où :
aucun journal, chronique, gazetin de police ni même aucune nouvelle à la main n’oublie de noter ces mille facettes de la réalité venues surprendre un public gourmand de mystères à éclaircir, de découvertes à faire et de “lieux” insolites et improbables où poser sa raison et ses rêves.
Familière des domaines de l’illuminisme et de la sorcellerie, je ne peux que souscrire à cette lecture, et m’intéresser à cette forme très particulière du rapport à l’histoire de ceux qui, au XVIIIe siècle, en sont dépossédés, et vivent dans un monde vide d’informations réelles, mais riche de rumeurs, où « tout sert », pour citer encore Arlette Farge, « de nouvelle ou de spectacle », un monde habité par l’attente et l’interprétation des signes [2. Bien que l’attitude mentale et le déchiffrement même répondent à des modalités très différentes de celles de la Renaissance devant les prodiges, voir Jean Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle, en France, Genève, Droz, Travaux d’humanisme et de Renaissance n° CLVIII, 1977.]. Les ouvrages de Jacques Vidal et Catherine Maire ont rappelé le rôle philosophique, politique et symbolique des prophéties des convulsionnaires ou, plus généralement, des jansénistes figuristes. Les « feuilles volantes » des Nouvelles ecclésiastiques qui s’en font l’écho dénoncent les dégradations que font subir à la religion et à la société toute entière les divers représentants du pouvoir, et invoquent souvent l’apocalypse « comme une imminente péripétie qui fera sombrer le monde avant son retour à Dieu » [3. A. Farge, op. cit., p. 108. Voir aussi Jacques Vidal, Miracles et convulsions jansénistes au XVIIIe siècle. Le mal et sa connaissance, Paris, PUF, 1987, et Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation. Le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1998.]. Vers la fin du siècle, une parole multiforme circule, dans les lieux divers où tente de s’exprimer « l’opinion ». Dans les nombreuses brochures qui relatent catastrophes, nouvelles invraisemblables et « histoires curieuses », se développe comme une poétique spontanée du mystérieux et de l’extraordinaire, une poétique de l’inquiétude, où les figures de l’autorité sont souvent mises à mal, et comme en attente d’un événement-avènement.
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant qu’on s’intéresse à nouveau à un certain nombre de prophéties, ou de « pseudo-prophéties », annonçant le XVIIIe siècle comme le « temps ultime » [4. Voir Jacques Halbronn, Le Texte prophétique en France. Formation et fortune, vol. III, thèse dactylographiée, sous la direction de Jean Céard, Université Paris X – Nanterre, 1999. Qu’il s’agisse de Nicolas de Cues, de Nostradamus ou du prophétisme protestant, les prédictions concernaient d’ailleurs plutôt les premières décennies du XVIIIe siècle. Voir aussi Jochen Schlobach, « Le genre prophétique pendant la Révolution », et Erica Joy Manucci, « La Révolution comme apocalypse positive et comme apocalypse négative », dans Michel Vovelle (dir.), L’Image de la Révolution française, Pergamon press, 1989, vol. III, p. 1998-2004 et 2046-2054.], et qu’au moment où éclate la Révolution, ces textes soient réinterprétés, réactualisés. C’est le cas par exemple d’un texte de Jurieu intitulé Accomplissement des prophéties, ou la délivrance prochaine de l’Église (1686-87), où la France était désignée comme lieu de la révolte religieuse, mais aussi politique, à venir. De fausses prophéties sont fabriquées, mais on réédite aussi, en les réécrivant, en les manipulant, certains textes anciens. J’en donnerai un seul exemple, celui des Prophéties perpétuelles de Moult, dont le nom est lui-même issu d’une erreur : il s’agit en fait d’un napolitain prénommé Joseph, « moult renommé ». En 1804, un auteur anonyme, rééditant le texte en même temps que ses propres Prédictions générales, particulières et climatiques pour l’an XII […] commentera : « je puis assurer le lecteur que toute la Révolution y était annoncée entièrement ».
On connaît aussi les anecdotes ayant circulé autour de personnages comme Cazotte ou Cagliostro, enfin l’existence, pendant la Révolution, de prétendues « prophétesses » comme Suzette Labrousse ou Catherine Théot, et l’usage qui fut fait contre Robespierre et son culte de l’Être suprême des prétendues prophéties de cette dernière. Je noterai ici simplement que le rapport Vadier, du nom du président du Comité de Sûreté Générale, indiquait parmi les pièces à convictions saisies chez la marquise de Chastenois, disciple de Catherine Théot « les prophéties de Maistre Michel Nostradamus où l’on remarque qu’on a noté par des onglets toutes les rêveries qui peuvent s’appliquer à la révolution actuelle » [5. Ap. J. Halbronn, op. cit., II, p. 706 et 753-759.].
Il est généralement admis qu’il y eut alors une sorte de « mainmise sur le genre prophétique par la pensée contre-révolutionnaire » [6. J. Schlobach, art. cit., p. 2000.], dont les Considérations sur la Révolution française et les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre constituèrent l’exemple le plus brillant, mais un millénarisme révolutionnaire s’exprima néanmoins. Ainsi l’évêque constitutionnel Pierre Pontard, disciple de Suzanne Labrousse, et fondateur du Journal prophétique, chercha-t-il dans l’Apocalypse ou les prophéties d’Isaïe la preuve d’une volonté divine à l’œuvre dans des événements interprétés comme le « prélude » d’une « régénération universelle » [7. P. Pontard, Journal prophétique, 1791-93, 4 vol., I, 1 et 42, ap. J. Schlobach, art. cit., p. 2000-2001.].
L’idée de régénération apparaît d’ailleurs chez des auteurs divers, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme un lieu d’échange entre un millénarisme d’essence religieuse, à coloration apocalyptique, et la culture politique des Lumières ; lieu, et parfois dans le même texte (8), d’un double phénomène de laïcisation et de resémantisation illuministe. Mais le millénarisme illuministe ou piétiste prend généralement une forme individuelle et même intime : comme le rappelle Pierrre Deghaye à propos de Zinzendorf, « le Règne est une réalité subjective, qui n’a de sens que pour l’homme intérieur caché au fond du cœur ». Lors même que se dessine une objectivation, la Parousie ne s’inscrit que dans un espace secret : invisible aux yeux du monde, elle ne concerne qu’un petit nombre d’élus. L’événement révolutionnaire va néanmoins permettre chez certains auteurs une véritable inscription dans l’Histoire collective d’une conception eschatologique illuministe, où le terme de régénération donnera lieu à des spéculations dans des registres variés.
C’est à partir de l’œuvre de Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu, dont les écrits s’échelonnent entre 1775 et 1802, et tout particulièrement de sa Lettre à un ami sur la Révolution française que je vais analyser cet effet particulier de la Révolution. Il ne s’agit plus dans ces textes de dire comment la Révolution confirme, accomplit les prophéties, mais comment elle marque l’aube d’une ère nouvelle, celle d’une apothéose de l’homme. On peut donc tenter, même si le terme même n’y apparaît pas, d’y montrer l’émergence d’une annonce enthousiaste d’une certaine « modernité », annonce dont je définirai les modalités.
Qu’en est-il de la position saint-martinienne avant la Révolution ? Le terme de mythistoire, proposé naguère par Bronislaw Baczko pour définir la démarche rousseauiste [8. Bronislaw Baczko, Lumières de l’Utopie, Paris, Payot, 1978. Voir aussi, du même auteur, Rousseau, solitude et communauté, Paris, Mouton, 1974 , chap. II.] pourrait, toute proportion gardée, s’appliquer à la première réflexion saint-martinienne sur le devenir humain. Son premier ouvrage, Des Erreurs et de la vérité(1775), est encore très directement influencé par les théories du théurgiste Martines de Pasqually. Ce n’est pas dans le processus historique, mais dans la nature première de l’homme, lisible encore malgré les effets de la Chute, et restaurable par un travail intérieur, qu’il définit les possibilités pour l’homme déchu de recouvrer sa puissance et sa félicité perdues. La représentation de l’état idéal s’exprime pourtant déjà en termes politiques :
Dans l’ordre naturel, si chaque homme parvenait au dernier degré de sa puissance, chaque homme alors serait un roi. Or, de même que les rois de la terre ne reconnaissent pas les autres rois pour leurs maîtres et que, par conséquent, ils ne sont point sujets les uns des autres ; de même […] si tous les hommes étaient pleinement réhabilités dans leurs droits, les maîtres et les sujets des hommes ne pourraient pas se trouver parmi des hommes et ils seraient tous souverains dans leur Empire [9. Des Erreurs et de la vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science…, Edimbourg, 1775, p. 293.].
Mais la « réintégration », terme martinésiste [10. Voir Martines de Pasqually, Traité de la Réintégration des êtres créés dans leurs primitives propriétés, vertus et puissances spirituelles divines, Robert Amadou éd., Paris, Robert Dumas, 1974.], s’inscrit alors encore dans une durée qui, pour être celle d’une dramaturgie où ne manquent pas les péripéties, n’est pas véritablement mise en rapport avec le temps historique. Néanmoins, alors que chez Martines ce terme de « réintégration » suppose, à l’aboutissement du devenir, un simple retour à une origine perdue retrouvée à l’identique, chez Saint-Martin, il s’agit plutôt d’une « régénération », laquelle inclut une « progression » par rapport à l’état primitif. L’Adam d’avant la Chute est même, contrairement aux représentations traditionnelles, évoqué par lui non comme un être au sommet de ses possibilités, mais plutôt comme un enfant n’ayant pas encore acquis la phase ultime de son développement. Plutôt que perdues, les potentialités de l’homme n’ont jamais été véritablement développées, son pouvoir jamais véritablement conquis. C’est d’ailleurs au conditionnel que Saint-Martin évoquera, dans De l’Esprit des choses, « l’état primitif de l’homme » : la « tâche de culture » à laquelle était destiné Adam aurait dû faire de lui « l’œil » ou « l’organe » de la divinité « par lequel aurait filtré cet ordre lumineux, supérieur et divin, qui eût rempli tous les individus de l’espèce humaine, et qui, par ses infinies diversités eût formé pour eux et par eux la plus délicieuse harmonie » [11. De l’Esprit des choses, ou coup d’œil philosophique sur la nature des êtres et sur l’objet de leur existence…, Paris, Laran-Debrai-Fayolle, an VIII, (1800), I, p. 47.].
Le rôle théorique et pratique de l’évocation d’un état idéal dans la réflexion saint-martinienne est d’être ainsi non l’appel nostalgique d’un bonheur et d’un pouvoir perdus, mais l’aiguillon d’un désir [12. Notion fondamentale qui s’inscrit en particulier dans le titre de son ouvrage le plus célèbre, L’Homme de désir, Strasbourg, 1790.], réveillant en l’homme ses facultés d’action.
Mais c’est le choc révolutionnaire qui va inciter Saint-Martin à reprendre ces éléments pour les inscrire dans un scénario terrestre, les faire passer, pour citer les termes mêmes de sa Lettre à un ami […] sur la Révolution française, publiée en 1795, de l’état de « chimère » , de perspective « imaginaire » [13. Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, Paris, J. B. Louvet et Migneret, an III (1795), p. 49. Je désignerai cet ouvrage, dont je prépare une édition critique aux éd. Jérôme Millon, par les initiales L.A.], à celui de réalisation possible. Non qu’il assigne à la Parousie un moment précis : il dénonce, dans Ecce Homo [14. Ecce Homo, Paris, au Cercle social, an IV de la Liberté (1792)] et Le Crocodile [15. Le Crocodile, ou la guerre du bien et du mal…, Paris, au Cercle social, an VII, (1799).], les prophètes illusoires, ceux qu’Auguste Viatte, qui fut le premier universitaire à s’intéresser à Saint-Martin, nommait les représentants d’un « Illuminisme des salons et des carrefours » [16. Les Sources occultes du Romantisme, Illuminisme, Théosophie, 1770-1820, Paris, Champion, 1928, I, p. 153-231.] et déplore la fascination des signes chez une foule parisienne si avide de savoir, fut-il frelaté, qu’elle accepte sans critique les pseudo-révélations. C’est que les Parisiens, « qui ont la réputation d’être si éclairés », ont été contaminés par les superstitions de l’Asie et des « pays septentrionaux de l’Europe » [17. Le Crocodile, op. cit., seconde édition, Triades-éditions, 1962, p. 20.] : allusion à une maçonnerie dévoyée, influencée par Cagliostro et Swedenborg. Mais la dramaturgie mythique s’inscrit cette fois, selon des modalités complexes, dans le concret de l’Histoire humaine.
Il faut souligner d’emblée une double caractéristique : la Révolution est perçue dans l’évidence d’un scénario providentiel, et se déchiffre comme le signe éminemment positif de l’entrée dans une ère nouvelle. Elle à la fois refondation et annonce d’une création continuée, ouvrant une voie de régénération pour l’homme et l’univers. Le caractère évident de l’action providentielle est perçu à la fois dans la rapidité des événements, et dans le radicalisme des effets produits. Citons simplement quelques passages, quelques expressions particulièrement significatives de la Lettre :
Je crois voir la Providence se manifester à tous les pas que fait notre étonnante révolution.
Quand on la contemple, cette révolution, dans son ensemble et dans la rapidité de son mouvement » […] on est tenté de la comparer à une sorte de féerie et à une opération magique.
L’étoile surprenante qui veille sur notre révolution.
La marche imposante de notre majestueuse révolution, et les faits éclatants qui la signalent à chaque instant. [18. L.A., p. 1, 13, 18, 73.]
Mais le providentialisme saint-martinien est tout différent de celui des Contre-révolutionnaires, d’un Joseph de Maistre qui voit une « magie noire » dans cette « révolution toute criminelle » [19. Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Œuvres complètes, I, Lyon, Villé et Perrussel, 1884-1886, p. 5.], d’un Cazotte qui lui attribue une « puissance satanique », ou d’un Lavater qui évoque à son sujet le « mystère d’iniquité » [20. Ap. A. Viatte, Les Sources occultes… , op. cit., II, p. 84.]. Si apocalypse il y a, chez Saint-Martin les élus sont très évidemment du côté des Révolutionnaires. Et la référence aux textes prophétiques prend une signification essentiellement métaphorique. La Révolution est comparée, et non assimilée au jugement dernier dont elle est un « abrégé », ce qui met encore l’accent sur la rapidité des changements opérés :
En considérant la révolution française dès son origine, et au moment où a commencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je puisse mieux la comparer qu’à une image abrégée du jugement dernier, où les trompettes expriment les sons imposants qu’une voix supérieure leur fait prononcer ; où toutes les puissances de la terre et des cieux sont ébranlées et où les justes et les méchants reçoivent en un instant leur récompense. […] N’avons-nous pas vu, lorsqu’elle a éclaté […] les opprimés reprendre, comme par un pouvoir surnaturel, tous les droits que l’injustice avaient usurpés sur eux ? [21. L.A. p. 12.]
La dénonciation de l’injustice s’élargit même à une critique générale, politique et religieuse, de l’Ancien Régime. Elle touche la noblesse, « cette excroissance monstrueuse parmi des individus égaux par leur nature », et surtout les prêtres « les plus coupables et même […] les seuls auteurs de tous les torts et de tous les crimes des autres ordres ». L’analyse de l’action néfaste du clergé sur la politique monarchique n’a presque rien à envier, dans sa virulence, à celle de Voltaire. Sont ainsi dénoncés « l’ambition des prêtres et leurs sacrilèges malversations », leur « despotique dévastation », leur « règne impérieux sur les consciences », et « l’exaction sur la foi des âmes », commise par de véritables « accapareurs des subsistances de l’âme ». C’est par leur faute que désormais « le nom de religion entraîne toujours avec lui quelque chose de sombre » [22. L.A., p. 13, 1, 15 et 6.].
Chez de Maistre la Révolution n’est qu’un épisode réversible, où la Terreur apparaît comme la juste punition d’un peuple coupable d’avoir osé porter la main sur les hiérarchies politiques, sociales et religieuses. La Providence y fait œuvre de purification, mais dans le sens d’une confirmation de l’ordre préétabli, dont la restauration est appelée. Saint-Martin au contraire se livre à une critique radicale non seulement des « abus qui avaient infecté l’ancien gouvernement de France dans toutes ses parties » mais du système même de la monarchie, qui concentre « toute une nation dans un seul homme et dans ceux qui peuvent tenir à lui, tandis que c’est à tous les hommes d’un état à s’oublier, pour se dévouer et ne se voir que dans la nation », cette « grande nation » qu’est devenue la France révolutionnaire, « libre et veillant elle-même à ses propres intérêts ». Saint-Martin ira, dans la lignée de Rousseau, qu’il cite avec éloge, jusqu’à la critique du droit de propriété, et affirmera que « qui ne travaille point n’est pas digne de vivre » [23. L.A., p. 16, 18, et 41.]. Il condamnera même dans l’Éclair sur l’Association humaine le système censitaire, remarquant que les théories d’Helvétius, poussées à leur limite, feraient qu’un homme « qui ne posséderait rien ne pourrait jamais devenir membre de la société » [24. Éclair sur l’association humaine, Paris, au Cercle social, an V, (1797). Je désigne cet ouvrage par les initiales E.A.H.]. Évoquant certains personnages comme Cazotte dont « les têtes […] ne sont pas en mesure » et qui, croyant « parler au nom du ciel » [25. Mon Portrait historique et philosophique (1789-1803), R. Amadou éd., Paris, Julliard, 1961, frag. 308. Je désigne cet ouvrage par l’initiale P.] dénoncent comme crime de lèse-divinité toute atteinte à la souveraineté établie ou aux lois de la propriété, Saint-Martin met ses lecteurs en garde contre les simplifications abusives, et se démarque des erreurs ou de l’hypocrisie de ceux qui se servent de la caution théologique pour justifier leurs théories politiques ou défendre leurs intérêts matériels. Pour Saint-Martin, les grandes lois universelles au niveau desquelles peut fonctionner le déchiffrement analogique de l’Histoire concernent le domaine de l’esprit, et ce n’est que par des « transpositions » hasardeuses — et d’autant plus condamnables qu’elles se mettent au service d’un intérêt particulier — que l’homme « qui ne prend jamais que la figure des choses, et qui la prend toujours à contre sens »(L.A., p. 42-43), les applique à des choses matérielles.
Chez cet adversaire passionné de la peine de mort, et pour qui les « voies douces » sont toujours préférables, on trouve néanmoins une justification non seulement de l’insurrection :
Quand [les] puissances humaines violent évidemment les droits de l’homme, et que par leurs extravagantes fureurs elles se changent en puissances animales et brutes, il n’y a plus alors aucune moralité ni divine ni politique qui interdise à l’homme de les repousser,
mais encore de :
nos fureurs presque inséparables des crises révolutionnaires qui, comme les remèdes violents, ne peuvent ranimer les humeurs salutaires du malade qu’en mettant à découvert toutes les humeurs malfaisantes et corrosives [26. L.A., p. 50, 72 et 78.].
Cette métaphore de la crise est fondamentale dans l’ensemble de l’œuvre de Saint-Martin, qui joue de la polysémie d’un terme à la fois médical, esthétique, et politique [27. Voir Dire la crise/penser la crise, Travaux du séminaire sur les crises des pratiques symboliques (J. Kristeva dir.), Textuel, Paris VII, S.T.D., n° 19, 1987.] : « l’époque actuelle », écrit-il, est la crise et la convulsion des puissances humaines expirantes » (L.A. p.17), elle est donc destruction violente, mais cette violence est positive. Encore une fois nous sommes bien loin du « sacrifice » exalté par J. de Maistre, pour qui la seule lecture positive possible de la Révolution est celle qui y découvre une purification morale. Vite effacée, La Révolution ne changera rien aux structures de la société, se contentant de « régénérer » la royauté, la noblesse et le clergé, en ayant permis une de ces « effusions de sang » nécessaires au plan divin. Pour Saint-Martin au contraire la Révolution est une de ces « époques où tout agi[t] simultanément et avec une complète énergie » ; elle « ne se borne point à des démolitions et ne fait pas un pas qu’elle ne bâtisse » (L.A. p.19). Mais bâtit-elle la modernité ?
Rupture, crise, destruction sur laquelle peut s’élaborer « du nouveau », pour citer un poète « musagète » qui avait lu Saint-Martin [28. Sur Baudelaire et Saint-Martin, voir Annie Becq, « L’imagination créatrice et la tradition ésotérique », Enjeux de l’occultisme, R.S.H., 1979-4.], transformation de la société, mais aussi du rapport de l’individu à soi et aux autres, épanouissement de l’activité désirante, nouvelle énergétique : il s’agit bien là, même si encore une fois le terme n’est jamais prononcé, de certaines des caractéristiques de l’avènement d’une modernité. Loin d’être l’accomplissement de la fin du monde, la Révolution est pour Saint-Martin un commencement, le déploiement possible d’un imaginaire flamboyant, l’avènement annoncé d’une radicale nouveauté. La société première est toujours évoquée, en des termes presque similaires à ceux dont Saint-Martin avait usé dans Des Erreurs et de la vérité, mais, comme les facultés d’Adam, elle n’a jamais été qu’un état virtuel, auquel la Révolution va donner enfin les conditions de sa réalisation :
La société naturelle n’eût reconnu l’autorité d’aucun maître pris parmi les hommes, et cependant tous ses membres eussent été autant de maîtres par les droits imprescriptibles de leur libre et vertueuse nature ; aussi eussent-ils toujours été prêts à l’action qui est le vrai caractère de la société naturelle (L.A., p. 47-48).
Saint-Martin évoque encore une « société fraternelle », où l’homme n’aurait eu « que des mouvements doux à sentir et à répandre », où « pouvant développer sans contrainte les germes de ses plus douces vertus […] il eût été tout entier à la vive jouissance de ces facultés aimantes et expansives ». Ces facultés sont « languissantes et n’offrent plus leur énergie originelle », et demeurent inactives « tant que l’occasion ne nous engage pas à les manifester » : la Révolution est cette occasion. Ce qui avait été laissé dans « l’inaction et la stérilité », ce qui était resté à l’état de « virtualité » et de « fécondité » va se manifester. Comme chez l’homme selon Rousseau — dont Saint-Martin parle comme un « prophète de l’ordre sensible », à « l’âme délicieuse et divine », au style d’un « magisme enchanteur » [29. L.A., p. 21, 22, 24, 29 et 34.] — les virtualités humaines sont toujours présentes, mais étouffées par les conditions de la vie sociale. La crise révolutionnaire va permettre aux germes de fermenter, d’être fécondés, de se développer, selon une métaphore végétale très présente dans son écriture.
En fait donc, il n’a pas existé de société primitive idéale : si Saint-Martin s’y réfère, c’est consciemment, comme Rousseau, comme à un état mythique, où « la pensée supérieure […] eût été comme la racine vivante de l’arbre social », « état primitif, pur et divin, tel que nous sentons qu’il aurait dû être, et vers lequel tendent tous les peuples […], républiques divines, où tous les membres n’auraient eu qu’un seul esprit » [30. E.A.H., p. 26 et 49-50. Voir aussi L.A., p. 27 : Saint-Martin, étudiant successivement les sociétés naturelle, civile et politique, précise qu’elles ont été « comme instantanées dans l’origine ».]. Cet état primitif qui « aurait dû être », mais qui n’a pas existé pour l’homme engagé dans l’histoire, doit donc faire l’objet d’une conquête, dont la Révolution constitue le premier moment, le signe inaugural.
Car, il faut le répéter, Saint-Martin ne pense pas qu’un âge d’or va s’installer hic et nunc. La Révolution — « notre surprenante révolution qui peut s’appeler la révolution du genre humain », « ce grand drame qui vient de s’ouvrir et où toutes les nations de l’univers doivent à leur tour remplir un rôle »— annonce« au peuple français, et par la suite à bien d’autres peuples, des jours de lumière et de paix », de « bonheur » :
Je crois voir dans notre étonnante révolution un dessein marqué de la Providence de nous faire recouvrer à nous, et successivement à bien d’autres peuples le véritable usage de nos facultés. [31. L.A., p. 17, 77 ,1 et 5.]
Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas chez le Philosophe inconnu de description précise d’une configuration utopique, telle qu’on en trouve chez Swedenborg ou Fourier. Sa conception du futur échappe ainsi au double risque de la systématisation et de la précision détaillée, qui menace toute représentation d’une Nouvelle Jérusalem, qu’elle soit céleste ou terrestre. Il évoque seulement, dans une sorte de brume poétique, les conditions générales d’une espérance, d’un désir, le « bonheur que nous devons nous promettre de notre Révolution […] les merveilles que nous annonce la révolution » [32. C’est moi qui souligne.]. Ces « merveilles » attendues, qui ne seront atteintes que dans une durée impossible à « calculer », sont par exemple la mise à jour de « la sublime nature de l’homme », l’accession à un « état d’harmonie », où les hommes puissent « jouir de ces sublimes développements et de toutes les félicités dont leur association aurait pu embellir leur existence » [33. L.A., p. 77, 76, 10 et 50.]. Dans l’Avertissement à sa traduction de L’Aurore naissante de Jacob Bœhme, Saint-Martin évoquera « une époque de réconciliation » entre « les sciences naturelles et les sciences divines », et croira possible d’annoncer que :
les révolutions que tout présage devoir se faire dans l’esprit de l’homme, seront bien plus surprenantes encore, et auront bien d’autres suites que nos révolutions politiques [34. Paris, Laran, an IX (1800). Rééd. Milan, Sebastiani, s.d., p.15.].
Le travail de l’homme de désir sera nécessaire à cette évolution, pouvant aller jusqu’à l’émergence de nouveaux rapports entre les êtres, de nouveaux sens, de nouveaux modes de connaissance, encore virtuels. « Je dois tout attendre de Dieu, sans doute » écrit Saint-Martin dans L’Homme de désir, « mais attendre tout de Dieu, ce n’est pas rester dans l’apathie et la quiétude ». « Notre esprit a le pouvoir actif de créer » rappelle-t-il dans la Lettre, et la Providence n’est pas une « fatalité aveugle et qui nous contraigne ». D’ailleurs, « l’œuvre est comme faite de sa part, quoiqu’elle ne le soit pas entièrement encore de la nôtre ». L’effet fondamental de l’explosion révolutionnaire a été d’enfin sortir l’homme de sa « ténébreuse apathie », de son « état de langueur » [35. L.A., p. 6, 74, et 9.]. La lecture providentielle est nuancée par l’insistance de Saint-Martin sur deux facultés essentielles de l’homme, la liberté et la volonté, remises en acte par le choc révolutionnaire, et qui en font un véritable collaborateur divin. Dans De l’Esprit des choses, il écrit encore que la grande révolution finale devra se faire dans le temps, et « arrivera en ce monde, afin que les hommes de tous les pays et de toutes les nations puissent librement y participer » (t. II, p. 255).
Dans ce sens, Le Ministère de l’homme-esprit, où le Philosophe inconnu érige le peuple français en « peuple de la nouvelle loi » — cette loi de « l’action vive et violente » que la Révolution a inaugurée — ira plus loin encore que la Lettre. Tout en se posant en adversaire résolu du matérialisme et de l’athéisme, Saint-Martin n’est pas pour rien un homme du Siècle des Lumières : l’homme, bien plus que Dieu, est au centre de sa problématique. Si Adam était un Dieu enfant, un Dieu en puissance, si l’homme est depuis la chute un « Dieu tombé » pour reprendre l’expression lamartinienne, un « Dieu dévêtu » dit Saint-Martin dans sa Lettre (p. 10), la Nouvelle Époque dont la Révolution marque la fondation en fera un Dieu en parole et en action. « Le bonheur de la terre sera, pour ainsi dire, dans la main de l’homme » (L.A. p. 79), laquelle se substitue ici significativement à l’image classique de la main du Dieu providentiel. L’homme régénéré doit pouvoir non seulement étendre à l’ensemble de la Nature les vertus de l’énergie retrouvée, mais, par un renversement étonnant où c’est l’homme qui vient au secours d’un Dieu enfermé dans les jouissances du narcissisme :
retirer Dieu, pour ainsi dire, de la magique contemplation où il est de ses intarissables merveilles […] l’arracher en quelque sorte à l’impérieux et attachant attrait qui l’entraîne éternellement vers lui-même [36. Le Ministère de l’homme-esprit, Paris, an XI (1800), p.45.].
La Révolution porte un monde en gestation, elle est une nouvelle origine, et l’Association humaine, la « République divine » pour reprendre des expressions saint-martiniennes, est encore un état virtuel, un rêve, une création poétique, en quelque sorte, qui se pare de caractères utopiques que sauront apprécier, au XIXe siècle, les socialistes et les fouriéristes. Poème sublime si, comme l’écrit Baldine Saint-Girons dans une belle définition :
Le miracle du sublime est de rendre provisoirement caduque la distinction entre sensible et suprasensible. Ainsi le propre du grand art n’est-il pas seulement d’assurer le passage de l’invisible au visible, il est de ressaisir une visibilité errante pour nous restituer d’un seul et même mouvement le monde in statu nascendi et la fonction de voyance à l’état pur [37. Baldine Saint Girons, Fiat lux. Une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, coll. La République des Lettres, 1993, p. 514.].
Saint-Martin regrettait que l’écriture de sa Lettre, seul moyen pour lui de « servir utilement [son] pays », relevât trop nettement du genre des « tranquilles spéculations », et ne fût pas marquée de « l’impulsion et l’énergie des citoyens » (L.A. p.53), nécessaires au triomphe de la Révolution. Lorsqu’en 1800 il traduira L’Aurore naissante de Jacob Bœhme, il définira en ces termes, dans son « Avertissement », les conditions du processus d’écriture visionnaire du théosophe germanique :
Ce nouvel ordre de choses dans lequel étaient comme entraînées toutes les facultés de son être, ne lui offrait encore, en quelque façon, qu’un amas confus d’éléments en combustion. […] Ce n’était pas seulement un chaos : mais c’était à la fois un chaos et un volcan ; et dans le choc et la crise où se trouvaient tous ces éléments, il ne pouvait saisir les objets qu’à la dérobée. [38. Op. cit., p. 8.]
Les termes utilisés, on le remarquera, sont les mêmes que ceux qui évoquent les effets de l’explosion révolutionnaire. L’écriture fait acte, et l’intériorité de l’artiste est comme un lieu de « préparation », un « laboratoire », où les choses du monde et les paroles des êtres « fermentent » avant, dans une crise fructueuse, d’exploser dans l’expression. Le ministère de l’homme-esprit est, comme s’en souviendra Mickiewicz, essentiellement un ministère de la parole, de la parole poétique, parée par le Philosophe inconnu de tous les prestiges et de tous les pouvoirs du « magisme » divin. C’est dans la parole poétique, qui « engendre en nous […] l’explosion active et continue de tout ce qui est », création continuelle analogue à la création divine qui, selon l’expression bœhmienne reprise par Saint-Martin est « éternel engendrement sans origine », que trouve enfin sens, pour le Philosophe inconnu, le devenir de l’énergie réactivée, et la violence inséparable des grandes mutations.
La confrontation avec l’Histoire donne à la vision eschatologique une force singulière, et, réciproquement, fait d’un événement politique national le signe du passage à un autre âge, et à l’universel, vers un devenir infini. Un devenir, pourrait-on dire, de l’imaginaire ou, pour reprendre l’expression d’Arlette Farge qui a servi d’exergue à mon étude, un nouveau « lieu insolite et improbable où poser sa raison et ses rêves ». Diderot appelait de ses vœux le cataclysme qui produirait les grands poètes. Il n’est pas inintéressant que le théosophe Saint-Martin ait vu dans la Révolution l’aube irréversible sinon de la « modernité » proprement dite, mais d’une ère nouvelle, et le creuset d’épanouissement de la parole poétique, la source d’une régénération du langage [39. Voir mon article « La linguistique poétique d’un théosophe : langage, parole et désir chez L.- Cl. de Saint-Martin », dans Langue et idéologie, Romantisme n° 86, 1994.].
Nicole Jacques-Lefèvre
Ouvrages cités dans cette étude, disponibles sur Internet
Saint-Martin, Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française… (1795) sur le site Gallica
Jurieu, Accomplissement des prophéties, ou la délivrance prochaine de l’Eglise (1686-87) sur Google-livres
Moult, Prophéties perpétuelles sur Google-livres
Notes :