Les cultes égyptiens ont fasciné les hommes des Lumières. S’appuyant sur des sources grecques tardives, certains ont cru y déceler la trace d’une religion double : parallèlement au culte polythéiste partagé par tous aurait existé une religion monothéiste, réservée aux initiés. Au XVIIIe siècle, les sociétés secrètes, notamment franc-maçonnes, ont puisé dans les cultes à mystères une source d’inspiration et le modèle de leur propre fonctionnement. Dans un livre publié en 2010, Religio Duplex – Comment les Lumières ont réinventé la religion des égyptiens [1. Religio Duplex. Ägyptische Mysterien und europäische Aufklärung. Verlag der Weltreligionen, Berlin 2010, traduction française publiée chez Aubier, 2013], Jan Assmann, égyptologue de renommée internationale en montre l’élaboration et les prolongements jusqu’à l’époque contemporaine. Gérard Gendet nous propose une recension de cet ouvrage indispensable pour comprendre la place occupé par l’Égypte dans l’histoire des courants ésotériques.
Définition et genèse
Dans l’ouvrage intitulé Relgio Duplex, Comment les Lumières ont réinventé la religion des Egyptiens [1. Jan Assmann, Religio Duplex, traduit de l’allemand, Aubier, Flammarion, 2013.], Jan Assmann considère que c’est en effet à cette époque que se cristallise la thèse d’une double religion présente en Égypte depuis la haute antiquité et que la maçonnerie aurait peu à peu redécouverte en la décelant dans diverses sources littéraires. L’enquête menée par Assmann rassemble les éléments de cette genèse. Elle se veut historique et sociologique. Nous nous concentrons essentiellement sur la recension des quatre premiers chapitres de l’ouvrage, respectivement intitulés : 1. Les bases égyptiennes : le double sens des signes ; 2. Du double sens des signes à la double religion ; 3. Religio duplex et théologie politique ; 4. La religio duplex et la franc-maçonnerie. Ils sont suivis d’un cinquième chapitre consacré à l’homme dédoublé et à la question du cosmopolitisme religieux à l’ère de la globalisation et d’une conclusion qui s’interroge sur l’existence des religions doubles et, de manière prospective, sur la religio duplex aujourd’hui. Une Annexe très fournie rassemble des « Matériaux sur la recherche maçonnique à propos des Mystères », constituée de trois sections : 1. Les francs-maçons à la recherche de leur passé. 2. Beyerlé et Starck à propos des Mystères, de la double religion et de la franc-maçonnerie. 3. Les études sur les Mystères parues dans le Journal fûr Freymaurer. Un appareil très complet de notes se trouve en fin de volume.
Au cours des XVIIe et XVIII e siècles se développe l’opposition entre la religion naturelle et la religion révélée, ou religion « positive » [2. Par religion « positive » il faut entendre une religion qui se réclame d’un canon d’écrits révélés et de leur interprétation orthodoxe.], que l’on peut résumer par l’opposition entre la raison et la foi. Elle recouvre deux conceptions de Dieu, le Dieu des philosophes et le Dieu des Pères. Par « religion naturelle », il faut entendre une sorte de religion originaire qui suit l’instinct que la nature met en nous et qu’on se représentait comme un monothéisme, ou plutôt comme un panthéisme, un « Spinozismus ante Spinozam » [3. Religio Duplex, 15.]. Elle contient l’idée d’une cause première d’où tout est issu selon la formule grecque Hen kai Pan, littéralement « l’Un et le Tout », ou le « Un-Tout ». La formule est généralement attribuée à Héraclite. Mais, aux yeux des Lumières, une autre origine encore plus lointaine se fit jour : « un certain nombre d’érudits croyaient pouvoir établir que cette religion panthéiste originaire de l’Un comme Tout existait dans l’Égypte antique » [4. Ibid]. Elle passait pour le savoir le plus ancien de l’humanité. C’est à partir des descriptions transmises par les auteurs Grecs que naquît cette image de la religion de l’Égypte ancienne comme religio duplex. Parmi les plus importantes on compte le traité de Plutarque (46-125) Isis et Osiris et l’écrit du néoplatonicien Jamblique (242-325) connu depuis la Renaissance sous le titre Sur les mystères égyptiens (De mysteriis Aegyptorum). A celles-ci s’ajoute dans l’Antiquité tardive une vaste littérature gréco-égyptienne de type religieux comprenant des papyrus magiques et les traités du Corpus Hermeticum, très imprégnés de motifs et de conceptions néoplatoniciennes. Selon Assmann cette littérature, qui eu une grande influence à l’époque des Lumières, contient en substance l’idée d’une dissociation entre une religion du peuple et une religion des élites.
L’Égypte antique et la construction grecque de la culture égyptienne de l’écriture
De manière très approfondie Assmann examine les différentes étapes du processus par lequel est né le phénomène de la religio duplex et pourquoi les francs-maçons ont cru à la thèse de l’Égypte antique comme étant à l’origine et l’initiatrice de ce type de religion. Thèse qui repose largement sur des méprises et des erreurs. Grâce à son expérience d’égyptologue, Assmann commence par dresser l’état de la situation politique et sociale à la fin de la civilisation égyptienne et l’interprétation qu’en firent les Grecs. L’Égypte ancienne fut successivement soumise à la domination des Perses, des Grecs puis des Romains et selon l’auteur, en réaction aux dominations étrangères, il y eu de la part des élites égyptiennes, dépossédées du pouvoir politique, socialement dégradée, une cléricalisation de la culture qui se réfugia dans le secret des temples, donnant ainsi prétexte à une distinction entre religion populaire et, derrière celle-ci, une sagesse profonde, inaccessible au peuple et réservée aux « sages ». A cela s’ajoutent les concepts du sacré et du secret très proches l’un de l’autre, le sacré étant considéré comme ce qui est secret par excellence dans la religion égyptienne. Les textes sacrés, destinés à la récitation, mettaient en œuvre un procédé qu’il appelle « interprétation sacramentelle », fondée sur l’idée d’un double sens de l’écrit, « une sémantique à double fond » [5. Religio duplex, 31.], reposant sur la distinction entre un sens littéral et un sens mystique, entre « le niveau des phénomènes et le niveau de la signification secrète ». Le second sens ayant un aspect transformant. Celui qui en use lors d’un rituel bien réglé se transfigure. Assmann y voit un procédé permettant de forger une interprétation qui présuppose la distinction entre un monde matériel et temporel où se déroulent les rites et un monde des dieux ; cette dualité remontant à la haute Égypte, deux à trois millénaires avant notre ère. C’est dans cette antique tradition, pense-t-il, que réside le vrai noyau de la conception que se firent les Grecs des Mystères Egyptiens.
Les francs-maçons du XVIIIe siècle n’avaient pas accès à la signification des hiéroglyphes, dont le déchiffrement commença avec Champollion en 1822. Néanmoins l’idée qu’ils se firent de l’écriture de l’Égypte ancienne, ou plutôt de ses différentes écritures, explique l’image qu’ils projetèrent sur sa religion et sa culture. La première erreur pointée par Assmann réside dans la conviction de la présence de deux écritures. L’une cursive destinée à tous, le démotique (« démotique » vient du grec dêmos, « peuple » et signifie « écriture du peuple »), l’autre hiéroglyphique qui n’était que pour les prêtres (d’où le nom de hiéroglyphes, du grec hieros, « sacré », hiereus, « prêtre »). En réalité on utilisait en Égypte trois écritures : « l’écriture hiéroglyphique pour les inscriptions monumentales ; le hiératique, une écriture cursive, pour les manuscrits sur papyrus et autres matériaux ; et enfin une écriture cursive encore beaucoup plus simple pour la langue vernaculaire, le démotique ». Aujourd’hui nous savons qu’il s’agit de trois variantes d’un unique système d’écriture [6. Religio duplex, 39.]. Déjà au 1er siècle av. J-C. Diodore de Sicile interprétait le démotique comme le système général d’écriture, appris par tous, et l’écriture sacrée comme une écriture qui n’était utilisée que par les prêtres et enseignée dans le cadre des Mystères. Deux cents ans plus tard Clément d’Alexandrie (150-220) restitue plus précisément cette triple forme d’écriture et décrit son apprentissage comme un chemin initiatique, l’écriture hiéroglyphique formant le couronnement d’une culture sacerdotale. A la façon de Diodore, il comprend l’apprentissage des hiéroglyphes comme le degré le plus élevé de l’initiation aux Mystères égyptiens, mais pour lui la frontière entre la face extérieure et la face intérieure, entre le profane et le sacré, entre le niveau exotérique et le niveau ésotérique de la culture égyptienne, passe entre l’écriture épistolaire (démotique) et les deux écritures sacerdotales (hiératique et hiéroglyphes), qui marquent à leur tour différents degrés du secret dans les Mystères des temples. En outre Clément distingue dans l’écriture hiéroglyphique les signes élémentaires et les symboles. Les symboles se subdivisant à leur tour en trois sortes : la simple imitation, le transposé ou « tropique » et enfin l’allégorique ou énigmatique [7. Religio duplex, 42.]. Porphyre de Tyr (234-305) traite également des écritures égyptiennes dans le cadre de l’initiation aux Mystères égyptiens, en l’espèce l’initiation de Pythagore, censé avoir étudié des dizaines d’années auprès des prêtres égyptiens. Lui aussi distingue trois types d’écriture qu’il nomme « épistolographe », « hiéroglyphe » et « symbolique » [8. Religio duplex, 42.]. Clément et Porphyre établissent tous deux une relation entre l’écriture hiéroglyphique et l’idée d’une cryptographie liée à sa fonction dans les Mystères. En résumé, dans cette conception d’une double culture strictement scindée entre exotérique et ésotérique réside la nécessité d’une double écriture et inversement. C’est sur cette opposition (hiéroglyphes = écriture ésotérique, cursive = écriture exotérique) que s’est progressivement édifiée l’idée de la double religion.
Double fonction des hiéroglyphes
La seconde erreur tient au caractère figuratif des hiéroglyphes, médium (présumé) de la communication ésotérique. Les Grecs conclurent que les hiéroglyphes avaient une double fonction : 1. Ils ne se rapportent pas à la langue (c.à.d. aux phonèmes ou à la valeur phonétique des signes d’écriture), mais directement aux choses et aux concepts. 2. Ils obéissent au principe de l’image condensée et de la « signification immédiate » [9. Religio duplex, 43.]. Et là encore il s’agissait d’une erreur lourde de conséquences pour l’histoire des idées car elle se perpétuera jusqu’à la Renaissance et au-delà [10. Religio duplex, 43.]. Cette théorie repose sur une œuvre de l’Antiquité tardive, les Hiéroglyphica d’Horapollon Nilotès, un égyptien du Ve siècle apr. J.-C. Cet auteur fait complètement abstraction de la valeur phonétique des signes d’écriture et la remplace par un autre savoir, qui considère les hiéroglyphes comme l’expression des propriétés des choses qu’ils représentent. A titre d’exemple la figure du crocodile signifie méchanceté, celle du lion la royauté, etc. Aussi faut-il connaître la méchanceté du crocodile pour comprendre le signe. Avec la redécouverte d’Horapollon en 1419 la question apparut sous un jour encore différent. Les hiéroglyphes ne se rapportaient pas seulement aux choses qu’ils représentaient, mais aussi à des concepts abstraits qu’il fallait découvrir à partir des images, sur le mode de l’allégorie ou de l’énigme [11. Religio duplex, 46.]. Pour cela on se réclama du principe de l’écriture hiéroglyphique tel que l’envisageait Plotin, dont Jamblique fut l’élève, et sur le commentaire qu’en fit Marsile Ficin. Dans ce cadre le mécanisme des hiéroglyphes apparaît comme « une forme de communication iconique compacte en lien avec la fonction de communication ésotérique dans le cadre des Mystères » [12. Religio duplex, 48.], permettant d’établir des relations entre le microcosme et le macrocosme. Pour Assamnn certains traits de l’écriture hiéroglyphique ont favorisé cette méprise. D’abord leur caractère figuratif car ils représentent effectivement quelque chose de reconnaissable, une sorte d’écriture par les choses. En second lieu certains signes se rapportent seulement à une classe sémantique comme « dieux », « personnes », « espace », « plantes », etc., pour laquelle la langue égyptienne ne possède aucun mot. Assmann illustre ce concept avec le signe du crocodile comme déterminatif d’une classe de mots tels que méchanceté, agressivité, attaque, rapacité, etc. Par ce signe on désigne une propriété qui se manifeste de façon exemplaire dans le comportement du crocodile qu’on pourrait circonscrire par le terme de « crocodilité ». Ce concept n’est articulé que dans l’écriture, pas dans la langue. Ce signe ne se rapporte pas à un mot, mais à un concept qui se déploie dans un discours sur la méchanceté et l’agressivité.
Des hiéroglyphes aux lettres
Enfin la troisième erreur, celle-là propre au XVIIIe siècle, avait été de théoriser la formation et l’évolution des langues et de l’écriture avec le présupposé que l’on était progressivement passé des hiéroglyphes aux lettres, c’est-à-dire par l’image avant de construire des argumentations logiques au moyen de phrases composées avec des lettres [13. Pour comprendre l’origine de l’écriture nous renvoyons aux Dossiers d’Archéologie : « L’écriture et ses diverses origines », Revue Dossiers d’Archéologie N° 260, Février 2001.]. Nous avons un aperçu de l’application de ces concepts chez Louis-Claude de Saint-Martin. Dans son roman initiatique précisément intitulé Le crocodile, ou la guerre du bien et du mal, arrivée sous le règne de Louis XV (1799), poème épico-magique en 102 Chants [14. Dont il précise le sujet : « …Je chante / La peur, la faim, la Soif et la Joie éclatante / Qu’éprouva notre antique et célèbre Cité / Lorsqu’un reptile impur par l’Égypte enfanté, / Vint sans quitter Memphis jusqu’aux bords de la Seine ». Memphis est la vieille capitale de la Basse-Égypte.], l’auteur réfère explicitement à l’Égypte. Il prend le crocodile pour un être cruel et fourbe, un animal infernal symbole du mal. Le Chant 70 est un long passage (pp. 138-175) qui constitue la réponse à la question de l’Institut qui était de déterminer « Quelle est l’influence des signes sur la formation des idées ? ». Dans De l’esprit des choses il consacre plusieurs articles aux langues et en particulier l’un d’eux intitulé : « Les hiéroglyphes sont antérieurs aux lettres alphabétiques » [15. De l’esprit des choses, t. 2, 105.].
De la méprise d’une double compréhension de l’écriture accompagnée d’un double usage des signes naquit l’idée d’une double religion, une religio duplex. C’est la seconde étape de la démonstration d’Assmann. Pour ce, il effectue un détour par le XIIe siècle par le truchement du philosophe juif Moïse Maimonide, dans l’œuvre duquel il voit se dessiner la théorie d’une religion à double face déduite de l’interprétation des lois rituelles juives. Il n’est pas question de degrés comme dans la thèse scolastique des quatre niveaux de sens mais de la distinction entre communication ésotérique et communication exotérique. Maïmonide théorise que la religion biblique, unissant loi morale, loi juridique et loi rituelle est à double fond. Elle apparaît comme le récipient temporel d’une vérité intemporelle qui est cachée en son sein, échappant à tout changement historique, qui va s’imposer progressivement au cours d’un long processus de dépouillement des formes cultuelles idolâtres considérées comme inférieures, en même temps que se précise un retour à la pure connaissance de Dieu [16. Religio duplex, 56.]. Il y aurait donc dans la religion biblique une dimension ésotérique et une perspective historique par le fait qu’elle est un emballage temporel d’une vérité qui échappe totalement aux païens et qui reste réservée au peuple élu, de manière voilée. Autrement dit l’idée d’une théologie politique exotérique et une théologie philosophique ésotérique, d’une scission entre la classe sans savoir et l’élite éclairée. Selon Moshe Halbertal [17. Religio duplex, 57, note 4 : M. Halbertal, People of the book, Cambridge (Mass.), 1997, p. 34.] Maimonide peut donc être considéré comme un représentant précoce de la théorie de la religio duplex au sens précis qu’elle aura au siècle des Lumières, mais seule la religion biblique possède chez lui ce double fond, alors que la religion païenne est « plate et univoque ». En revanche aux XVIIe et XVIIIe siècles ce fut justement la religion païenne, en particulier la religion égyptienne qui fut représentée comme une religio duplex. On comprend dès lors la possibilité d’une convergence entre la religion juive interprétée par Maimonide et les Mystères égyptiens. L’ensemble va permettre aux philosophes anglais du XVIIe siècle, en ces terres où la Réforme a déjà semé les germes de la pensée moderne, où le déisme prolifie et prospère, d’esquisser la théorie de la religio duplex. Pour Assmann, à partir de l’étude des religions du paganisme naît ainsi logiquement au XVIIe siècle la conception de la double religion ou de la religion des Mystères [18. Religio duplex, 61.].
[…] Pour le confort de la lecture, nous avons placé la suite de cette longue étude dans un fichier PDF. Cliquez sur le lien ci-dessous pour le consulter.Gérard Gendet