Dans De l’Allemagne la baronne de Staël évoque la mystique et les théosophes. Nous reproduisons ici deux extraits des chapitres V et VII de la quatrième partie de son ouvrage où figurent plusieurs références à Louis-Claude de Saint-Martin et Jacob Boehme.
De la disposition religieuse appelée mysticité
La disposition religieuse appelée mysticité n’est qu’une manière plus intime de sentir et de concevoir le christianisme. Comme dans le mot de mysticité est renfermé celui de mystère, on a cru que les mystiques professaient des dogmes extraordinaires, et faisaient une secte à part. Il n’y a de mystères chez eux que ceux du sentiment appliqués à la religion, et le sentiment est à la fois ce qu’il y a de plus clair, de plus simple et de plus inexplicable : il faut distinguer cependant les théosophes, c’est-à-dire, ceux qui s’occupent de la théologie philosophique, tels que Jacob Bœhme, Saint-Martin, etc., des simples mystiques ; les premiers veulent pénétrer le secret de la création, les seconds s’en tiennent à leur propre cœur. Plusieurs Pères de l’église, Thomas A-Kempis, Fénélon, Saint-François-dc-Sales, etc. ; et, chez les protestants, un grand nombre d’écrivains anglais et allemands ont été des mystiques, c’est-à-dire, des hommes qui faisaient de la religion un amour, et la mêlaient à toutes leurs pensées comme à toutes leurs actions.
Le sentiment religieux qui est la base de toute la doctrine des mystiques, consiste dans une paix intérieure pleine de vie. Les agitations des passions ne laissent point de calme : la tranquillité de la sécheresse et de la médiocrité d’esprit tue la vie de l’âme ; ce n’est que dans le sentiment religieux qu’on trouve une réunion parfaite du mouvement et du repos. Cette disposition n’est continuelle, je crois, dans aucun homme, quelque pieux qu’il puisse être ; mais le souvenir et l’espérance de ces saintes émotions décident de la conduite de ceux qui les ont éprouvées. […]
L’élévation de l’âme vers son Créateur est le culte suprême des chrétiens mystiques ; mais ils ne s’adressent point à Dieu pour demander telle ou telle prospérité de cette vie. Un écrivain français qui a des lueurs sublimes, M. de Saint-Martin, a dit que la prière était la respiration de l’âme. Les mystiques sont, pour la plupart, convaincus qu’il y a réponse à cette prière, et que la grande révélation du christianisme peut se renouveler en quelque sorte dans l’âme, chaque fois qu’elle s’élève avec ardeur vers le ciel. Quand on croit qu’il n’existe plus de communication immédiate entre l’Être suprême et l’homme, la prière n’est, pour ainsi dire, qu’un monologue ; mais elle devient un acte bien plus secourable, lorsqu’on est persuadé que la Divinité se fait sentir au fond de notre cœur. En effet, on ne saurait nier, ce me semble, qu’il ne se passe en nous des mouvements qui ne nous viennent en rien du dehors, et qui nous calment ou nous soutiennent, sans qu’on puisse les attribuer à la liaison ordinaire des événements de la vie.[…]
Des philosophes religieux appelés Théosophes
Lorsque j’ai rendu compte de la philosophie moderne des Allemands, j’ai essayé de tracer une ligne de démarcation entre celle qui s’attache à pénétrer les secrets de l’univers et celle qui se borne à l’examen de la nature de notre âme. La même distinction se fait remarquer parmi les écrivains religieux : les uns dont j’ai déjà parlé dans les chapitres précédents s’en sont tenus à l’influence de la religion sur notre cœur : les autres, tels que Jacob Boehme, en Allemagne, Saint Martin, en France, et bien d’autres encore, ont cru trouver dans la révélation du christianisme des paroles mystérieuses qui pouvaient servir à dévoiler les lois de la création. Il faut en convenir, quand on commence à penser il est difficile de s’arrêter ; et soit que la réflexion conduise au scepticisme, soit qu’elle mène à la foi la plus universelle, on est souvent tenté de passer des heures entières, comme les faquirs, à se demander ce que c’est que la vie. Loin de dédaigner ceux qui sont ainsi dévorés par la contemplation, on ne peut s’empêcher de les considérer comme les véritables seigneurs de l’espèce humaine, auprès desquels ceux qui existent sans réfléchir ne sont que des serfs attachés à la glèbe. Mais comment peut-on se flatter de donner quelque consistance à ses pensées, qui, semblables aux éclairs, replongent dans les ténèbres après avoir un moment jeté sur les objets d’incertaines lueurs.
Il peut être intéressant toutefois d’indiquer la direction principale des systèmes théosophes, c’est-à-dire des philosophes religieux qui n’ont cessé d’exister en Allemagne depuis l’établissement du christianisme, et surtout depuis la renaissance des lettres. La plupart des philosophes grecs ont fondé le système du monde sur l’action des éléments ; et si l’on n’en excepte Pythagore et Platon, qui tenaient de l’Orient leur tendance à l’idéalisme, les penseurs de l’antiquité expliquent tous l’organisation de l’univers par des lois physiques. Le christianisme, en allumant la vie intérieure dans le sein de l’homme, devait exciter les esprits à s’exagérer le pouvoir de l’Âme sur le corps ; les abus auxquels les doctrines les plus pures sont sujettes ont amené les visions, la magie blanche (c’est-à-dire celle qui attribue à la volonté de l’homme sans l’intervention des esprits infernaux la possibilité d’agir sur les éléments), toutes les rêveries bizarres enfin qui naissent de la conviction que l’âme est plus forte que la nature. Les secrets d’alchimistes, de magnétiseurs et d’illuminés s’appuient presque tous sur cet ascendant de la volonté qu’ils portent beaucoup trop loin, mais qui tient de quelque manière néanmoins à la grandeur morale de l’homme.
Non-seulement le christianisme, en affirmant la spiritualité de l’âme, a porté les esprits à croire à la puissance illimitée de la foi religieuse ou philosophique, mais la révélation a paru à quelques hommes un miracle continuel qui pouvait se renouveler pour chacun d’eux , et quelques-uns ont cru sincèrement qu’une divination sur- naturelle leur était accordée, et qu’il se manifestait en eux des vérités dont ils étaient plutôt les témoins que les inventeurs. Le plus fameux de ces philosophes religieux c’est Jacob Boehme, un cordonnier allemand, qui vivait au commencement du dix-septième siècle ; il a fait tant de bruit dans son temps, que Charles Ier envoya un homme exprès à Görlitz, lieu de sa demeure y pour étudier son livre et le rapporter en Angleterre. Quelques-uns de ses écrits ont été traduits en français par M. de Saint-Martin : ils sont très difficiles à comprendre ; cependant l’on ne peut s’empêcher de s’étonner qu’un homme sans culture d’esprit ait été si loin dans la contemplation de la nature. Il la considère en général comme un emblème des principaux dogmes du christianisme ; partout il croit voir dans les phénomènes du monde les traces de la chute de l’homme et de sa régénération les effets du principe de la colère et de celui de la miséricorde ; et tandis que les philosophes grecs tâchaient d’expliquer le monde par le mélange des éléments de l’air, de l’eau et du feu Jacob Boehme n’admet que la combinaison des forces morales, et s’appuie sur des passages de l’Évangile pour interpréter l’univers.
De quelque manière que l’on considère ces singuliers écrits qui, depuis deux cents ans, ont toujours trouvé des lecteurs ou plutôt des adeptes, on ne peut s’empêcher de remarquer les deux routes opposées que suivent, pour arriver à la vérité, les philosophes spiritualistes et les philosophes matérialistes. Les uns croient que c’est en se dérobant à toutes les impressions du dehors, et en se plongeant dans l’extase de la pensée, qu’on peut deviner la nature : les autres prétendent qu’on ne saurait trop se garder de l’enthousiasme et de l’imagination dans l’examen des phénomènes de l’univers ; l’on dirait que l’esprit humain a besoin de s’affranchir du corps ou de l’âme pour comprendre la nature, tandis que c’est dans la mystérieuse réunion des deux que consiste le secret de l’existence.
Quelques savants en Allemagne affirment qu’on trouve dans les ouvrages de Jacob Boehme des vues très profondes sur le monde physique ; l’on peut dire au moins qu’il y a autant d’originalité dans les hypothèses des philosophes religieux sur la création que dans celles de Thalès, de Xénophane, d’Aristote, de Descartes et de Leibnitz. Les théosophes déclarent que ce qu’ils pensent leur a été révélé, tandis que les philosophes en général se croient uniquement conduits par leur propre raison ; mais puisque les uns et les autres aspirent à connaître le mystère des mystères, que signifient à cette hauteur les mots de raison et de folie ? et pourquoi flétrir de la dénomination d’insensés ceux qui croient trouver dans l’exaltation de grandes lumières ? C’est un mouvement de l’âme d’une nature très-remarquable, et qui ne lui a sûrement pas été donné seulement pour le combattre.
Germaine de Staël
De l’Allemagne, vol II, IVe partie, chapitres V et VII