Par Rose-Croix, c’est des Réaux-Croix, c’est-à-dire des élus coëns, dont Paul Vulliaud (1875-1950) entend parler ici. Comme il le précise, les « archives originales » qu’il utilise sont celles de Jean-Baptiste Willermoz. Rappelons qu’elles furent découvertes par Élie Steel-Maret en 1893. Papus s’en porta acquéreur en 1894, et c’est grâce à ces documents inédits qu’il publia :
- L’Illuminisme en France (1767-1774), Martines de Pasqually, sa vie, ses pratiques magiques, son œuvre, ses disciples, suivis des catéchismes des élus coëns, d’après des documents entièrement inédits, Paris, Chamuel, 1895 ;
- Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-maçonnerie, avec un résumé de l’histoire de la franc-maçonnerie en France, de sa création à nos jours, et une analyse nouvelle de tous les grades de l’écossisme, Paris, Chamuel, 1899 ;
- L’Illuminisme en France, 1771-1803, Louis-Claude de Saint-Martin, sa vie, sa voie théurgique, ses ouvrages, son œuvre, ses disciples, suivi de la publication de 50 lettres inédites, Paris, Chacornac, Librairie générale des sciences occultes, 1902.
Quelques années après la mort de Papus († 1918), sa dernière compagne, Jeanne Robert, vendit les documents venant des archives de Willermoz. Un libraire parisien, Émile Nourry, les racheta entre 1925 et 1926, et confia à Paul Vulliaud le soin de les cataloguer pour organiser leur vente. En décembre 1934, la bibliothèque de la ville de Lyon (BML) s’en porta acquéreur. Ils constituent depuis le fonds Willermoz de la BML. Sur ce thème, voir l’article : Les Archives de Jean-Baptiste Willermoz à la bibliothèque municipale de Lyon.
Comme Papus, Paul Vulliaud utilisa ces documents pour rédiger plusieurs de ses ouvrages :
- Les Rose-Croix lyonnais au XVIIIe siècle d’après leurs archives originales, Paris E. Nourry, 1929.
- Joseph de Maistre, Franc-Maçon, suivi de pièces inédites, Paris E. Nourry,1929.
Il faut ajouter à ces deux livres un ouvrage posthume, Histoire et portrait de Rose-Croix, publié en 1978 avec une note bio-bibliographique de François Secret, un avant-propos et des notes de Jean-Pierre Laurant (Arché, Milano).
Le livre de Paul Vulliaud sur les Rose-Croix lyonnais souffre hélas de nombreuses imprécisions. Faute de méconnaître l’histoire du martinisme, il interprète parfois d’une manière erronée certains documents ou événements. Cet ouvrage demeure pourtant intéressant à plus d’un titre. Plus tard, Jean Saunier et Robert Amadou apporteront un éclairage plus objectif sur l’histoire des archives lyonnaises, le premier dans l’article « ‘’Élie Steel-Maret’’ et le renouveau des études sur la Franc-Maçonnerie illuministe à la fin du dix-neuvième siècle », publié dans Revue de l’histoire des religions, 1972, vol. 182, n° 1, avril-juin, (p. 53-81), le second dans Steel-Maret, Archives secrètes de la Franc-Maçonnerie, édition et introduction par Robert Amadou avec une étude de Jean Saunier, Genève-Paris, Slatkine, 1985.
Nous reproduisons ici le chapitre dans lequel Paul Vulliaud retrace l’histoire des archives de Willermoz. Comme on le verra, il en profite pour égratigner Papus au passage, lui reprochant ironiquement d’avoir utilisé ces archives pour attester d’une filiation lui faisant défaut. Vulliaud publie cet ouvrage dix ans après la mort de Papus, c’est-à-dire à une époque où le martinisme papusien est en déroute. Il y voit une opportunité pour dévoiler des « arcanes redoutables ». Pour lui, « ce qui est danger pour l’hiérophante, devient devoir pour l’analyste, salubre même pour l’ami de la vérité ».
Les archives de Willermoz
1er chapitre de l’ouvrage de Paul Vulliaud Les Rose-Croix lyonnais au XVIIIe siècle d’après leurs archives originales, Paris E. Nourry, 1929
« Certains Francs-Maçons ont exprimé le regret que des notabilités de leur Société ne se soient pas avisés de constituer un système d’archives parfaitement coordonné. Le profane, à son tour, regrettera une irréparable négligence. En examinant les documents laissés par le F. Jean-Baptiste Willermoz, ou plutôt ce qu’il en reste, nous pensions en nous-mêmes à quel point aurait été utile à l’historien un homme aussi méthodique que ce négociant lyonnais. D’autant plus que le souci de tenir à jour le compte rendu de ses faits et gestes l’a conduit à méconnaître inconsciemment cette discipline du secret que les sociétés occultes se plaisent à exiger. Oh le sage Willermoz s’est bien gardé de tout révéler. Nous avons même trop longtemps l’impression que l’on nous cache délibérément « quelque chose ». Mais enfin, jointe à l’habitude de classer, la manie de rédiger des rapports, des procès-verbaux, et de collectionner les papiers, a vaincu sa discrétion radicale. On a beau n’écrire que pour soi et pour ses émules, écrire c’est révéler. Et, à ce sujet, Willermoz nous mène d’étonnement en surprise.
Chancelier de l’Ordre écossais de la Stricte Observance, qui avait le siège de la IIe province à Lyon dans la loge élue et chérie de la Bienfaisance, loge qui devait avoir, grâce à un prosélytisme constant, une importance considérable dans la Maçonnerie, Willermoz s’est donné la peine de transcrire la plupart des protocoles des séances où se constituait, ou mieux se reconstituait, pour parler le langage des adeptes, le « Saint Ordre », c’est-à-dire l’ordre des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte. Ils sont facilement lisibles. L’écriture du gros mercier de Lyon était fine, légère, élégante dans son classicisme bureaucratique. Les archives de Willermoz ne renferment pas seulement ces protocoles. Il y a de tout. Elles se composent de correspondances d’affiliés, de manuscrits initiatiques.
Ce que dévoile surtout, au premier abord, l’analyse de ces documents de premier ordre, c’est une activité prodigieuse pour la réalisation de vastes projets. Inlassable, son assiduité aux séances maçonniques ! Admirable sa ponctualité administrative ! Ordonné, il note au dos de chaque lettre la date à laquelle il l’a reçue, la date à laquelle il a répondu, le nom de l’expéditeur et celui de l’intermédiaire par lequel est parvenu le message. En deux mots, il résume l’objet de la correspondance.
D’un zèle infatigable, croyant d’une foi qui ne s’est jamais démentie, à l’efficacité morale, sociale, scientifique et religieuse de l’association maçonnique, il lui consacre une grande partie de son énergie, autant que le lui permet la gérance de ses affaires personnelles. On devine aisément qu’il remplit un devoir sacré. Il poursuit nécessairement un but. Et je suis certain que tous ses collègues étaient loin de soupçonner quel il était. Aussi, ne se laisse-t-il point distraire. Il est fanatisé, dirais-je, si ce terme n’avait pas revêtu une signification terroriste. « Servir », telle aurait dû être sa devise.
Le dernier détenteur des archives de Willermoz, le Dr Papus (Gérard Eucausse) a raconté leur aventure. D’après une lettre de Willermoz lui-même au Prince de Hesse, [1. Cf. Papus, Martinès de Pasqually, 1902, p. 11 et 19. Cette lettre a été publiée intégralement dans Les Archives secrètes de la Franc-Maçonnerie lyonnaise, par Steel-Maret. ] il a, tout d’abord rappelé les péripéties dramatiques de leur sauvetage au moment du siège mémorable de Lyon. Avec un empressement apostolique, Willermoz vida les armoires, entassa hâtivement dans des malles, registres, procès-verbaux, documents… Il était temps ! Trois jours après, la maison de l’Ordre était en flammes. Et même dans le refuge où le chancelier s’est transporté, une bombe éclatait, réduisant en poussière l’une des malles.
Un certain nombre de feuillets des registres, que j’ai actuellement en mains, sont endommagés. Est-ce un vestige émotionnant de la canonnade révolutionnaire ? Est-ce, prosaïquement, la trace de rongeurs irrespectueux ? Le chevalier de la Cité Sainte, obligé de fuir « Commune affranchie » (Lyon), disperse un dépôt qui lui semble inestimable, en emporte une partie, en enterre une autre et confie le reste à des mains sûres.
Le Dr Papus exprime son enthousiasme pour l’héroïsme de Willermoz et souhaite que les sincères amis de la Vérité y associent leur vive reconnaissance. Les documents sauvés sont devenus, il est vrai, infiniment précieux. Mais beaucoup d’entre eux comme témoignages avouons-le dès maintenant, d’une déviation affligeante de l’intelligence humaine. À l’époque où ils furent rédigés, la destruction possible de ces papiers ne valait pas un frisson. Pour la mémoire de Willermoz, il eût été préférable que d’autres disparussent. Encore une fois, il n’en est plus de même aujourd’hui. Ce ne sont pas les « amis de la Vérité », mais plutôt les historiens, les psychologues et certains spécialistes, qui doivent se réjouir de l’inconscience d’un homme qui ne savait pas donner aux choses, dans ses illusions, leur valeur proportionnelle.
A sa mort, Willermoz léguait les archives de la Loge élue et chérie de la Bienfaisance, les protocoles de l’ordre de la Cité Sainte, les catéchismes des Réaux-Croix, les cahiers sur lesquels étaient notées les observations des opérations initiatiques, et autres documents, à son neveu, G:. M:. Profès. Il est inutile d’avertir que l’oncle avait du neveu fait un « frère », qu’il l’avait initié. C’est ensuite un M. Cavernier qui hérite des papiers de Willermoz. Nous n’avons plus affaire à une société. Il s’agit d’un isolé qui étudie l’ « Occultisme ». Le Dr Papus, tout à son idée d’établir la légitimité de son Souverain Pontificat Martiniste ne s’aperçoit guère qu’il avoue implicitement que l’Ordre, au moins à cette époque si ce n’est plutôt, s’était évanoui. Écoutons néanmoins la suite de son récit. Ce Cavernier qui possédait, lui, les archives des Illuminés Rose-Croix, découvre, « conduit par l’invisible », un M. Elie Steel que l’on présente — et c’est vraiment un honneur inattendu — comme l’héritier en ligne directe du Willermozisme. Ce miracle se produisait à Lyon. [2. Rappelons, d’après la revue de L’Initiation (mai 1904), qu’en 1904, M. Franlac, membre du mouvement néo-martiniste découvre chez la famille Willermoz un manuscrit entièrement de la main de Willermoz.]
Comment le successeur direct de l’Ordre n’était-il pas en possession de ses archives ? Pourquoi certains papiers ont-ils été récemment trouvés à Nevers ? Il y a là un fait plus étonnant que le miracle lui-même. Quoi qu’il en soit, les archives des Réaux-Croix étaient définitive ment sauvées.
Steel-Maret a jadis annoncé la publication des archives secrètes de la Franc-Maçonnerie lyonnaise : protocoles des séances, procès-verbaux, codes des convents, correspondance des chefs de l’Ordre. Nous ne croyons pas que ce projet ait été exécuté dans son ensemble. Il en a paru des fragments. Nous soupçonnons plutôt que le « Président du Conseil suprême du Martinisme » averti, comme il le dit, par son ami Vitta, se rendit incontinent à Lyon. Et nous assistons à ce spectacle qui ne manque pas de drôlerie : un Souverain Pontife retrouvant ses titres, ses archives et des prédécesseurs inespérés. Le tout, pour la somme de deux cents francs ! Ce serait même un point à examiner — s’il en valait la peine — je ne sais pas à quel degré le Pontife ne fut point, grâce aux documents laissés par des fidèles morts depuis longtemps, initié plus véritablement aux doctrines dont il s’était institué le bruyant propagateur ?
Toutefois, si la tradition des Illuminés de la Rose-Croix est manifestement interrompue, et sur un long espace de temps, l’historien, tout en reconnaissant l’absence d’une réalité positive, est obligé, preuves en mains, de constater la réalité idéale d’une pérennité traditionnelle. En faisant une vaste enjambée entre le règne de Martinès de Pasqually et de Willermoz et celui de Papus, l’Ordre, nous en convenons, s’est continué. Il a été psychologiquement rétabli. La transmission est opérée par un lien psychique. On cherche à introduire une différence entre les anciens et les nouveaux Martinistes. Les Archives Willermoz s’opposent à ce qui serait de l’injustice. Willermoz et Papus, c’est tout un ; Martinès de Pasqually et Saint-Yves d’Alveydre sont d’une même famille spirituelle. En analysant ces personnages, on se surprend en velléité de croire, malgré soi, à la métempsycose.
Terminons l’histoire des Archives Martinistes. Si M. Steel-Maret n’a point fait paraître, à part quelques fragments qui ont leur prix, les documents secrets de l’Ordre, comme il l’avait promis [3. Il n’a paru qu’onze livraisons des Archives secrètes de la Franc-Maçonnerie lyonnaise.] le Dr Papus, avec l’autorité que lui conférait sa dignité suprême, en a publié quelques parties. Ce qu’il n’avait pas promis… et pour cause. Ce Mage a trop modestement dissimulé son mérite. « Je ne suis », écrit-il, « que l’humble instrument choisi par nos Maîtres pour mettre au jour ce qu’ils ont sauvé à travers tant de péripéties ». L’humilité est le travers commun, et trop peu remarqué, de toutes les grandeurs de ce monde. — Voyez les ministres, ils n’occupent leur place que « par devoir » et malgré eux. — Papus, que ce soit par modestie ou pour tout autre motif, ne consentit point, rendons-lui cette justice, à établir que ses archives étaient plus riches qu’il ne l’a montré.
En les examinant de près, j’ai trouvé plus d’une fois regrettable que la tourmente révolutionnaire en ait ravi une partie. Ces archives éclaircissent mainte obscurité. Celles qui sont purement administratives s’étendent sur une longue période, de 1774, époque où la Loge élue et chérie de la Bienfaisance est « rétablie », c’est-à-dire fondée, jusqu’en 1778, année où se développe le grand Convent national des Gaules, si important dans les fastes maçonniques, comme préface du Convent général tenu à Wilhemsbad. Des lettres de cette période, ou qui la suivent, ajoutent à notre instruction. Quelques années auparavant, depuis 1767, Willermoz était en correspondance suivie avec son maître et initiateur Martinès de Pasqually.
Ces archives sont capitales pour l’histoire embrouillée du Martinisme en général, et pour l’histoire des chevaliers de la Cité Sainte, restée peu connue. Elles sont essentielles pour l’histoire tout court. Il y a, d’autre part, de nombreux documents relatifs à la vie « mystique » de nos Rose-Croix, et à leurs expériences théurgiques. Papus a déjà exposé certaines d’entre elles. Je crois qu’il y avait mieux à faire. L’exercice de ces pratiques a été continué. Les « successeurs » de Willermoz n’ont pas eu son amour de l’ordre. Quelques notes caractéristiques et suffisantes pour notre édification, ont cependant échappé à leur plume.
Aucun de ces documents n’est indifférent. Certains sont inattendus. Nous sommes désormais en pleine « initiation », le cœur de la Gnose est transparent. Expliquons-nous. Je ne me place pas seulement au point de vue théosophique, je veux dire que les dogmes, le rituel, les réalisations individuelles des Rose-Croix ne sont enfin protégées par aucun mystère, il n’y a plus de secret. Réjouissons-nous encore de l’avantage inestimable de n’avoir prêté aucun serment, de n’appartenir à aucun groupe. N’étant pas « initié » on peut tout profaner, c’est-à-dire parler des choses les plus occultes avec une liberté qu’aucuns trouveront sacrilège, mais qui est le droit absolu de l’historien.
Le Dr Papus, déclarait posséder des documents qui devaient être « réservés au Comité Directeur du Suprême Conseil Martiniste ». Je comprends les scrupules de ce Grand Maître à les divulguer. Cependant, je soupçonne que cette expression de « Suprême Conseil » appartient au vocabulaire un peu emphatique du Martinisme. Papus défunt, constatons — et sans tuer personne — qu’il n’y a plus de « Suprême Conseil ». Le multiple flamboyant a été réduit à l’unité par une cause inexorable qui atteint les plus forts magiciens. Par contre, historien, nous nous ferions scrupule de ne point profiter abondamment des archives martinistes, anciennes et modernes, de toute première qualité. Révélons les « arcanes redoutables ». Initions sur la place publique. Ce qui est danger pour l’hiérophante devient devoir pour l’analyste, salubre même pour l’ami de la vérité. »
Paul Vulliaud
Compte-rendu de cet ouvrage publié par Victor-Louis Bourrilly dans la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 1930 vol. 5 n° 27, p. 224-225
« M. Vulliaud, déjà avantageusement connu par un livre curieux sur Joseph de Maistre franc-maçon, continue ses investigations dans le domaine de l’illuminisme et des sociétés secrètes. Avec le présent ouvrage, il nous initie aux arcanes des Rose-Croix lyonnais pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Son étude est fondée sur les papiers d’un négociant lyonnais, le fr. Jean-Baptiste Willermoz, engagé dans la Maçonnerie dès 1752, grand fondateur de loges, propagandiste fervent et quelque peu brouillon, une manière de personnage dans ce milieu de mystiques, de thaumaturges et d’aventuriers dont les Rose-Croix lyonnais et leurs affiliés nous présentent quelques échantillons réussis. Les dossiers de Willermoz contiennent des lettres autographes de Martinès de Pasqually rédigées en style de cuisinière et selon l’orthographe phonétique, les « protocoles des séances Chapitrales » de la loge la Bienfaisance, le registre du « Convent des Gaules » tenu à Lyon du 16 au 29 novembre 1778, des instructions aux novices, des cahiers d’initiation (je vous les recommande), des procès-verbaux de séances magnétiques ou « Sommeils ». M. Vulliaud analyse avec conscience ces divers documents, en reproduit quelques-uns ; et avec esprit, avec bonne humeur, il se meut à travers cet amas d’insanités d’où il cherche à tirer ce qu’on en peut extraire d’intéressant pour l’histoire de l’illuminisme en général et du « Martinisme » en particulier. Ce n’est pas sa faute si, au total, ce n’est pas grand’chose. Mais son livre est par endroits amusant ; il se laisse lire ; et d’avoir, en la matière, atteint ce résultat, ce n’est pas un mince mérite. » V. L. Bourrilly.
Source : http://www.persee.fr/doc/rhmc_0996-2727_1930_num_5_27_3611_t1_0224_0000_2