Le fonds Prunelle de Lière, conservé à la bibliothèque municipale de Grenoble [1] Par commodité, cette bibliothèque sera parfois désignée par l’abréviation B.M.G. dans la suite de l’article. , est réputé pour contenir des documents élus coëns de premier ordre. Auguste Viatte, en 1928, et Alice Joly, en 1938, ont été les premiers à en souligner l’importance. Dès 1962, Robert Amadou s’est penché sur ce fonds, dont il publia un inventaire très incomplet [2] Amadou, Robert, Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin, doc. dactylographié, 1967, p. 222-223 (exemplaire consulté à la bibliothèque de la Sorbonne). R. Amadou écrit lui-même : « À propos du fonds coën de Grenoble (fonds Prunelle de Lière), il faut rappeler qu’un inventaire détaillé en a été publié pour la première fois dans la Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin (1967) » (Le Martinisme, éd. Abi Acar, Edi-repro, 1979, p. 12). . En 1969, la revue l’Initiation annonça un projet d’édition du Fonds Prunelle de Lière par Jacques Baradat, un collaborateur de Robert Amadou [3] L’Initiation, n° 2, 1969, p. 109. Robert Amadou présente Jacques Baradat comme son collaborateur dans l’Avertissement de La Magie des élus coëns, Angéliques, Paris, Cariscript, 1984, p. V. . Une découverte allait par la suite contrecarrer ce projet [4] Signalons cependant que certains documents du fonds Prunelle de Lière (Ms 4188) seront édités par Nicole Jacques-Chaquin [Lefèvre], Albert Reichen et Robert Amadou lui-même. Nous y reviendrons infra. En effet, en 1978, il annonçait la découverte du « fonds Z » contenant « la fleur des papiers personnels » de Louis-Claude de Saint-Martin [5] Amadou, Robert, « Le ciel sourit aux martinistes », L’Initiation, n° 3, 1978, p. 174-175. Ce texte est daté du 29 avril 1978 .
Soulignant que « grâce à Dieu », l’édition des manuscrits de Prunelle de Lière avait été retardée, Robert Amadou précisait cependant que c’est « en articulation avec l’édition des pièces du fonds Z, que seraient publiées ou signalées celles de la B.M.G. [6] Amadou, Robert, « Le ciel sourit aux martinistes », op. cit., p. 175 et « État sommaire du fonds Z », Bulletin martiniste, n°6, 1984. ».
Sommaire
Le fonds Prunelle de Lière à Grenoble
Quinze ans plus tard, en 1999, Robert Amadou reviendra sur ce sujet, précisant que certains originaux des documents copiés par Léonard-Joseph Prunelle de Lière manquent dans les archives du Philosophe inconnu et que l’édition du fonds Z publie ces copies [7] Amadou, Robert, Leçons de Lyon, Paris, Dervy, 1999, note n° 61, p. 67. . En effet, au début des années 1980, Robert Amadou commença à publier des documents provenant des papiers personnels de Saint-Martin sous le titre « Fonds Z, les manuscrits réservés du Philosophe inconnu ». Parmi ceux-ci figurent les fac-similés de documents venant de Grenoble, comme le De circulo (Ms 4129) et la Nouvelle Instruction coën, (Ms 4127). Comme nous le montrerons plus loin, aucune mention ne signalait cette origine, et sur ces documents les tampons de la B.M.G. avaient été masqués.
Entre 2008 et 2011, plusieurs visites à la bibliothèque municipale de Grenoble nous ont conduit à étudier le fonds Prunelle de Lière. D’emblée, nous constatâmes avec un certain étonnement qu’il recelait nombre de trésors restés inconnus. Une grande partie de ces documents concernent directement l’ordre des Élus coëns, qu’il s’agisse de textes d’instructions, de rituels, ou de catéchismes. Y figurent également des textes de Saint-Martin [8] Nous remercions Mme Marie-Françoise Bois-Delatte, conservateur en chef, responsable du département Patrimoine de la bibliothèque municipale de Grenoble, de nous avoir facilité l’accès aux documents évoqués dans cette étude. , des documents concernant les activités de Prunelle de Lière, ainsi que des papiers ajoutés par ses héritiers successifs. L’ensemble du fonds se compose des manuscrits suivants :
- Ms 4120 – De la vie et de la mort de feu Jacob Boehme véritable auteur de livres théosophiques ; Clé ou explication ;
- Ms 4121 – De l’origine et de l’esprit des formes ;
- Ms 4122 – Extrait de séances de C**, société mystique dont les membres se nomment « Élus coëns », 1775-1776 ;
- Ms 4123 – Extrait de ce qui est contenu dans les grades de l’ordre des E. C. ;
- Ms 4124 – Explication secrète du catéchisme d’app. comp et m. coën ;
- Ms 4125 – Catéchismes ;
- Ms 4126 – Instruction secrète des Conduc. en chef des Col. d’or. et d’occ. et d’un V.m. de Temple ;
- Ms 4127 – Dieu veuille nous accorder la grâce d’être notre conducteur [Nouvelle Instruction coën] ;
- Ms 4128 – Prières et travaux pour la réconciliation générale de l’homme de désir avec son être spirituel ;
- Ms 4129 – De Circulo et ejus compositione ;
- Ms 4130 – Copie de la correspondance de MM. Kirchberguer, baron de Liebistof [sic], membre du conseil souverain de la République de Berne, avec Saint-Martin… ;
- T 4188 – Alphabet hébreu, noms, nombres numériques et kabbalistiques ;
- T 4189 – [Études sur la langue hébraïque]
- R 90592 – Documents concernant L. J. Prunelle de Lière XVIIIe-XIXe siècle ;
- Q 484 – Livre mystique – Considération sur la Bible ;
A cette liste il faut ajouter un lot de documents vendu par les héritiers de Prunelle de Lière figurant dans le fonds Flandrin de la B.M.G., le dossier R. 8018.
- R. 8018 – Traité sur la réintégration des êtres dans leurs propriétés, vertu et puissance première spirituelle divine. – Trois [leçons de Lyon] : du 17 avril 1776, « Sur les nombres » ; du 24 avril 1776, « Du nombre 6 considéré de diverses manières » ; du 1er mai 1776 (sans tire). – Deux textes : « Sur l’âme » et un « Traité sur les communications ».
Si deux dossiers, les Ms 4188 et R 90592, avaient bien fait l’objet d’études, les autres, soit quatre-vingt pour cent du fonds semblaient encore ignorés. Absents du catalogue des manuscrits de la B.M.G. publié en 1889 [9] Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, Départements, t. VII, Grenoble, Paris, Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie, imprimeurs éditeurs, 10 rue garancière, 1889., ils figurent pourtant dans le « Supplément » de 1983 [10] Ministère de la Culture et de la Communication. Direction générale du livre et de la lecture – Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, Grenoble, 2e supplément, t. LXII, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1983.. Malgré cela, depuis près de trente ans, les historiens du martinisme qui ont exploré le fonds Prunelle de Lière paraissent ne pas avoir remarqué leur présence. L’un d’entre eux au moins, Robert Amadou, connaissait ces documents, mais se garda d’en parler, allant parfois jusqu’à dissuader d’autres chercheurs de consulter un fonds présentant « peu d’intérêt » [11] Antoine Faivre nous a apporté son témoignage sur ce point..
Nous avons trouvé cette situation d’autant plus étrange qu’en consultant certains de ces manuscrits à Grenoble le 22 mai 2008, nous reconnûmes les originaux de reproductions vendues sous forme d’un cédérom depuis 1999. Cependant, les tampons de la B.M.G ayant été effacés sur ces copies, il était impossible d’en deviner la source [12] Nous verrons infra quels sont les documents évoqués ici.. L’éditeur du cédérom, les Gouttelettes de Rosée, les présentait d’ailleurs comme provenant du « Manuscrit d’Alger [13] Le manuscrit d’Alger – Contenant les catéchismes des grades de l’Ordre des Élus Coëns de l’Univers – Ainsi que plusieurs explications et instructions secrètes (éd. Les Gouttelettes de Rosée, à Montpeyroux). Dans le texte de présentation de ce cédérom, Philippe Pissier et Matthieu Léon précisent qu’ils ont obtenu ces documents au cours de la seconde moitié des années 80, de Joël Duez, qui les avaient reçus lui-même de Marcel Jirousek, disciple belge de Robert Ambelain. Ces documents leur ont été transmis sous le nom de « Manuscrit d’Alger ». Précisons que le Manuscrit d’Alger est en fait un autre document rassemblant également une quantité importante de textes élus coëns. Ce dossier, dont le nom véritable est Registre vert des élus coëns, fut offert à Robert Ambelain vers 1955 par Marguerite Benama (voir Robert Ambelain, Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, 2e, 3e, 4e trimestres 1960, p. 175). Robert Ambelain a déposé ces manuscrits à la BnF en 1993 (FM 4 – 1282). Georges Court a publié une transcription de ces documents : Le Grand Manuscrit d’Alger, Magie et Franc-Maçonnerie au XVIIIe siècle, manuscrit de l’ordre des Élus Coën, le Cahier vert, tomes 1 et 2, 2009 et 2013, éd. Arqua. » (venant de Joël Duez, qui les avaient reçus lui-même de Marcel Jirousek), affirmation que Robert Amadou avait bientôt dénoncée, précisant qu’il s’agissait en fait des documents « rassemblés sous le nom de fonds Z [14. Mise au point publiée dans la Lettre du Crocodile, 1er trimestre 2001. C’est nous qui soulignons le premier mot pour attirer l’attention sur son ambiguïté.] ». Ce labyrinthe d’informations contradictoires, voire éventuellement de manipulations, nous a donc incité à faire le point sur le fonds Prunelle de Lière.
Avant d’entrer dans le détail, examinons brièvement l’origine des documents appartenant au fonds Prunelle de Lière et les circonstances qui les ont fait rejoindre les collections du fonds dauphinois de la B.M.G.
Léonard-Joseph Prunelle de Lière (1741-1824)
Léonard-Joseph Prunelle de Lière (ou Delierre), né à Grenoble en 1741 et mort à Paris le 12 mars 1824, était avocat [14] Gence a consacré une notice biographique à son ami Léonard-Joseph Prunelle de Lière (Biographie universelle ancienne et moderne, Supplément, t. LXXII, Paris, Michaud, 1843, p. 3-4). Moins connue que celle d’Alphonse Rochas, publiée dans Biographie du Dauphiné (Paris, Charavay, libraire-éditeur, 2 volumes, 1856 et 1860), elle est cependant plus complète.. Député de l’élection de Grenoble aux États de Romans en 1788, il devint maire de Grenoble au début de la Révolution, puis suppléant de l’Isère à la législature en 1791, avant d’être élu député de l’Isère à la Convention [15] Dictionnaire des parlementaires français, sous la direction de A. Robert, E. Bourloton, G. Cougny, Paris, Bourloton, 1891, pla-zuy, p. 56.. Il se prononça ouvertement contre l’exécution de Louis XVI mais pour son bannissement, sujet sur lequel il publia trois opuscules [16] Observations et projet de décret sur l’établissement d’un tribunal de la conscience du peuple (Impr. nat., s. d., in-8°, 12 p.) ; Opinion concernant le jugement de Louis XVI (Impr. nat., s. d., 15 p.) ; Suite de l’opinion de Léonard Prunelle concernant le jugement de Louis XVI (Impr. nat., s. d., 8 p.). . Il passe pour avoir été élu coën, mais ne le fut probablement pas avant la fin de l’année 1775, voire en 1776. Une lettre de la marquise de Lusignan, elle-même élu coën, adressée à Jean-Baptiste Willermoz, le confirme. Lui recommandant Prunelle de Lière, qui « a vivement désiré être des nôtres », elle confie qu’elle vient de le sortir de l’athéisme et précise qu’il connaît par cœur Des erreurs et de la vérité, étant même allé jusqu’à avoir « laissé ses affaires pour voir M. de Saint-Martin » [17] Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5826.. Cette lettre n’est pas datée, mais l’ouvrage auquel il y est fait référence n’a été imprimé qu’en 1775.
Initié au Régime rectifié par Jean-Baptiste Willermoz en 1776 [18] Barral, Pierre, « Un siècle de maçonnerie grenobloise (1750-1850) », Cahiers d’histoire publiés par les universités de Clermont – Lyon – Grenoble, n° 4, 1957 (Lyon), p. 377., Prunelle de Lière fut membre de la Bienfaisance à l’Orient de Grenoble. Devenu Chevalier bienfaisant de la cité sainte sous le nom A Tribus Oculis, il entretint, entre 1781 et 1785, une correspondance suivie avec Jean-Baptiste Willermoz [19] Ces lettres sont conservées à la bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5.473.. Après son élection au poste de député en septembre 1791, il quitta Grenoble pour s’installer à Paris. C’est probablement à cette époque qu’il noua des relations plus étroites avec Louis-Claude de Saint-Martin. Les deux hommes étaient faits pour s’entendre. Ils partageaient à la fois un certain détachement pour les sociétés initiatiques et une grande attirance pour la mystique chrétienne [20] Sur ce point, voir Entretiens sur les principes de la philosophie, un texte dans lequel Jean-Baptiste-Modeste Gence peint un Prunelle de Lière qui, après s’être élevé avec Saint-Martin à de « hautes régions où la raison humaine, si elle ne s’arrête point, se perd ou s’égare », s’est borné à la morale du christianisme en se consacrant à l’étude des livres saints (Migneret, 1830, p. 2).. Pierre Barral précise que Prunelle de Lière, « venu de la franc-maçonnerie spiritualiste, termine sa vie à Paris en méditant la Bible ; mystique indépendant, il possédait une foi sincère dans le Christ mais détaché de l’église [21] Barral, Pierre, Les Périer dans l’Isère au xixe siècle d’après leur correspondance familiale, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 51. ». Ses ouvrages, tels Considérations sur les quatre Évangiles (1822) ou Pensées et considérations morales et religieuses (1824), témoignent de cette sensibilité.
Comme Joseph Gilbert (1769‑1841), Jean-Baptiste-Modeste Gence (1755-1840) et Jean-Jacques Lenoir-Laroche, Prunelle de Lière figure parmi les derniers intimes du théosophe d’Amboise. Après la mort de Louis-Claude de Saint-Martin, sa sœur, Louise-Françoise de l’Estenduère (1741-1828), confia une partie des papiers dont elle avait hérité à Joseph Gilbert et à Léonard-Joseph Prunelle de Lière. Le premier reçut une grande part de ses archives martinistes, tandis que le second fut plus spécialement chargé de publier les traductions des œuvres de Jacob Boehme laissées par Saint-Martin. L’ancien maire de Grenoble s’était enrichi sous l’Empire, grâce à des fonds judicieusement placés dans l’exploitation de mines dans les provinces illyriennes. Sa situation lui permit donc de financer l’édition de la « Notice historique sur les principaux ouvrages du Philosophe Inconnu et sur leur auteur Louis-Claude de Saint-Martin [22] Tourlet, René, « Notice historique sur les principaux ouvrages du Philosophe Inconnu et sur leur auteur Louis-Claude de Saint-Martin », in Archives Littéraires de l’Europe, ou Mélanges de littérature, d’histoire et de Philosophie. Par une Société des Gens de Lettres, t. I, Paris, Henrichs, 1804, p. 319-336. » de René Tourlet et celles des traductions des œuvres de Jacob Boehme, ouvrages qui n’auraient sans doute jamais été publiés sans son soutien [23] Voir infra, à propos du manuscrit R 90592..
Avec le temps, Joseph Gilbert autorisa plusieurs personnes à copier certains manuscrits du Philosophe inconnu [24] Une lettre de C. Cunliffe Owen du 3 avril 1839, nous informe que Joseph Gilbert lui prêta plusieurs manuscrits, dont Les Nombres, le Traité des Formes et le Traité sur la réintégration des êtres, pour qu’il puisse les recopier pour les membres de la loge L’Union des Cœurs de Genève (voir Traité de la réintégration des êtres, « Documents », Paris, Dumas, 1974, p. 68)., mais Prunelle de Lière en obtint semble-t-il une copie quasi complète, au point qu’il n’est pas exagéré d’avancer que les documents possédés par lui forment, à quelques exceptions près, un double de ceux de Louis-Claude de Saint-Martin. Selon Robert Amadou, le fonds Prunelle de Lière conserverait même les copies de quelques documents dont les originaux ont été perdus [25] « L’original de certaines copies de Prunelle manque dans le fonds Z ; l’édition collective du FZ vol. II Théurgie publie donc ces copies », Leçons de Lyon, note n° 61, p. 67.. Ajoutons qu’il semble receler de surcroît quelques manuscrits autographes de Saint-Martin, comme le Ms 4123, un document de 59 pages proposant un « Extrait de ce qui est contenu dans les grades de l’ordre des E. C. », texte décrivant la symbolique de chaque grade coën, résumant sa doctrine par un catéchisme doctrinal et fournissant un abrégé de son cérémonial d’initiation. Ces caractéristiques rendent donc les documents conservés à Grenoble particulièrement précieux.
Le fonds Prunelle de Lière issu du fonds Chaper
Mort veuf et sans enfant à Paris en 1828, Prunelle de Lière avait fait de son ami Augustin Périer (1773-1833) son légataire universel [26] Sur cette famille et ses relations avec Prunelle de Lière, voir Barral Pierre, Les Périer dans l’Isère, op. cit.. Après la mort d’Augustin Périer, les documents de Prunelle de Lière passèrent à Camille-Eugène Chaper (1827-1890) [27] L’intérêt de Chaper pour Prunelle de Lière peut s’expliquer par le fait que ses parents lui étaient liés indirectement. Son père, Pierre Achille Chaper, avec épousé Antoinette Marie Henriette Teisseire, fille de Camille Teisseire (1764-1842), qui fut très lié avec Prunelle de Lière., qui avait épousé Valentine Giroud, petite-fille d’Alphonse Périer (1782-1866), le frère d’Augustin. Camille-Eugène Chaper, officier de carrière, député de l’Isère (1871), vécut au château d’Eybens, près de Grenoble. Bibliophile distingué, il est considéré comme étant le plus important collectionneur de manuscrits et ouvrages relatifs au Dauphiné. [28] Il est l’auteur d’une Étude de bibliographie dauphinoise, V : Notice historique et bibliographique sur Antoine et Pierre Baquelier, citoyens de Grenoble, et les ouvrages qu’ils ont publiés au xve et au xvie siècle, par un vieux bibliophile dauphinois [E. Chaper], Grenoble, F. Allier, 1885 et de La Journée des tuiles à Grenoble (7 juin 1788) : Documents contemporains en grande partie inédits, recueillis et publiés par un vieux bibliophile dauphinois (Eugène-Camille Chaper), Grenoble, F. Allier père et fils, 1888. Une grande partie de sa collection est parvenue, par legs ou par achat, à la bibliothèque municipale de Grenoble et aux archives départementales de l’Isère.
Deux ans avant sa mort, en 1888, Chaper offrit une partie de ses manuscrits à la B.M.G. [29] Voir Ducoin, Pierre-Antoine-Amedée, « Notice sur la bibliothèque de la ville de Grenoble », Catalogue des livres que renferme la bibliothèque publique de la ville de Grenoble, Grenoble, Baratier frères et fils, 1831, p. xvi., dont les documents de Prunelle de Lière, cotés Q 484, Ms 4120 à 4130, Ms 4188 et T 4189. Sur chacun d’eux figure d’ailleurs la mention « Don Chaper ». Ce dépôt était d’autant plus justifié que Prunelle de Lière fut l’un des membres fondateurs de la bibliothèque municipale de Grenoble en 1772. Plus tard, en 1939, les descendants de Chaper vendront à la B.M.G. d’autres documents, notamment ceux qui composent le R 90592 [30] Ces renseignements nous ont été aimablement communiqués par Mmes Hélène Viallet, directrice des archives départementales de l’Isère, Marie-Françoise Bois-Delatte, conservateur en chef et responsable du département Patrimoine de la bibliothèque municipale de Grenoble et Monique Samé, assistante qualifiée de conservation de la bibliothèque municipale de Grenoble. Nous les en remercions.. L’ensemble de ces documents appartient au « fonds dauphinois » de la B.M.G. Avec le temps, les papiers de Prunelle de Lière sont devenus le « fonds Prunelle de Lière », nom qui s’est imposé par l’usage pour les désigner.
Plutôt que de présenter les quatorze dossiers selon leur ordre numérique, nous décrirons d’abord les seuls qui ont été étudiés par les historiens du martinisme : T 4188, R 90592 et Ms 4130. Nous aborderons ensuite les onze autres dossiers restés dans l’ombre jusqu’à ce jour : Ms 4120, Ms 4121, Ms 4122, Ms 4123, Ms 4124, Ms 4125, Ms 4126, Ms 4127, Ms 4129, T 4189 et Q 484. Chacun d’eux sera désigné par sa cote à la B.M.G., suivie de son intitulé dans les catalogues. Pour ne pas alourdir cette présentation, nous nous attarderons principalement sur les documents concernant l’ordre des Élus coëns, mettant davantage l’accent sur le contenu des dossiers que sur leur aspect physique.
Les dossiers déjà présentés par les historiens du martinisme
T 4188 – Alphabet hébreu, noms, nombres numériques et kabbalistiques (518 f.)
Ce dossier est le plus connu. Plusieurs auteurs, dont Auguste Viatte, Alice Joly, René Le Forestier, Gérard van Rijnberk, Robert Amadou, Mieczyslawa Sekrecka, Léon Cellier, Pierre Barral, Nicole Jacques-Lefèvre, Charles Albert Reichen, Gilles Le Pape, Georges Courts, l’ont étudié ou mentionné directement.
Il s’intitule : « Alphabet hébreu / noms – nombres numériques et kabbalistiques etc. » Sous ce titre, une autre main a précisé : « Notes, documents, dessins relatifs à l’étude de l’hébreu / et de la cabale – recueillis ou écrits par Prunelle de Lière / provenant de la bibliothèque du château de Vizille [32. C’est dans ce château, berceau de la Révolution française, que le 21 juillet 1788, Claude Périer (1743-1801) accueillit l’assemblée des États généraux du Dauphiné. Plusieurs membres de la loge de la Bienfaisance, parmi lesquels Prunelle de Lière et Jean-Pierre-André Amar, y assistèrent. Après la mort de Claude Périer, son fils Augustin (1773-1833), l’héritier des papiers de Prunelle de Lière, s’installa à Vizille. Depuis 1983, le domaine de Vizille abrite le musée de la Révolution française.] ». Enfin, une dernière note, datée du 23 mars 1973, ajoute que sur les trente-deux documents formant le dossier T 4188, le numéro 26 manque.
Le dossier T 4188 est imposant par le nombre de documents qu’il renferme. Il ne comporte pas moins de cinq cent dix-huit feuillets. Robert Amadou a donné un aperçu de son contenu dans sa Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin [31] Amadou, Robert, Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin, op. cit., puis dans « Rétro-sommaire du recueil Prunelle de Lière B.M.G. T 4188 [32] La Magie des Élus coëns, Angéliques, images du culte théurgique, op. cit., p. 378-379. ». Gilbert Tapa en a également dressé un descriptif, plus détaillé [33] Nous remercions Gilbert Tapa de nous avoir confié une copie de ce texte, qui comprend également l’inventaire des dossiers Q 484, 4189 et R 90592 (quatre pages dactylographiées). .
Les documents qui composent le dossier T 4188 ne concernent pas tous les Élus coëns. Aussi, pour ne pas alourdir cette présentation par une liste exhaustive fastidieuse, ne signalerons-nous que ses éléments les plus importants. Précisons tout d’abord que ce dossier se distingue par un nombre important de documents liés aux pratiques théurgiques des Élus coëns. Parmi eux figure un étrange cahier proposant une « Table alphabétique des 2 400 noms », sorte d’annuaire du monde céleste où les anges sont classés alphabétiquement, chacun étant associé à deux nombres. Cette liste s’étend sur treize pages. Elle est suivie d’un document de quatre-vingt-sept pages couvertes d’étranges hiéroglyphes présentés comme étant hébreux, égyptiens, phéniciens, tartares, noéchiques, japoniques, arabes, etc., ordonnés selon les lettres de l’alphabet. Si l’on compare ce cahier avec l’autographe original de Saint-Martin publié par Robert Amadou [34] La Magie des Élus coëns – Angéliques, recueil d’hiéroglyphes – Table alphabétique des 2 400 noms – Tableaux figuratifs pour les opérations, édité pour la première fois sur l’exemplaire du Philosophe inconnu par Robert Amadou, coll. « Documents Martinistes », Paris, Cariscript, 1984., on remarque qu’il semble calqué sur ce dernier.
Le dossier T 4188 renferme également des tableaux d’opérations théurgiques. Sous le titre de « Tableaux philosophiques 1780 » il présente le : « Cercle des diff. Op. des gr. élus avec les 4 cercles des correspondances », « forme des 4 vautours simples pour les opérations des trois cercles pour le mineur », « forme du triple vautour inférieur divin à double puissance », « formes du quatriple vautour spirituel divin » ; « formes du double vautour pour les opérations des quatre cercles pour le majeur »… Il contient également un document, coté VIII, comportant vingt-deux étranges dessins :
« Sur chaque page, à l’encre rouge et noire, sont dessinés triangles, cercles, croissants, semis d’étoiles, de points, de chiffres, de lettres et d’hiéroglyphes, orientés suivant les points cardinaux ; on y trouve des animaux approximatifs et fantastiques, où domine le genre serpent, des représentations maladroites de l’homme et de la femme, ressemblant aux dessins d’un jeune enfant médiocrement doué ; des figures du soleil et de la lune. Le tout s’étale sur un fonds gribouillé, prétendant représenter l’air, l’eau ou le feu, au-dessous des faces poupines de séraphins aux longues ailes, ou de l’œil divin et du nom ineffable du Très-Haut. […] [35] Joly, Alice, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), Mâcon, Protat frères, 1938, p. 141.. »
S’interrogeant sur l’origine de ce recueil, Alice Joly concluait : « Je ne sais s’il faut l’attribuer à Don Martinès ou à l’imagination, à la fois précise et délirante, d’un disciple surmené [36] Joly, Alice, op. cit., p. 142.. » Ces dessins représentent-ils des visions obtenues par Saint-Martin, voire par Prunelle de Lière, lors de séances théurgiques ? Il est difficile de répondre à cette question. Charles Albert Reichen a reproduit ces dessins en annexe du livre de Joseph Gilbert, Essais sur le spiritualisme [37] Gilbert, Joseph, Essais sur le spiritualisme, introduction et notes de Charles Albert Reichen, suivi de nombreux documents tirés des enseignements de Martinez de Pasqually et de Louis-Claude de Saint-Martin, Nice, Bélisane, 1987.. Robert Amadou en a également publié plusieurs, sans toujours préciser leur source [38] Il en reproduit quelques-uns dans Documents martiniste n° 2, Saint-Clément des Levées, 1979 [Cariscript], ainsi que dans les revues L’Autre monde et Le Monde inconnu ainsi que dans Angéliques, images du culte théurgique, op. cit..
D’autres tableaux philosophiques et théurgiques agrémentent ce dossier, auquel s’ajoutent quelques textes rituels comme l’« Instruction sur la bougie du centre. 1773 ».
Le dossier T 4188 regroupe également de nombreux documents relatifs à la langue hébraïque. Tous n’ont sans doute pas été copiés à partir des manuscrits de Louis-Claude de Saint-Martin, mais témoignent des recherches personnelles de Prunelle de Lière. Parmi ces textes, citons : « Les vingt-deux lettres hébraïques, leurs noms, leurs nombres, valeurs et propriétés et significations : origines de toutes les racines », « 90 noms hébraïques », « 44 racines du Christ », « 15 mots hébreux… ». Appartiennent aussi à ce dossier des tables se rapportant aux nombres des lettres contenues dans quelques textes de la Bible, ainsi que plusieurs tables d’alphabets. Elles s’apparentent à celles qui figurent dans le manuscrit T 4189 (voir infra).
L’un des éléments les plus connus de ce dossier est un manuscrit de Les Nombres, œuvre posthume de Louis-Claude de Saint-Martin. Ce document de cent vingt-six pages d’une belle écriture, copié sur le manuscrit original du Philosophe inconnu, a été publié par Nicole Jacques-Lefèvre en 1983 [39] Saint-Martin, Louis-Claude de, Les Nombres, d’après le manuscrit Prunelle de Lière, introduction et notes de Nicole-Jacques Chaquin [Jacques-Lefèvre], (avec une note sur le manuscrit et biographie sommaire de Prunelle de Lière par Gilbert Tappa), Nice, Bélisane, décembre 1983.. On trouve également parmi ces papiers un petit texte intitulé « Procédé de la règle de neuf », qui donne une méthode pour questionner l’invisible en utilisant les nombres. Ce procédé, qui n’a rien à voir avec l’ordre des Élus coëns, se rapproche davantage de celui qu’utilisaient les Illuminés d’Avignon. Il a été étudié par Serge Caillet [40] Caillet, Serge, « Des Illuminés d’Avignon à la Fraternité polaire : deux oracles numériques aux XVIIIe et XIXe siècles », Politica Hermetica, n° 21, 2007, p. 39..
Nous terminerons l’inventaire sommaire de ce dossier par un document particulièrement intéressant, bien qu’il ne concerne pas les Élus coëns : le Livre des initiés. Ce recueil de 117 pages contient les messages délivrés par l’Agent inconnu entre 1785 et 1787, ainsi qu’un lexique de la « langue primitive » et des extraits des séances de magnétisme tenues à Lyon par Jean-Baptiste Willermoz et ses amis. Alice Joly a exploité ces archives en 1962 pour son étude sur l’Agent inconnu [41] Joly, Alice, et Amadou Robert, De l’Agent inconnu au Philosophe inconnu, Paris, Denoël, 1962. .
R 90592 – Documents concernant L. J. Prunelle de Lière XVIIIe-XIXe siècle (6 dossier 178 pièces)
Contrairement aux autres manuscrits, offerts par Chaper en 1888, ce dossier a été vendu par ses héritiers à la B.M.G. beaucoup plus tard, en 1939. Augustin Périer y avait rassemblé nombre de documents relatifs à la succession et aux affaires de Prunelle de Lière. Il était donc logique qu’il soit conservé dans les archives de son légataire et de ses descendants. Certains documents portent d’ailleurs des annotations de leurs propriétaires successifs, Augustin Périer et Eugène Chaper.
On ne trouve guère ici de documents relatifs aux Élus coëns, mais ce dossier est riche d’informations touchant à la biographie de Prunelle de Lière. L’ensemble comprend six sections et renferme cent soixante-dix-huit pièces [42] Le descriptif de ce dossier dans « l’Inventaire » publié par Robert Amadou en 1968 n’évoque que deux parties dont la présentation tient en deux paragraphes de quelques lignes (Bibliographie des écrits…, op. cit., p. 221). Entre 2000 et 2003, Louis Claude a publié une recension assez détaillée de cet ensemble de documents dans le Bulletin de liaison de l’Ordre Martiniste Libre (n° 32, 2000, p. 74-79 ; n° 33, 2001, p. 79 ; n° 34, 2002, p. 72-81). Nous ne partageons pas son analyse sur l’origine de ce fonds, laquelle est faussée par une connaissance trop partielle de ce fonds.. Leur classement ne nous semble pas toujours logique, car sont séparés dans des dossiers différents des documents traitant des mêmes sujets. Comme il est impossible de décrire ici toutes les pièces de ce gros dossier, nous nous contenterons d’en donner un aperçu général en les regroupant autour de quatre thèmes : décès et succession, naturalisme, travaux d’édition, ésotérisme et spiritualité.
– Décès et succession : Ce thème rassemble de nombreux documents relatifs au décès de Prunelle de Lière. On trouve aussi une notice sur la vente de sa bibliothèque (508 vol.), et le catalogue de sa collection de soixante-deux toiles de maître, parmi lesquelles figuraient des œuvres de Carrache, Poussin, Michel Ange, Brueghel, Van Dick, ou Rembrandt. Plusieurs documents se rapportant à des opérations financières, prêts, emprunts ou rentes viagères, parsèment ce dossier.
– Naturalisme : Sous ce titre nous regrouperons les documents concernant les activités de naturaliste et de minéralogiste de Prunelle de Lière. Y figurent sa correspondance avec Jean-Baptiste Louis Romé de L’Isle (l’un des créateurs de la cristallographie), des catalogues d’échantillons de minéraux, de notes sur les pierres précieuses ou les pierres volcaniques. On trouve également dans ces papiers le manuscrit du « Voyage à la partie des montagnes de Chaillot-le-Vieil… », relatant une excursion menée par le Grenoblois en octobre 1783 avec plusieurs scientifiques, dont le R. P. Ducros et M. Villard, pour réfuter la thèse de Chevalier Lamanon, physicien et naturaliste réputé, à propos de la présence d’un volcan éteint dans le Dauphiné [43] Prunelle de Lierre, « Voyage à la partie des montagnes de Chaillot-le-Vieil, qui avoisinent la vallée de Champoléon en Dauphiné ; et considérations et vues sur ces montagnes et sur celles du Champsaur, qui tiennent aux premières », Observation sur la physique, sur l’histoire naturelle et sur les arts, publication sous la direction de l’abbé Rozier et M. J. A. Mongez, juillet 1784, t. XXV, Paris, p. 174-190..
– Travaux d’édition : Ce dossier contient de nombreux documents, lettres, factures, contrats avec l’éditeur Mathieu Migneret, à propos de la publication des Quarante Questions sur l’âme et De la triple vie de l’homme, œuvres de Jacob Boehme traduites par Saint-Martin, qui parurent en 1807 et 1809 grâce au financement de Prunelle de Lière.
– Ésotérisme et spiritualité : le dossier R 90592 contient de multiples notes, la plupart assez courtes, touchant à l’ésotérisme et à la spiritualité. Parmi elles figurent plusieurs extraits de l’Origine et de l’esprit des formes, dont le fonds Prunelle de Lière procure une version complète dans le dossier Ms 4121. Une note concernant la réponse à une lettre traitant des Erreurs et de la vérité nous fait partager les impressions ressenties par le Grenoblois à sa lecture. On trouve également, répartis dans plusieurs dossiers, un court extrait d’un catéchisme élu coën, des notes sur les règles à observer dans le somnambulisme, des réflexions sur le magnétisme de Mesmer, son baquet, ou encore sur la manière d’agir, de prier et de soigner en imposant les mains. Figurent encore des extraits de textes de Fabre d’Olivet et quelques notes à propos d’un talisman, un sceau représentant un serpent aux trois nœuds et aux vingt-deux étoiles, lequel est suivi d’un texte sur la « quadrature du cercle ». Un tableau des noms et caractères de Dieu, présent parmi ces documents, s’apparente à ceux qui figurent dans le dossier T 4189. Outre des notes sur le philosophisme, la religion, se trouve un texte sur les Sermons du prédicateur protestant suisse Georg Joachim Zollikofer. Quelques notes envoyées en réponse à des lettres de son ami Lenoir-Laroche, qu’il encourage dans la voie spirituelle, nous révèlent enfin un Prunelle de Lière profondément religieux.
Ms 4130 – Copie de la correspondance de MM. Kirchberguer, baron de Liebistof [sic], membre du conseil souverain de la République de Berne, avec Saint-Martin, auteur du livre des Erreurs et la vérité, 22 mai 1792 – 7 février 1799 (407 pages)
Ce dossier se compose d’un gros volume relié de quatre cent sept pages. Comme la plupart des documents de ce fonds, il n’est pas de la main de Prunelle de Lière, mais de celle d’un copiste. La page de titre porte le nom de Prunelle de Lière écrit en gros caractères. La suite du volume comprend une copie des lettres échangées entre Saint-Martin et le baron Kirchberger (1739-1799), du le 22 mai 1792 au 7 février 1799.
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Notes :