1. Le martinisme dans le 11e entretien des Soirées de Saint-Petersbourg (extraits)
On donne ce nom d’illuminés à ces hommes coupables, qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l’affreux projet d’éteindre en Europe le christianisme et la souveraineté. On donne ce même nom au disciple vertueux de Saint-Martin qui ne professe pas seulement le christianisme, mais qui ne travaille qu’à s’élever aux plus sublimes hauteurs de cette loi divine. Vous m’avouerez, messieurs, qu’il n’est jamais arrivé aux hommes de tomber dans une plus grande confusion d’idées. Je vous confesse même que je ne puis entendre de sang-froid, dans le monde, des étourdis de l’un et de l’autre sexe crier à l’illuminisme, au moindre mot qui passe leur intelligence, avec une légèreté et une ignorance qui pousseraient à bout la patience la plus exercée. [1] Les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, suivies d’un Traité sur les Sacrifices, Lyon et Paris, Rodolphe de Maistre, J.B.Pélagaud et Cie, imprimeurs-libraires, 1821, 2 vol.
[…]Mais puisque vous m’interpellez formellement de vous dire ce que c’est qu’un illuminé, peu d’hommes peut-être sont plus que moi en état de vous satisfaire.
En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon : je dis seulement que tous ceux que j’ai connus, en France surtout, l’étaient ; leur dogme fondamental est que le christianisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est qu’une véritable loge-bleue faite pour le vulgaire ; mais qu’il dépend de l’homme de désir de s’élever de grade en grade jusqu’aux connaissances sublimes, telles que les possédaient les premiers chrétiens qui étaient de véritables initiés. C’est ce que certains allemands ont appelé le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d’origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne.
Les connaissances surnaturelles sont le grand but de leurs travaux et de leurs espérances ; ils ne doutent point qu’il ne soit possible à l’homme de se mettre en communication avec le monde spirituel, d’avoir un commerce avec les esprits et de découvrir ainsi les plus rares mystères.
Leur coutume invariable est de donner des noms extraordinaires aux choses les plus connues sous des noms consacrés : ainsi un homme pour eux est un mineur, et sa naissance, émancipation. Le péché originel s’appelle le crime primitif : les actes de la puissance divine ou de ses agents dans l’univers s’appellent des bénédictions, et les peines infligées aux coupables, des pâtiments. Souvent je les ai tenus moi-même en pâtiment, lorsqu’il m’arrivait de leur soutenir que tout ce qu’ils disaient de vrai n’était que le catéchisme couvert de mots étranges.
J’ai eu l’occasion de me convaincre, il y a plus de trente ans, dans une grande ville de France, qu’une certaine classe de ces illuminés avait des grades supérieurs inconnus aux initiés admis à leurs assemblées ordinaires ; qu’ils avoient même un culte et des prêtres qu’ils nommaient du nom hébreu cohen. Ce n’est pas au reste qu’il ne puisse y avoir et qu’il n’y ait réellement dans leurs ouvrages des choses vraies, raisonnables et touchantes, mais qui sont trop rachetées par ce qu’ils y ont mêlé de faux et de dangereux, surtout à cause de leur aversion pour toute autorité et hiérarchie sacerdotales. Ce caractère est général parmi eux : jamais je n’y ai rencontré d’exception parfaite parmi les nombreux adeptes que j’ai connus.
Le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes, Saint-Martin, dont les ouvrages furent le code des hommes dont je parle, participait cependant à ce caractère général.
[…]Mais il faut lire surtout la préface qu’il a placée à la tête de sa traduction du livre des Trois principes, écrit en allemand par Jacob Boehme : c’est là qu’après avoir justifié jusqu’à un certain point les injures vomies par ce fanatique contre les prêtres catholiques, il accuse notre sacerdoce en corps d’avoir trompé sa destination, c’est-à-dire, en d’autres termes, que Dieu n’a pas su établir dans sa religion un sacerdoce tel qu’il aurait dû être pour remplir ses vues divines. Certes c’est grand dommage, car cet essai ayant manqué, il reste bien peu d’espérance. J’irai cependant mon train, messieurs, comme si le tout-puissant avait réussi, et tandis que les pieux disciples de Saint-Martin, dirigés suivant la doctrine de leur maître, par les véritables principes, entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque qui cingle heureusement à travers les écueils et les tempêtes depuis mille huit cent neuf ans. »
2. Le martinisme dans Quatre chapitres sur la Russie (extraits)
» La seconde, espèce d’illuminés, dans le sens vague qu’on attribue à ce mot, peut être comprise sous les deux noms de martinistes et de piétistes. On croit communément que les premiers tirent leur nom de M. de Saint-Martin, né à Amboise en 1743, mort à Aunay le 13 octobre 1804, et qui a publié de nos jours plusieurs ouvrages de théosophie ; mais rien n’est plus faux. Les martinistes tirent leur nom d’un certain Martino Pasquales, qui vécut jadis assez longtemps en France, et qui mourut en Amérique il y a peut-être quarante ans. Il n’est pas du tout inutile que les gouvernements connaissent les dogmes des martinistes. Ces hommes sont persuadés :
- Que le christianisme, tel que nous le connaissons, est au véritable christianisme ou christianisme primitif, base de toutes leurs spéculations, ce qu’une loge bleue, autrement nommée loge d’apprentis et compagnons dans la franc-maçonnerie ordinaire, est à une loge de hauts grades.
- Que ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de christianisme transcendant, est une véritable initiation ; qu’il fut connu des chrétiens primitifs, et qu’il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté.
- Que ce christianisme révélait et peut révéler encore de grandes merveilles, et qu’il peut non-seulement nous dévoiler les secrets de la nature, mais nous mettre même en communication avec les esprits.
En général leur doctrine est un mélange de platonisme et de philosophie hermétique sur une base chrétienne.
Les piétistes (qu’il faut bien se garder de confondre avec les quiétistes) tirent probablement leur nom d’une certaine piété tendre, qu’ils ont ou qu’ils professent. Ils rapportent tout à l’amour de Dieu, et quoique ce principe excellent soit mêlé chez eux à beaucoup d’alliage plus ou moins répréhensible, il suffît cependant pour leur rendre excessivement chers les écrivains mystiques de l’Église romaine. Ce sont leurs guides et leurs oracles [2] Sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, madame Guyon, etc. . Ils pensent assez communément que les chrétiens de toutes les communions sont sur le point de se réunir sous un chef qui, suivant l’opinion de plusieurs, doit résider à Jérusalem.
Qu’en attendant cette grande époque, le véritable christianisme réside dans l’intérieur de l’homme : ils le nomment le règne de l’intérieur, où l’amour seul nous conduit, sans égard à la diversité des dogmes.
A la vérité le martinisme et le piétisme se pénètrent mutuellement, en sorte qu’il serait bien difficile de trouver un sectateur de l’un de ces systèmes qui ne tienne aucunement à l’autre.
Mais on ne se trompera point en pensant que, sous l’une et l’autre de ces dénominations, sont compris tous ces hommes qui, peu satisfaits des dogmes nationaux et du culte reçu, se livrent à des idées extraordinaires et à des recherches plus ou moins hardies sur le christianisme, qu’ils nomment primitif.
Peu importe au reste que ces adeptes ne se reconnaissent point eux-mêmes sous l’une et l’autre de ces dénominations. Car les sociétés et même les nations sont très-souvent conçues par les étrangers sous des noms qu’elles méconnaissent elles-mêmes ; mais, pourvu qu’on soit d’accord sur les idées, les mots sont indifférents : il suffit d’en convenir.
Dans un voyage fait à Lyon, il y a trente ans au moins, celui qui écrit ceci eut lieu de se convaincre que les martinistes avaient des grades supérieurs inconnus même des initiés admis à leurs assemblées ordinaires, qu’ils avaient un culte, et de hauts initiés ou espèce de prêtres, qu’ils appelaient du nom hébreu Cohen [3] Ce mot, en effet, signifie prêtre dans la langue hébraïque. et il a observé dès lors que tous ces grands initiés ont donné dans la révolution (mais à la vérité jamais dans les excès).
Il leur a reconnu aussi, en général, une antipathie naturelle contre l’ordre sacerdotal et contre toute hiérarchie. À cet égard, il n’a jamais vu d’exceptions. Tous regardent les prêtres, sans distinction, comme des officiers au moins inutiles qui ont oublié le mot d’ordre.
Là-dessus tous les gouvernements peuvent faire leurs réflexions suivant l’importance qu’ils attachent aux croyances et aux formes nationales.
Mais il s’en faut de beaucoup que le danger soit le même dans les pays catholiques et dans les autres. Car, dans les premiers, il ébranle le principe de l’unité et de l’autorité, qui sont les bases de la croyance catholique ; mais, dans les autres, il produit deux grands biens.
- Il tend à étouffer les dissensions religieuses et à réunir les chrétiens par l’indifférence même des initiés sur plusieurs points qui échauffaient jadis les esprits.
- Ce même système s’oppose à l’incrédulité générale qui menace tous ces pays ; car, enfin, il est chrétien dans toutes ses racines ; il accoutume les hommes aux dogmes et aux idées spirituelles ; il les préserve d’une sorte de matérialisme pratique très-remarquable à l’époque où nous vivons, et de la glace protestante, qui ne tend à rien moins qu’à geler le cœur humain.
Quant aux martinistes mitigés et aux piétistes qui se bornent à attendre des merveilles, à spéculer sur l’amour divin et sur le règne de l’intérieur, il ne paraît pas que Sa Majesté Impériale ait rien à craindre politiquement de la part de ces hommes (qui fourmillent, au reste, à Moscou et à Saint-Pétersbourg), du moins tant qu’ils ne formeront point d’associations proprement dites. Dans le cas contraire, ils pourraient donner de l’ombrage ; mais uniquement par la raison dite plus haut. »
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