De nombreux auteurs se sont passionnés pour l’origine des langues au XVIIIe siècle. Parmi eux, Louis-Claude de Saint-Martin paraît être un chercheur singulier : son intérêt ne s’est pas tant porté sur la langue que sur le rapport de l’homme au langage. La figure maternelle, dont la forme la plus parfaite est celle de Dieu, y occupe une place centrale. La transmission de la langue est en effet dévolue aux femmes depuis la Chute, et plus particulièrement aux bonnes et aux nourrices, selon le Philosophe inconnu. C’est sur ce point que va porter notre réflexion. Nous verrons tout d’abord comment le lait et la parole, qui semblent caractériser le rôle de ces femmes, apparaissent dans l’imaginaire saint-martinien comme relevant du même champ sémantique, celui de la vie, de la circulation et de la fécondité. Puis nous nous demanderons quel sens donner à cette conjonction du lait et de la parole.
Si l’homme n’a pas à chercher au-delà de lui-même les lumières nécessaires à son avancement, c’est bien de l’extérieur, du spectacle de la nature, de la compagnie de ses semblables ou de la demande faite à Dieu qu’il doit recevoir l’étincelle qui embrasera son flambeau. Ainsi, dès qu’il paraît au monde, l’enfant se trouve entouré de signes destinés à réactionner en lui le germe des idées. La langue fait bien évidemment partie de cet univers sémiotique dont il ne peut se déprendre. Certes il ne la comprend pas, mais ceux qui l’entourent la parlent et la lui transmettent. Le germe du langage ne trouve donc jamais autant à s’épanouir que par la parole de l’autre, et c’est aux femmes – et plus particulièrement aux bonnes et aux nourrices – que Saint-Martin attribue ce rôle d’éveilleuses :
Les nourrices et les bonnes infusent aux enfants, dès le berceau, les mots et les noms de toutes sortes d’objets liés aux langues qu’ils parleront un jour. Ces enfants ne comprennent encore rien à ces mots et à ces noms parce que leur intelligence n’a encore aucun développement ; mais ce sont des germes semés en eux, et qui doivent produire leurs fruits dans leur temps [1. Cf. SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, De l’esprit des choses, ou coup d’œil philosophique sur la nature des êtres et sur l’objet de leur existence…, Paris, Laran, Debrai, Fayolle, an VIII -1800 -, volume II, p. 211. Cet ouvrage sera désormais désigné par l’abréviation EC.].
Cette citation appelle ici deux remarques qui serviront de guides à notre réflexion. Tout d’abord, l’on ne manquera pas de souligner la proximité sémantique que le Philosophe inconnu établit entre l’apprentissage de la langue et le nourrissage de l’infans, image qu’il poussera jusqu’à la caricature dans Le Crocodile, où des savants sans doute retombés en enfance devront ingurgiter une « bouillie grisâtre » faite des livres tombés en décomposition et administrée par « une quantité de femmes ressemblant à des bonnes et à des nourrices » et venant « toutes avec une cuiller à la main, sans qu’on sût d’où elles venaient, et comment elles avaient fait pour entrer [2. SAINT-MARTIN, Louis-Claude, Le Crocodile, ou la guerre du bien et du mal arrivée sous le règne de Louis XV…, Paris, Librairie du Cercle social, an VII – 1799 -, p. 137. La pagination correspond à la réédition (préface de Robert Amadou, analyse de S. Rihouët-Coroze, Paris, Triades-éditions, 1979). ] ». Pour Saint-Martin, l’apprentissage de la langue s’avère donc indissociable du maternage.
Or la figure maternelle la plus accomplie est sans conteste pour lui celle du Créateur, qui se comporte envers les hommes « comme une mère attentive et tendre [3. SAINT-MARTIN, Louis-Claude, Le Ministère de l’homme-esprit, Paris, Imprimerie de Migneret, an XI -1802 – p. 425. Cet ouvrage sera désormais désigné par l’abréviation MHE.] ». Aussi le théosophe n’hésite-t-il pas à voir dans l’image d’une mère entourée de ses enfants « le tableau réduit du premier ordre des choses » (EC I, 66). Il utilisera même à plusieurs reprises l’expression « mère de famille » pour désigner tantôt le cœur de Dieu, tantôt la figure du Christ réparateur [4. Cf. SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, De l’esprit des choses, op. cit. Un chapitre de cet ouvrage porte d’ailleurs le titre de « La mère de famille » (p. 66-71). À la lecture des développements qui vont suivre, articulant lait et parole, on pourra s’interroger sur la figure du Christ allaitant.].
La prégnance du modèle maternel divin dans l’acquisition du langage est si forte que le verbe infuser va être employé pour décrire aussi bien la façon dont les nourrices et les bonnes s’y prennent pour apprendre à parler à leurs nourrissons – signifiant par là que les femmes pourraient bien être sur terre les substituts de Dieu, de par leur rapport singulier au langage consistant à privilégier l’expression des sentiments, de ce qui lie les êtres et les choses, plutôt que l’agrégat de définitions tentant de saisir une image du monde – que pour représenter la communication des noms des choses à Adam par son Créateur :
Les noms de toutes les choses qui l’environnaient alors, durent lui être infusés par son principe simultanément, comme ceux des objets d’aujourd’hui le sont progressivement aux enfants [5. C’est moi qui souligne.] […]. (EC II, 212)
L’apprentissage de la langue conventionnelle après la Chute se fait ainsi conformément au modèle divin ; comme l’écrit fort justement Nicole Jacques-Lefèvre, « elle est pensée par le théosophe sur le double mode du germe et de la transmission maternelle, à partir de la reconnaissance du phénomène social [6. JACQUES-LEFÈVRE, Nicole, Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu (1743-1803), Paris, Dervy, 2003, p. 230. ] ».
On notera par ailleurs que dans l’imaginaire saint-martinien, le thème de la langue maternelle se trouve fréquemment lié à celui de l’élément liquide, comme le suggère le verbe infuser. Le processus d’acquisition du langage peut se comparer à l’imprégnation d’une terre riche de germes appelés à donner du fruit. Dès sa venue au monde, l’enfant se trouve en effet immergé dans un bain de langue avec lequel il va entrer dans un rapport non pas de simple imitation, mais bien de fécondation.
Une étude plus attentive des images convoquées par Louis-Claude de Saint-Martin pour rendre compte du rapport de l’homme au langage permet de préciser la nature de cet élément liquide. Dans nombre de textes du Philosophe inconnu, la parole présente les caractéristiques du lait : elle maintient l’homme en vie, le fortifie, le conduit à son plein épanouissement et le guérit si nécessaire. Il est en effet frappant de lire dans Mon portrait que le lait est pour le théosophe son « vrai dissolvant au physique » : « (…) c’est avec du lait que plusieurs fois dans ma vie je me suis guéri de la fièvre [7. SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Mon portrait historique et social (1789-1803), publié par Robert Amadou, Paris, Julliard, 1961, article 31]». De même, la parole est qualifiée de « médecine universelle » capable de guérir aussi bien les maux du corps que ceux de l’esprit [8. SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Cahier des langues, publié par Robert Amadou, Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, 1961, n° VII, article 32. ]. Elle est une « substance de vie » (MHE, 67), une « intarissable puissance qui vivifie tout » (MHE, vi) et dont l’action va se communiquer de proche en proche – par des « progressions douces » écrira Saint-Martin (MHE, 421) – de la racine de l’homme – ou son germe animique – à la vie de son corps, faisant se manifester dans chacune des régions qu’elle traverse les facultés qui y sont attachées et ne demandent qu’à croître et fructifier. C’est elle qui « produit les subsistances [9. En italique dans le texte.] nécessaires au soutien de notre vie et [qui] nous rendent universellement notre santé et nos forces » (ec ii, 232).
Ainsi, en plaçant la parole et le lait dans la même catégorie sémantique, Louis-Claude de Saint-Martin signifie que l’être humain se nourrit de l’une comme de l’autre, et que par conséquent il n’est pas seulement un corps de chair mais également un être de parole, si bien que deux formes de nourriture lui sont nécessaires pour perpétuer la vie reçue. La conjonction de la parole et du lait est d’ailleurs tout entière contenue dans la notion même de maternage, qui articule corps, langage et affect. Sa caractéristique est d’être une relation qui s’instaure sur fond de dépendance physique de l’un, en l’occurrence du nouveau-né. Celui-ci se trouve en effet dans une impuissance vitale totale qui laisse à penser qu’il naît prématurément. Sa dentition n’est pas formée, il ne sait pas marcher, et la plupart de ses organes ne sont pas encore fonctionnels, si bien que sa survie dépend entièrement des soins apportés par un autre.
Dans L’Esprit des choses, Louis-Claude de Saint-Martin, pour qui toute existence s’enracine dans une parole, interprète cette inadaptation du nouveau-né à ses nouvelles conditions de vie en terme de suspension de sa langue « naturelle et vraie » (ec ii, 113-120). Précisons tout d’abord que dans cet ouvrage, le concept de langue va bien au-delà des systèmes mis en place par les hommes – et par extension par les animaux – pour s’exprimer et communiquer, et désigne plus largement « l’expression manifeste des propriétés données à chaque être par la source qui l’a produit » (ec ii, 114) ou « l’expression actuelle des propriétés d’un être » (ec ii, 117). L’existence de toute créature – quelle que soit sa classe –, son destin, se trouve donc tout entier contenu dans sa langue.
Saint-Martin remarque chez les minéraux, les végétaux et certains animaux – les oiseaux particulièrement – une « proximité entre leur existence et la faculté exprimante, ou la langue qui leur est propre : c’est ainsi qu’on les voit au sortir de l’œuf, les uns nager, les autres marcher, chercher leur proie, former des sons, etc. [10. En italique dans le texte.] » (ec ii, 118) Certes, les quadrupèdes connaissent un léger retard dans leurs aptitudes physiques et relationnelles, mais tous « ont près d’eux, c’est-à-dire avec eux, la langue des sons ou des cris, pour exprimer les affections dont ils sont susceptibles, selon leur espèce et selon leur âge » (ec ii, 118). À cette immédiate adaptation de l’animal à son milieu, sa connaturalité, correspondent deux langues dont la caractéristique est d’être innées, à tel point que Saint-Martin affirme que la première naît avec lui et que la seconde s’unit à lui après un court intervalle de temps : la langue muette de son existence physique et celle de ses affections animales par laquelle s’exprime son existence sensible. L’homme, lui, dispose d’une troisième langue, la langue intelligente, qui le distingue des autres classes minérale, végétale et animale, mais dont l’acquisition est retardée, du moins pour sa forme dégradée que sont les langues conventionnelles – la langue primitive de l’homme lui ayant été infusée par Dieu, puis suspendue jusqu’à ce qu’il se trouve à nouveau uni à elle par ses efforts pour se régénérer.
Si des auteurs comme Rousseau se sont contentés de relever ce dénuement de l’homme à sa naissance [11. « Nous naissons capables d’apprendre, mais ne sachant rien, ne connaissant rien. L’âme, enchaînée dans des organes imparfaits et demi-formés, n’a pas même le sentiment de sa propre existence. » Émile, ou de l’éducation, livre premier.] , Saint-Martin lui a donné une cause : la prévarication de l’androgyne originel ayant entraîné sa chute. Parce que le mineur spirituel n’était pas chair primitivement, et que son corps glorieux n’était pas produit pas la puissance astrale et élémentaire qui engendre et constitue le monde terrestre, sa nouvelle condition d’homme incarné ne peut lui convenir, et il s’y trouve comme exilé :
(…) l’engendrement actuel de l’homme est un signe parlant de cette vérité, par les douleurs que dans leur grossesse les femmes éprouvent dans tous leurs membres, à mesure que le fruit se forme en elles, et y attire toutes ces substances astrales et grossières. (mhe, 30)
Pour être tombé de l’Éden vers « la région des pères et des mères [12. SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Des erreurs et de la vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science […], par un Ph… Inc…, Edimbourg, Lyon, chez J.-A. Périsse-Duluc, 1775, vol. I, p. 38. Cet ouvrage sera désormais désigné par l’abréviation EV.] », l’homme a dû revêtir un corps sensible et passif qui opère sur lui une réelle et douloureuse contraction le limitant dans ses actions spirituelles tout autant que la réduction de ses facultés originelles. Pris dans ce carcan de chair, il ne peut désormais manifester l’ensemble de ses propriétés, autrement dit parler sa langue, et vit en deçà de sa mesure, tel un enfant dont l’intelligence et l’organisme sont encore déficients. L’infantilisme de l’homme terrestre constitue d’ailleurs un thème récurent de la doctrine saint-martinienne. Le Philosophe inconnu n’hésite pas à rapprocher la condition de l’homme « dans la privation » – c’est-à-dire séparé de son principe – de celle de l’enfant dont les besoins sont passifs, pour souligner qu’Adam ne l’a point été (mhe, 225). Le dénuement de l’homme est avant tout celui d’un être exilé dans le monde terrestre, déchu de ses droits, et qui se sent abandonné, privé de tout secours, ce que Jacques Lacan reprendra plus tard en évoquant la déréliction du nouveau-né.
L’homme chez Saint-Martin ne peut donc s’accomplir s’il interrompt la relation vitale qui l’unit à la divinité :
C’est une loi universelle, même pour l’ordre physique, que nulle production ne puise sa substance et son soutien que dans la source où elle a puisé son existence, qu’intercepter la communication entre l’une et l’autre, c’est ôter à la production et son action et sa vie [13. SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, Discours sur la question suivante […] : Quelle est la meilleure manière de rappeler à la raison les nations, tant sauvages que policées, qui sont livrées à l’erreur et aux superstitions de tout genre ?, [1785 ?], p. 17. La pagination correspond à la réédition (« Discours de Berlin », Controverse avec Garat, précédée d’autres écrits philosophiques, Paris, Arthème-Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1990, p. 3-44).] .
Plus qu’un monde idéal, le monde d’avant la Chute représente pour Louis-Claude de Saint-Martin le seul véritable terreau de l’homme, et la parole divine son lait par excellence, son cordial, si bien que la séparation d’avec l’unité pourrait bien être assimilée à un sevrage brutal.
L’analyse de la relation du mineur spirituel à Dieu conduit à poser l’hypothèse que celle-ci présenterait les caractéristiques de ce que Jacques Lacan a appelé l’étape phallique primitive. Ce premier stade de toute existence humaine est avant tout marqué par la fusion entre l’enfant et sa mère, dont la représentation la plus aboutie est celle du nourrisson au sein, « la plus grande plénitude dont puisse être comblé le désir humain [14. LACAN, Jacques, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie », Autres écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », 2001, p. 32.]». Ainsi cette relation de complétude éminemment enviable, puisqu’elle ne cesse de susciter attendrissement et nostalgie – voire envie et jalousie – bien après qu’elle n’a plus cours, tourne-t-elle autour de la circulation du lait et de la parole.
Selon nombre de psychanalystes, le lait « véhicule plus spécifiquement des fantasmes de fusion et des fantasmes vampiriques [15. SIKSOU, Joyceline, « Allaitement », Dictionnaire de la psychanalyse, tome I, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 41. ] ». Or dans la doctrine saint-martinienne, la relation de parole entre l’homme et Dieu présente souvent les mêmes caractères de symbiose allant jusqu’au parasitisme. Avant la Chute, le mineur spirituel et le Créateur vivent en effet une relation fusionnelle, quasi incestueuse, que le Philosophe inconnu ne va cesser de sublimer tout au long de son œuvre, évoquant la douceur incomparable, la béatitude même, « d’être confondu avec [le principe générateur] par une union inséparable » (ec i, 68). Cet attachement n’est pas seulement privilégié, il est essentiel pour le ministère et la jouissance de l’âme humaine, comme le maternage l’est pour la survie du nouveau-né, et dans le but de rendre compte du caractère vital de l’union de l’homme à Dieu, Louis-Claude de Saint-Martin n’hésite pas à convoquer la métaphore organique en évoquant l’anastomose de l’âme avec l’impulsion et l’action divine (mhe, 62) pour vivre « de la même vie que [cette terre vivante] [16. SAINT-MARTIN, Louis-Claude de, L’Homme de désir, s.l.n.d. [Strasbourg, 1790], chapitre 251. Cet ouvrage sera désormais désigné par l’abréviation HD. Le chiffre qui suit sera celui du chapitre. ] ». Ainsi voit-on se profiler l’analogie avec l’embryon greffé dans l’utérus maternel, l’âme se sustentant de la vie divine comme le premier se nourrit de la vie de sa mère. Le terme de jonction apparaît également de façon récurrente dans les écrits du Philosophe inconnu pour désigner cette union primordiale de l’homme à son principe. Toutefois, il ne saurait s’agir là de corps à corps, mais bien de pensées à pensées. La pensée est la plus haute faculté reçue par l’homme, qu’il partage avec Dieu et les esprits immatériels et intellectuels. Qu’il dispose du privilège de communiquer de façon directe, immédiate et intégrale avec la pensée du Créateur, mais aussi avec ses semblables et les êtres démoniaques, suffit donc à rendre compte de sa position éminente au sein de la Cour divine.
Les caractéristiques de la fusion originaire entre la mère et l’enfant, fusion à la fois corporelle et psychique, se retrouvent chez Saint-Martin dans la langue primitive et dans la communion de pensées unissant Dieu, le mineur spirituel et les esprits intellectuels. Le monde divin étant celui de l’éternité, tout s’y exprime dans la simultanéité et dans la réciprocité. De même que le mineur entretient avec son Créateur une relation de nature fusionnelle, il parle une langue parfaite qui ne le sépare pas du monde mais lui en donne la clé, qui peut tout nommer de façon exacte, parce que l’acte de nomination donne immédiatement accès à l’essence même des choses. Le mineur spirituel ayant reçu d’emblée tous les mots de cette langue, possède donc une connaissance universelle, de l’ordre de la révélation et non de l’acquisition. Il peut ainsi « contempler tout, comme Dieu, dans un grand ensemble (…) sans succession et d’une manière à la fois universelle et permanente » (ec ii, 227), de la même façon qu’il peut lire les pensées « dès qu’elles se forment ».
Ce faisant, toute différence se trouve abolie, et le mineur spirituel ne connaît point l’angoisse de la séparation. D’une certaine façon, il se trouve dans la position de l’infans – ou plus exactement du Moi primitif – incapable de percevoir ou de concevoir les objets extérieurs comme différenciés. Le sein maternel est en effet appréhendé par le nourrisson comme un objet détachable, faisant certes partie du corps de la mère, mais appartenant aussi à son propre corps fantasmatique, objet auquel il s’identifie. Or chez Saint-Martin, cette non-distinction entre l’absorbant et l’absorbé se retrouve déplacée dans la sphère du langage et de la pensée, et trouve sa plus haute expression dans la métaphore de l’anastomose de l’âme avec Dieu. Si le Philosophe inconnu sublime la vie organique en convertissant le lait en parole, il n’en maintient pas moins la prégnance de la pulsion orale dans le rapport de l’homme à la divinité [17. Une telle prégnance se retrouve dans nombre de textes mystiques mettant en avant le thème du baiser ou de l’embrassement divin].