« Ce que nous entendons par réflexion théosophique n’a rien à voir avec la pseudo-religion moderne du même nom. Il s’agit d’une forme particulière de la spéculation religieuse, qui se caractérise par des traits constitutifs d’une méthode de pensée, que nous voyons particulièrement fleurir dans la tradition cabalistique du Zohar, et que nous pouvons isoler en Allemagne, du XVIe au XIXe siècles, de Valentin Weigel à Franz von Baader. »
Le texte suivant est extrait de l’ouvrage de Bernard Gorceix, La Mystique de Valentin Weigel 1533-1588 et les origines de la théosophie allemande (Conclusion, p. 455-462). Il s’agit du texte de sa thèse de doctorat (30 janvier 1971) éditée par le Service de reproduction des thèses, Université de Lille, 1972. Réédition chez Arma Artis, 2014. Nous remercions son directeur, monsieur Jean-Marc Tapié de Céleyran de nous avoir autorisé cette publication. Ce texte nous semble en effet fondamental pour comprendre ce qu’est la théosophie, courant d’idées dans lequel s’inscrit le martinisme du XVIIIe siècle. Rappelons que le livre de Bernard Gorceix est disponible aux éditions Arma Artis. (Extrait, p. 455-462.)
La Mystique de Valentin Weigel 1533-1588 et les origines de la théosophie allemande (p. 455-462)
L’originalité de l’œuvre weigelienne ne se dégage cependant réellement que si nous tenons compte d’une direction nouvelle qu’elle imprime è la tradition mystique, et que nous appelons théosophie.
Ce que nous entendons par réflexion théosophique n’a rien à voir avec la pseudo-religion moderne du même nom. Il s’agit d’une forme particulière de la spéculation religieuse, qui se caractérise par des traits constitutifs d’une méthode de pensée, que nous voyons particulièrement fleurir dans la tradition cabalistique du Zohar, et que nous pouvons isoler en Allemagne, du XVIe au XIXe siècles, de Valentin Weigel à Franz von Baader [1. Une histoire de la théosophie allemande, du XVIe au XIXe siècles, devrait distinguer trois périodes : la période boehméenne (Jakob Böhme, 1575-1624), annoncée par Valentin Weigel, la renaissance cabalistique et alchimiste au XVIe siècle, le paracelsisme de Gerhard Dorn ; la période de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, autour de Friedrich-Christoph Oetinger (1702-1782), contemporaine du renouveau cabalistique chez Knorr von Rosenroth (1636-1689) et du mouvement swedenborgien, avec Johann Albrecht Bengel, Johann Conrad Dippel, Philipp Matthaeus Hahn ; la troisième période, la plus riche, celle du romantisme mystique, annoncée par le mouvement illuministe français, avec Kirchberger, Kleuker, Eckartshausen, Baader, etc.]. Ses principaux traits sont les suivants :
L’univers théosophique a une structure traditionnelle, chrétienne ; il admet le schéma fondamental : création, chute, rédemption. Il reconnaît donc un ici-bas, un au-delà. L’ici-bas est la terre sur laquelle nous vivons, L’au-delà est le monde supraterrestre, la vie, l’activité imaginée après la mort, en particulier, la résurrection des corps, la condition paradisiaque, la damnation. De cet au-delà participent également la déité, l’activité du Dieu créateur, la Trinité, le monde angélique. Le Christ s’est abaissé, au sens concret ; il a quitté la sphère supérieure, il est devenu homme, il a revêtu la nature inférieure. Nous ne quittons pas ici la plus stricte orthodoxie. Cependant, le théosophe établit dans un second moment que ces deux mondes ont la même constitution fondamentale. Ils ne s’opposent pas comme le physique et le spirituel, comme la chair et l’esprit, comme le créé et le néant. Il existe une nature inférieure et une nature supérieure, une matière inférieure et une matière supérieure, une sensibilité inférieure et une sensibilité supérieure. Nous ne devons pas seulement étudier une physique terrestre, mais également ce que Saint-Martin appelle une physique sacrée. La vraie méthode d’investigation, la loi qui régit l’univers est la loi de l’analogie : « Tout révèle », dit Baader, « le grand processus de l’analogie ». Les structures du monde inférieur et du monde supérieur sont rigoureusement parallèles. Le théosophe bavarois distingue, avec le philosophe d’Amboise, ce que ce dernier appelle le « Double-physique », qui suppose un visible matériel, mais également un invisible matériel.
Cette loi constitutive de l’analogie implique plusieurs corollaires. Le premier dégage la notion de vie. Baader a cette phrase révélatrice : « L’idée n’est et ne devient réelle que lorsqu’elle devient vivante et corporelle » (lebhaft und leibhaft) (IV, 336). La notion de vie permet au mieux de se représenter le cercle de la vie inférieure, mais également la roue supérieure (rota divina), entendons la vie divine. Le titre du traité oetingérien, publié en 1765, est caractéristique : Theoloqia ex idea vitae deducta. Le Souabe écrit : « L’idée essentielle de la théologie est la vie de Dieu, qui est communicable aux créatures par le Christ » [2. Préface de la Theologia, éd. Dulius Hamberger, 1852, p. 34.]. La vie se caractérise par l’interaction des unités infinies, alors que, selon le théosophe, Leibniz et Wolff ne connaissent que l’action ou la réaction.
Le deuxième corollaire introduit dans le système la notion de mal. A ce titre, la théosophie baadérienne est la plus explicite, qui clarifie avec le plus de précision les rapports du mal et de la matière [3. Susini, III, Quatrième partie : le mal, p. 267-4o4.]. Mais c’est à Jakob Böhme que revient la gloire d’avoir introduit le mal à l’intérieur du processus même de la création. Tous les théosophes établissent d’autre part que l’homme corrompt par son pêché le monde entier. La création tout entière selon les paroles de Paul, gémit dans les douleurs de l’enfantement, parce que la faute adamique a souillé la nature inférieure.
Le parallélisme des deux univers est également très sensible dans la théosophie du sacrement. Le sacrement ne perd pas sa valeur de mystère. Il ne se désacralise nullement. Baader consacre à l’Eucharistie deux écrits plus particulièrement, en 1815, Sur l’Eucharistie, en 1834, Alle Menschen sind… Anthropophaqen. La communion illustre l’analogisme des deux natures : de même, que nous assimilons le pain et le vin, lors de notre repas quotidien, la régénération supraterrestre est elle aussi une assimilation. La grâce est un phénomène d’ordre spirituel, mais en même temps d’ordre concret. Si l’inférieur se réalise seulement dans le supérieur, le supérieur se comprend par l’inférieur. L’univers théosophique est, selon les paroles d’Oetinger, un univers panharmonique : « Dans les choses sacrées comme dans la nature doit exister une panharmonie : alors le nervus probandi se dévoile vite » [4. Oetingers Leben und Briefe, éd. Karl Ehmann, 1859, p. 563.].
Les conceptions originales du mal et de l’eucharistie, ce rôle donné à l’analogie et à la notion de vie se retrouvent dans l’intérêt particulier que portent tous les théosophes du XVIe au XIXe siècles à la question de la création, entendons de l’automanifestation divine. Il n’y aurait là rien d’étonnant, puisque la théologie a toujours considéré la Genèse comme un de ses chapitres les plus importants, mais, ce qui est remarquable est que la théogonie théosophique soit remplie de constants appels à des phénomènes d’ordre naturel. Elle soutient que les mystères de la création reflètent le mouvement de la vie divine. Sur la base de la loi de l’analogie, elle reporte les données de la physique terrestre dans cette autre φύτις qu’est l’histoire de la création. Pour elle, le monde extérieur traditionnel n’est pas seulement le vestibule du néant, mais le révélateur des phases variées dans la manifestation de la divinité. C’est bien le postulat de la théologie naturelle, mais celle-ci ne suppose qu’un rapport de symbole entre le matériel et le spirituel, cependant que la théosophie définit une rigoureuse identité de forme et de nature. Le divin se déchiffre donc absolument à partir de la nature, l’involution et l’évolution, l’enveloppement et le développement en Dieu à partir de l’analyse de l’imagination par exemple, et de la chimie. La théologie nouvelle est fondée par le physique.
Jakob Bohme illustre au mieux cette physique théogonique. Son œuvre s’attache tout entière à décrire ce passage de l’Ungrund au grund, de ce que la mystique appelle déité et Dieu. Or, cette création est conçue selon ce que Alexandre Koyré appelle « un schéma magique, vitaliste, organiciste » [5. Koyré, La philosophie de Jakob Böhme, op. cit., p. 418.]. Il s’agit de comprendre comment s’exprime et se réalise cette Quall, ce centre dynamique que Dieu, mais tout être vivant également, selon la théorie des signatures, contient en lui. Ainsi que l’exprime la première phrase de l’Aurore, la philosophie, l’astrologie, la théologie sont comparables à l’arbre qui pousse dans le verger. Il ne s’agit pas seulement d’une allégorie, ou bien d’une métaphore. L’analogie est totale : la naissance divine est identique à la croissance de l’arbre. Celui qui comprend cette dernière, qui sait le chemin qui conduit de la semence au fruit, peut se représenter la première. Dieu règne en tous ; il est la sève de l’arbre tout entier de la création.
Cette pratique de la physique sacrée, appliquée à la théogonie, rapproche bien entendu la théosophie de langue allemande de la théosophie cabalistique. Les interactions entre les deux doctrines sont nombreuses : Reuchlin, Knorr von Rosenroth, Oetinger et Koppel Hecht à Francfort [6. Oetinger, Selbstbiographie, Metzingen, 1961, p. 52.]. La définition que G. G. Scholem donne de la théosophie à partir de l’analyse du Zohar évoque « cette doctrine mystique ou … méthode de pensée, qui se propose de connaître et de décrire les opérations mystérieuses de la Divinité » [7. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, op. cit., p. 222.]. Le concept central de la cabale juive est le terme : Sephiroth dont la traduction approximative serait « sphère ou région ». Or, en concentrant autour de ces dix formes ou puissances l’histoire du développement de la création, la doctrine cabalistique conçoit le procès théogonique non comme un acte intellectuel, dans lequel Dieu prend conscience de lui, mais comme une réalisation pour ainsi dire corporelle, comme une incorporisation continuelle. Le centre même de toute spiritualité, les rapports de Dieu et de la Trinité sont, dans la cabale et dans la théosophie de langue allemande, concrétisés, innaturés, matérialisés.
Le postulat de l’analogie constitutive des deux mondes, inférieur et supérieur, l’analyse des opérations de la Divinité se résument dans un terme déjà évoqué : celui de corps (Leib). Pour le théosophe, – Alexandre Koyré l’a montré à propos de Jakob Böhme –, « la véritable réalité, la réalité pleine et entière, la réalité réalisée pour ainsi dire, est celle du corps (Leib, corps vivant) ou, du moins, implique la possession d’une corporéité » [8. Koyré, op, cit., p. 355.]. Il n’est, pour Böhme, pas aberrant le moins du monde de déclarer que Dieu « possède un corps qui lui est propre, une vie qui est sa propre vie ». C’est même, pour le cordonnier, la seule possibilité d’échapper à un panthéisme qui confonde Dieu et le monde. Nous connaissons la grande phrase de Baader : Kein Leben ohne Leib. La même idée est exprimée dans le Murrhardter Predictbuch de Friedrich Christoph Oetinger qui la trouvait d’autre part confirmée chez son contemporain Swedenborg : « L’esprit n’est pas sans l’énergie qui le meut, l’esprit n’est pas sans l’essence corporelle. L’indestructibilité corporelle est la fin des œuvres de Dieu. Elle est essentielle dans l’esprit de Dieu et corporelle [köroerlich] dans le Christ… L’esprit est une essence mixte, à partir du fondement originel qui est spirituel et corporel… Les qualités corporelles sont éternelles au même titre que les qualités spirituelles » [9. Oetinger, Oeuvres, éd. Ehmann, 1858, I, p. 27 sq, : Geist ist nicht ohne beuegende Kraft, Geist ist nicht ohne leibliches Wesen. Leibliche Unzerstörlichkeit ist das Ende der Uerke Gottes. Sie ist im Geist Gottes uiesentlich und in Christo körperlich… Geist ist ein vermischtes Wesen aus dem geistlichen und leiblichen Grundanfang… Die lei blichen Eigenschaften sind sowohl ewig wie die geistlichen.].
Il ne convient pas de rejeter au simple rang des hérésies cette doctrine du corps spirituel, du corps divin, du spirituel concrétisé, de la sensibilité éternelle. Nous nous trouvons en présence de deux conceptions qui ont joué leur rôle durant toute l’histoire du christianisme, l’une plus ancienne, celle du corps divin, l’autre plus moderne et intellectuelle, sans qu’il faille appeler celle-là hétérodoxe, celle-ci orthodoxe. S’il n’est pas possible de reconstituer les sources qui ont amené la théosophie allemande à reprendre cette idée au fond fort simple du corps spirituel, il ne fait aucun doute qu’une certaine interprétation de la notion paulinienne du corps a joué un rôle important. Baader lui-même est conscient de revenir à cette véritable doctrine chrétienne et paulinienne. Pour l’apôtre de Tarse, en effet, la frontière entre le monde inférieur et le monde supérieur, entre le monde du péché et le Plérôme, passe non pas par l’opposition entre corps et esprit, mais entre chair et esprit. La chair est mauvaise, cela ne signifie pas : le corps est mauvais. Le corps et l’âme ne sont pas seulement l’apanage de l’être de chair. L’être d’esprit possède un corps et une âme. Il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel (1, Cor., 15,35-55). Si l’univers physique, tel qu’il est, ne peut accéder à l’éternité, il existera « de nouveaux cieux et une nouvelle terre », ainsi que le disait le prophète Isaïe (Is., 65,17), et un corps de gloire, un corps céleste. Nous pensons également que l’alchimie a joué, durant le moyen âge, et dans les siècles suivants, jusqu’au XVIIIe siècle, un rôle directeur dans la conservation de cette notion à notre avis essentielle du corps spirituel. Cette lapis que de nombreux textes assimilent au Christ n’est pas seulement corps ; elle est tout autant esprit. De même que, selon Schwenckfeld, le corps du Christ ne peut être le corps corrompu que nous revêtons actuellement, mais un corps incarné de l’Esprit Saint, un corps dont la chair est spirituelle, la pierre, pour l’alchimiste, est aussi transparente que l’air qui est esprit, elle est cet « être essentiellement mystique qui se compose de corps, d’âme et d’esprit » [10. Cf. C.G. Jung, Die Erlosunqsvorstellungen in der Alchemie, in: Eranos-Jahrbuch, Zurich, 1936, p. 15 sq.]. Cette influence de la spéculation alchimique, religieuse tout autant que physique, expliquerait notamment que nous retrouvions chez Paracelse, alchimiste et médecin, ces idées centrales du corps du Christ, du corps du régénéré, du corps céleste, que reprend Valentin Weigel.
Pour définir les points centraux de la méthode théosophique, nous avons essentiellement cité Jakob Böhme, F. C. Oetinger, Saint-Martin, Franz von Baader. Or, sans vouloir ravaler l’apport considérable du premier métaphysicien, nous établissons que les traits constitutifs de son univers sont déjà esquissés chez le mystique Valentin Weigel. Il serait évidemment absurde d’affirmer que ce dernier est l’inventeur de gloses très anciennes qui traversent aussi bien l’histoire du christianisme que celle de la mystique juive. Cependant, Valentin Weigel nous paraît être le premier, en Allemagne et en allemand, qui élabore un système de théologie mystique sur la base des principes théosophiques. Il est bien entendu que ce système n’atteint son apogée que chez Jakob Böhme, puis plus tard, chez Franz von Baader. De plus, l’analyse de son œuvre nous révèle la structure de base du système théosophique, en nous permettant de démontrer le mécanisme, en montrant comment il se développe, chez le Saxon, à partir de l’interaction, de l’interprétation de deux traditions intellectuelles différentes, la tradition mystique rhéno-flamande, intellectuelle et abstraite, et la grandiose réflexion sur l’univers du Suisse Paracelse.
Le mystique de Zschopau, dans un premier moment, confirme par la tradition spéculative du XIVe siècle l’expérience qu’il goûte de l’union de l’âme de Dieu ; cette tradition lui livre en particulier une théologie de l’union et un vocabulaire original, par lesquels il peut sous-tendre ses intuitions propres. Dans un second temps, cependant, le lecteur de Paracelse découvre les lois des correspondances et des analogies, que le médecin suisse vérifie dans l’univers du visible et de l’invisible, et qui illustrent tout particulièrement l’union de l’homme au monde, du macrocosme au microcosme. Non seulement, il juxtapose alors ces deux sciences, la science supérieure, et la lumière de la grâce, et la science inférieure et la lumière de la nature, l’union de l’âme à Dieu, et l’union de l’homme au monde, mais il accomplit la démarche typique du théosophe qui dégage le parallélisme fondamental, l’identité de structure du physique et du sacré. Il envisage donc les rapports de Dieu et de l’âme comme ceux de l’homme et du monde. La vie de la nature devient rigoureusement semblable à la vie de la foi. Cette assimilation théosophique est d’autant plus facile pour lui que son penchant à la spéculation le pousse, en réfléchissant sur la connaissance, sur le temps, sur le lieu (sur les rapports du lieu et de l’esprit) et sur le monde, à déterminer plusieurs concepts qui facilitent l’identification du supérieur et de l’inférieur : la notion de cercle ; celle de Dieu qui est aux frontières de l’abstrait et du concret, du matériel et du spirituel ; celle d’enveloppement et de développement qui rend compte aussi bien des relations du point et de la ligne, du centre et de la circonférence, de l’homme et du monde, de Dieu et du créé. Un jeu subtil d’analogies resserre donc les liens du supérieur et de l’inférieur : Dieu est le lieu de l’âme, comme le monde est le lieu de l’homme animal ; il est centre et circonférence : il est l’âme enveloppée, comme le fruit est la semence développée. La démarche par laquelle l’analogie devient la clef principale de la compréhension théosophique de l’union mystique de l’âme et de Dieu est particulièrement sensible dans la correspondance des deux mondes, que révèle la doctrine weigelienne du sacrement, et qui annonce la méditation baadérienne : de même que l’homme assimile quotidiennement le monde, dans l’absorption de la nourriture corporelle, le croyant assimile dans l’Eucharistie le corps du Christ. Il n’y a pas de différence de nature entre l’assimilation terrestre et l’assimilation mystique.
La tradition mystique livre d’autre part au pasteur luthérien une vision somme toute banale de la création. Cette tradition se consacre moins à l’analyse de la naissance du monde visible qu’à une spéculation sur la relation métaphysique qui unit Dieu et le créé, plus particulièrement sur le processus trinitaire, surtout sur la naissance du Verbe. Il est significatif que Maître Eckhart écrive que toutes choses existent en Dieu intellectualiter comme dans leur premier principe. L’apport paracelsien, au contraire, porte le mystique à mettre l’accent sur la manifestation de Dieu dans l’univers, sur l’automanifestation théogonique du créateur. Les choses n’existent plus seulement en Dieu intellectualiter. Dieu est bien toujours l’archétype, mais il se manifeste dans la plénitude des forces créatrices et formatives, et ces forces créatrices et formatives participent déjà de la vie divine. Le médecin suisse, du reste, est très prudent dans l’analyse du procès théogonique ; il ne s’est jamais consacré à son exégèse, et préfère parler du mystère divin (heimlichkeit). Cependant, sa méditation sur le vitalisme universel invitait à un transfert des lois qui régissent le macrocosme en la personne de leur auteur. Ce transfert est sensible dans l’œuvre weigelienne, en particulier dans la théologie de l’Eve céleste. La Sophia weigelienne, nous l’avons vu, ne ressemble en rien è cette Sagesse divine, qui est chez Suso l’objet d’un véritable culte, avant que le piétiste Gottfried Arnold ne la redécouvre. Elle est avant tout un principe générateur, en même temps qu’un principe féminin. Elle introduit à l’intérieur de l’essence divine la notion d’une manifestation corporelle, d’un mariage éternel et sacré, d’une génération divine, que n’implique pas la réflexion traditionnelle sur le Verbe, mais que suggère déjà la méditation sur la présence en Dieu des contradictoires. Même si cette théologie de l’Eve céleste est en marge de la description des attributs divins, il n’empêche qu’elle se hausse au rang d’une quatrième hypostase. Or, alors que les trois personnes de la Trinité évoquent un acte intellectuel dans la conscience divine, l’Eve céleste invite à la représentation d’une réalisation corporelle de Dieu, en Dieu lui-même. L’analyse proprement théosophique de φύτις supérieure prend naissance ici-même.
Cette théosophie weigelienne que nous déterminons dans la confirmation de la loi de l’analogie universelle et dans la représentation théogonique culmine dans ce troisième trait constitutif de l’univers théosophique, que nous avons déterminé : la notion de corps (Leib). Sur ce point, la rupture avec la tradition spirituelle de la mystique rhéno-flamande est la plus apparente, même si Valentin Weigel est conscient de revenir à la compréhension véritable de Paul. A la différence des intuitions paracelsiennes et schwenckfeldiennes d’autre part, le système théosophique est, dans ce domaine, relativement complet : dans la christologie, dans la description de la régénération mystique, dans l’eschatologie. Le Christ reçoit de l’Eve céleste et de l’Esprit Saint un corps spirituel. Il est impossible que Jésus revête le corps inférieur. Son corps doit être absolument pur. Mais il n’empêche qu’il n’en est pas pour autant une créature seulement d’esprit. Il est esprit et corps, au même titre qu’Adam. Ce corps, il le communique au croyant, lors de la nouvelle naissance, et dans l’Eucharistie. En effet, par le pêché, Adam a souillé son être tout entier, non seulement l’âme, mais également le corps paradisiaque, et, par contamination, le monde visible qui devra se consumer à la fin des temps. Le corps du péché ne peut être transformé, renouvelé. Il faut qu’il soit détruit. A sa place, le régénéré revêt un corps céleste, aussi pur que le corps du Christ. Enfin, après la résurrection des corps, l’élu revêt un corps également spirituel, le corps de l’éternité. Le Plérôme, annoncé par le corps de la nouvelle naissance, est un des dogmes centraux de la foi théosophique.
Sur un seul point, le mystique théosophe est incomplet. Alors qu’il échafaude les bases d’une véritable doctrine théosophique, il est hésitant à propos d’un problème central, celui du mal. Le substrat mystique l’emporte qui rejette la notion de faute substantielle. Le seul point qu’il développe est l’idée d’une corruption de la matière par la chute adamique. Ce sera l’apport du cordonnier de Görlitz d’introduire le mal à l’intérieur du procès théogonique, et de porter i leur apogée les intuitions du premier théosophe allemand. Nous souscrivons à l’hypothèse de G.G. Scholem qui établit que « la doctrine de Böhme sur les origines du mal, qui a obtenu un tel retentissement, porte vraiment tous les traits de la pensée kabbalistique » [11. Scholem, op, cit., p. 253-254.].
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