Le docteur Octave Béliard (1876-1951) fut l’un des anciens compagnons de Papus dans l’Ordre Martiniste. Personnalité éminente de l’Ordre Martiniste Traditionnel dès 1931, il fut enfin membre de l’association des Amis de Saint-Martin, créée après la Seconde Guerre mondiale pour étudier la pensée de Saint-Martin, en toute indépendance des mouvements martinistes. Il avait préparé un discours pour la cérémonie au cours de laquelle la plaque ornant la maison du Philosophe inconnu devait être inaugurée [1. Il s’avera par la suite que ce n’était pas la bonne maison. Elle se situait en réalité un peu plus haut dans la même rue]. Retenu à Paris à cause de ses activités professionnelles, c’est Edouard Gesta qui donna lecture de son texte. Ce discours, que nous reproduisons ci-dessous, a été publié par Robert Amadou dans la revue Les Cahiers de l’homme-esprit, en décembre 1946, p. 3-4, puis dans L’Esprit des choses en 1998.
Discours d’Octave Béliard
C’est avec une respectueuse émotion que nous sommes venus écrire le nom de Louis-Claude de Saint-Martin, le plus grand mystique des temps modernes, sur cette maison où il naquit le 18 janvier 1743, où il passa son enfance, dans sa noble et religieuse famille, où son caractère grave et méditatif se forma. Sans doute le philosophe d’Amboise eut-il d’autres patries, ses affinités, ses goûts, ses différentes activités le tinrent le plus souvent éloigné de son horizon natal ; il trouva ailleurs, notamment à Bordeaux, et plus tard surtout à Strasbourg, l’orientation de son esprit ; à Paris, il fut mêlé à la société la plus compréhensive et la plus choisie ; il mourut à Aulnay près de Sceaux le 12 octobre 1803 [2. Il n’est pas mort le 12, mais le 14 octobre. ]. Mais sa famille et ses intérêts le ramenèrent périodiquement ici. Cette maison lui devint un refuge presque paisible durant les années de cette grande Révolution qu’il aurait voulu ramener à des fins spirituelles et à laquelle il donna son sens le plus élevé, s’il est vrai qu’il fut l’inventeur de l’immortelle devise : « Liberté, Égalité, Fraternité » [3. Octave Béliard commet ici deux erreurs. On sait en effet, depuis les découvertes de Bernard-Pierre Girard en 1977, que le père de Louis-Claude de Saint Martin avait vendu cette maison en janvier 1767 à Nicolas Morès, pour s’installer dans une autre, située rue des Minimes. Saint-Martin le dit lui même dans Mon portrait n° 349. Concernant l’origine de la devise républicaine, il s’agit d’une légende car Saint-Martin n’en est pas le créateur. C’est Louis Blanc qui, dans Histoire de la Révolution Française, Paris 1847, t. II, p. 103, prétend à tort que Saint-Martin en est l’auteur. ]. Le séjour prolongé qu’il y fit alors, ne fut guère interrompu que par la courte période où il fut appelé à Paris, pour participer à un essai d’organisation de l’École normale.
À Amboise, on le chargeait de dresser le catalogue des livres et des manuscrits provenant des bibliothèques écclésiastiques fermées par la Loi. Cette modeste quoique intellectuelle besogne dont il se tira bien et les fonctions intermittentes d’électeur du département peuvent marquer l’affection confiante que lui portaient ses concitoyens, mais n’indiquent pas pour autant qu’ils aient soupçonné son génie. Saint-Martin souffrait de son isolement. Il se nommait volontiers le « Robinson de la spiritualité » ; la correspondance qu’il entretenait avec les amis de son cœur et les amis de sa pensée le consolait mal de leur éloignement.
Tels sont les souvenirs qu’il a laissés à Amboise. S’ils ne résument pas la vie de Saint-Martin, ils méritent d’être conservés dans le trésor magnifique d’une petite ville riche en histoire et pour nous marquée deux fois au signe du génie : par la naissance de ce pénétrant esprit et par la mort de cet autre pénétrant esprit, Léonard de Vinci ; deux hommes que les circonstances de lieux n’unissent pas seules en ma pensée, car avec des moyens d’expression différents, ils furent, l’un et l’autre, de grands initiés.
Saint-Martin, lorsqu’il vivait ici, avait déjà publié ses maîtres livres, le Tableau naturel, L’Homme de désir, Ecce Homo, Le Nouvel Homme, et traduit les œuvres de Jacob Boehme. C’était un écrivain considéré, possédant l’audience d’un monde affiné, suivi par des disciples fervents. Mais sa ville pouvait bien, sans offense, ne pas en être avertie car, ni de son vivant, ni après sa mort, il ne s’adressa à un grand public, le caractère dominant de son œuvre austère et difficile étant, si je puis m’exprimer ainsi, l’inactualité. Il s’est donné à lui-même le nom de Philosophe inconnu, qu’il ne faut sans doute pas prendre à la lettre ; il est tout au moins un auteur réservé pour l’apaisement de soifs qui ne sont pas communes. Joseph de Maistre se recommande de lui dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. Chateaubriand lui rendit un hommage un peu tardif ; son époque lui dédia une attention étonnée ; il fut la source certaine, quoique pas toujours avouée, où puisèrent des philosophes spiritualistes comme Gérando, Royer-Collard, Maine de Biran.
Son rayonnement discret s’étendit par l’intermédiaire de ses amis dans la Suisse, les Allemagnes, etc. Il devait inspirer une thèse célèbre à l’illustre professeur Caro du Collège de France. Des éditions qui ont été faites de ses ouvrages, aucun exemplaire ne s’est perdu ; ils ont été avidement recueillis et conservés précieusement ; ceux que l’on réédite aujourd’hui sont immédiatement enlevés. On entend rarement prononcer le nom de Claude de Saint-Martin ; et justement pour cela, ceux qui le prononcent paraissent soudain revêtus d’une sorte de distinction ; et il y en a toujours un peu partout. La postérité de Saint-Martin est rare et dispersée mais toujours inépuisée.
Claude de Saint-Martin, explorateur des choses divines, s’est toujours défendu d’avoir pour les sciences occultes aucune aptitude et aucun goût. Il n’a fondé aucune obédience. Occultisme et ésotérisme sont deux mots distincts qui n’ont pas le même sens, et la doctrine du Maître ne peut être appelée secrète qu’en raison de sa hauteur et de sa difficulté. Mystique et théosophe chrétien, nettement laïque et indépendant, mais non pas hétérodoxe pour autant, il a poursuivi l’enseignement du christianisme au-delà des écorces littérales jusqu’à son contenu spirituel. Il n’appartient à personne, mais tous ceux qui sont préparés à chercher en eux-mêmes leur vérité, ceux qu’il appelait les Hommes de désir, trouveront en lui un ami et un guide.
Propager des livres comme Le Nouvel Homme et Le Ministère de l’homme-esprit serait d’ailleurs indésirable et tout aussi impossible que populariser un traité de métaphysique ou de théologie. Mais ces ouvrages doivent toujours être offerts à la pensée humaine, et la mission des Amis de Saint-Martin me paraît être d’en aborder ouvertement l’étude d’une manière objective et critique tout comme l’on ferait des Pensées de Pascal.
Car Louis-Claude de Saint-Martin doit, en tout état de cause, prendre, parmi les plus grands écrivains français, la place qui lui est due et qui lui a été refusée jusqu’ici, entr’autres raisons, parce qu’un noyau d’admirateurs accaparait la propriété jalouse et trop exclusive de son œuvre.
Le Ministère de l’homme-esprit aurait peut-être suffi à lui assurer cette place si sa publication n’avait coïncidé avec celle d’un autre livre visant au même but, mais infiniment plus extérieur et plus abordable, pour le commun des lecteurs, Le Génie du christianisme. L’orgueil de Chateaubriand commenta ironiquement l’entrevue qu’il eut avec son concurrent, mais l’auteur des Mémoires d’Outre Tombe a affiché son repentir : « Monsieur de Saint-Martin, écrit-il, était, en dernier résultat, un homme d’un grand mérite, d’un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d’une nature supérieure. Je ne balancerais pas à effacer les deux pages précédentes si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de Monsieur de Saint-Martin et à l’estime qui s’attachera toujours à sa mémoire. »
On ne pouvait demander plus à un rival heureux qui détenait la Royauté des Lettres, que ces fleurs parcimonieusement jetées sur un cercueil. Notre génération qui a appris la pauvreté de certaines idées trop claires et qui a appris aussi que la vie ne se développe pas dans la transparence de l’eau distillée, s’efforcera d’expliquer ce que Monsieur de Chateaubriand, légèrement, jugeait inexplicable : le Génie du christianisme subit la lente désaffection des livres dont on n’attend plus de surprise, et l’œuvre du philosophe d’Amboise cheminant comme une source souterraine, n’a pas encore donné la mesure de sa profondeur et de sa spiritualité.
Octave Béliard, 25 août 1946.