En 1903, la revue L’Initiation publiait une étude sur le système de Jacob Boehme du grand poète romantique polonais Adam Mickiewicz (1798-1855). Ce texte était précédé d’une introduction rédigée par son fils, Ladislas Mickiewicz (1833-1926). L’ensemble de ces textes avaient été traduits en français par M. Niegusz.
L’étude sur le système de Jacob Boehme comporte quatre parties : 1° L’universalité – Dieu – Satan ; 2° La Genèse ; 3° L’homme primitif ; 4° L’état de la création après la chute et la nécessité d’une nouvelle force réparatrice. Elles ont été publiées par épisodes, entre mai et novembre 1903, dans la revue L’Initiation. [1] N° 8, mai 1903 ; n° 12 septembre 1903 ; n° 1 octobre 1903 ; n° 2 novembre 1903 .
Il s’agit en réalité de l’ébauche d’un travail plus important dans lequel Adam Mickiewicz se proposait d’examiner toute la doctrine de Jacob Boehme. En 1980, les éditions Arma Artis ont republié ces textes dans un petit volume qui ne propose pas l’introduction rédigée par son fils. Elle ne donne pas non plus d’information sur l’origine de ce texte important. Nous republions donc ici ce texte injustement laissé de côté.
Rappelons que c’est à Saint-Pétersbourg, en 1828, qu’Adam Mickiewicz a rencontré les écrits de Jacob Boehme. Il doit cette découverte au peintre et franc-maçon Jozef Oleszheiwiez. Ce dernier lui avait d’abord fait connaître les écrits de Louis-Claude de Saint-Martin, et L’Homme de désir était devenu pour lui un viatique qu’il conserva toujours avec lui. L’abbé Stanislas Choƚoniewski, initié à la franc-maçonnerie, enrichira les réflexions d’Adam Mickiewicz en lui faisant découvrir les œuvres de Lamenais. Cependant, comme le souligne Jean Fabre, « la dette de Mickiewicz à l’égard de Saint-Martin est autrement considérable. Il a trouvé en lui la solution idéologique du conflit entre le mysticisme et le rationalisme où il se sentait déchiré, non par l’effacement de l’un des termes, mais par leur entier concours ; il en a tiré une admirable justification de son énergie ; il a été bouleversé par la définition que seul, entre tous les philosophes, celui-là lui proposait, de la poésie et, comme par anticipation, de sa poésie. » [2] Jean Fabre, « Adam Mickiewicz », Lumières et romantisme, énergie et nostalgie de Rousseau à Mickiewicz, Librairie C. Klincksiecz, Paris, 1963.
Le 30 octobre 1835, Adam Mickiewicz écrivait à Jérôme Kajsiewicz « Rappelle-toi, je t’en prie, ce mot de Saint-Martin : ‘’On ne devrait écrire de vers qu’après avoir fait un miracle.’’ Il me semble que les temps reviendront où il faudra être « saint » pour être Poète. »
Dominique Clairembault
Essai de Mickiewicz sur Jacob Boehme
Adam Mickiewicz estimait très haut certains mystiques. Il a traduit des sentences et réflexions tirées des œuvres de Jacob Boehme, d’Ange le Silésien et de Saint-Martin. Il disait de ce dernier dans son cours [3] Littérature slave, t. II, 192. : « Il y a, dans l’histoire d’autres nations, des hommes importants pour l’histoire des Slaves. Le théosophe français Saint-Martin est de ceux-là. » Un autre, théurge et théosophe encore plus mystérieux, juif portugais, Martinez Pasqualis, voyageant en France, a lié connaissance avec Saint-Martin. Plus tard, Saint-Martin, entraîné vers les études mystiques et voulant approfondir à fond les questions religieuses, apprit l’allemand pour se livrer à la lecture du célèbre théosophe Jacob Boehme. C’est vers cette époque qu’il eut des relations avec quelques Russes et Polonais, qui ont porté en Russie ses ouvrages et ses opinions. C’est de là que vint l’origine du mouvement religieux en Russie.
Cependant, c’est Boehme que Mickiewicz mettait au premier rang, et il disait de lui le 2 mai 1862 : « Boehme est le plus grand des mystiques de nos temps ; c’est une âme qui brûle d’une grande et pure flamme et peint ses visions en des paroles de feu. Il est, lui aussi, un prophète de Dieu et un voyant qui est, pour les peuples de la chrétienté présente, ce qu’était Isaïe pour les Hébreux. »
Dans ses dernières années, Mickiewicz aimait à soulever des questions relatives aux problèmes mystiques et à l’histoire de la Rome antique. De là viennent le fragment publié sur l’élection de Nerva, le fragment inédit sur l’origine des peuples italiques et l’essai sur Boehme.
En novembre i853 « un soir », dit « Armand Lévy, Mickiewicz, qui m’a vu dans la journée chercher un ouvrage de Boehme dans la bibliothèque de l’Arsenal, me dit : « Assieds-toi, prends la plume et écris ce que je vais te dicter. » En apercevant Lévy sténographier, il exprima le regret de n’avoir pas su plus tôt qu’il connaissait la sténographie, car la dictée ordinaire le fatiguait beaucoup à cause des répétitions inévitables et de la perte de temps. Depuis lors, Lévy lui rapportait le lendemain sa sténographie copiée au net que Mickiewicz relisait et corrigeait. Encore une séance et le travail sur Boehme aurait été terminé ; mais pendant plusieurs semaines Lévy ne put se trouver une seule soirée seul à seul avec Mickiewicz, dont la pensée, plus tard, fut absorbée ailleurs.
Jacob Boehme naquit en 1575, à Alt Seidenberg, près Görlitz en Silésie. Les renseignements biographiques qu’on a sur lui nous ont été transmis par son disciple A. von Franckenberg. Boehme était d’une famille de paysans et savait à peine lire et écrire. Il servait comme berger jusqu’à l’âge de neuf ans, ensuite il travaillait chez un cordonnier. Sa piété l’exposait aux plaisanteries de ses compagnons. Au cours de ses voyages, entrepris pour se perfectionner dans sa profession, il entendait fréquemment des disputes théologiques qui passionnaient cette époque et qui firent naître en lui le désir de chercher la vérité.
D’après Mickiewicz, « Boehme, cordonnier allemand, créa, en dehors des écoles, un vaste système théosophique [4] A. Mickiewicz, Cours de littérature slave, IV, 350. et exerça une grande influence sur les philosophes allemands ». Schelling approfondissait les écrits de Boehme, et c’est Saint-Martin qui fournit à Schelling de quoi développer et compléter ce système, de sorte que, autant qu’on peut juger à présent le système de Schelling, celui-ci n’est autre chose qu’un mélange des idées de Boehme et de Saint-Martin.
Boehme était par excellence un autodidacte. En écrivant son plus important ouvrage, Aurore, il n’avait aucun livre sous la main, sauf la Bible, et il atteste lui-même qu’il puisait « non dans les sciences humaines, mais dans le livre que Dieu a ouvert dans mon âme ; et je n’ai pas besoin d’autre livre ». Au milieu d’une fervente prière il eut une révélation : « J’ai vu et compris plus en un quart d’heure que je n’eusse appris en de longues années dans les écoles et les universités. Quand je réfléchis pourquoi je prends la plume pour écrire, au lieu de laisser cette peine aux personnes d’un esprit et d’une science plus vastes, mes pensées s’enflamment et une puissance mystérieuse me contraint à écrire. Toutes mes autres décisions s’évanouissent. Les idées et les voix qui me parlent reviennent et absorbent tout, et il me faut obéir à ma vocation. C’est un devoir que je dois accomplir contre ma volonté. »
En 1594, Boehme se maria arec la fille d’un boucher et eut quatre enfants, il vécut en parfaite harmonie, jusqu’à sa mort, avec sa femme et ses enfants. Ses visions se renouvelèrent trois fois et alors il put « lire dans les secrets des cœurs et comprendre les mystères de la création » ; cependant il continuait à s’occuper de sa profession et de l’éducation de ses enfants. Ce n’est qu’en 1610 qu’il écrivit Aurore. Ce manuscrit parvint entre les mains d’un grand seigneur voisin qui le fit copier et le communiqua à plusieurs personnes, entre autres à Grégoire Richter, pasteur à Görlitz. Celui-ci, du haut de la chaire, condamna l’œuvre de Boehme, et les autorités de Görlitz défendirent au cordonnier de faire œuvre d’auteur. Pendant sept ans il se conforma à cette défense. Mais, en 1619, il eut une quatrième vision, et sur le conseil de quelques pieux amis, il se mit à écrire ; il rédigea tous ses ouvrages, à part Aurore, dans les cinq dernières années de sa vie, ayant presque complètement abandonné sa profession de cordonnier et vivant de secours servis par ses amis. Il n’a rien donné lui-même â l’impression, mais, de son vivant encore, A. von Franckenberg publia ses trois écrits : De la véritable pénitence, de la véritable paix et de la vie surnaturelle, sous le titre : La Voie vers le Christ. Le pasteur Kichter, [sic pour Richter] de sa chaire, attaqua de nouveau Boehme avec violence et publia contre lui un opuscule en latin. Boehme lui répondit par un écrit apologétique ; l’autorité de Görlitz lui donna ordre de quitter la ville pour un certain temps.
Il est allé à Dresde, où il reçut bon accueil. L’automne, étant allé voir ses amis en Silésie, il est tombé malade et demanda d’être ramené à Görlitz où, après une semaine de souffrances, il s’éteignit le 17 novembre 1624.
Voici les titres des ouvrages de Boehme avec les dates où ils furent écrits :
- — Aurore (Aurora, oder die Morgenröthe im Aufgang).
- — Les [sic pour Des] Trois Principes, avec appendice sur « la Vie triple de l’Homme » [sic].
- — De la Vie triple de l’homme. [5] Le titre suivant était écrit à suite de celui-ci, nous le rétablissons à sa place.
– Réponse à quarante questions de l’âme.
– De l’Incarnation du Christ, de sa vie, de son nom, de sa résurrection et de l’arbre de la foi.
– Des six Points Mystiques.
– Du Divin Mystère du ciel et de la terre.
– Sur les Temps derniers
- — De Signatura Rerum.
– Des Quatre complexions.
– Apologie [de Balthsasar Tilken]
– Réflexions sur E. Sliefleln.
- — De la Véritable Pénitence [De la véritable repentance].
– De la Véritable Paix de l’âme.
– De la Réincarnation. [sic pour De la Régénération]
– De Pœnitentiâ. [Le traducteur reprend ici De la véritable Pénitence. En réalité les trois livres de 1622 forment un seul volume, Le Chemin pour aller à Christ]
- — De la Providence [De l’élection de la grâce].
– De la Destination du Salut.
– Mysterium magnum de la Genèse.
- — Tableau des principes [Table des principes de Dieu].
– De la Vie spirituelle [De la vie sursensuelle].
– De la Contemplation divine.
– Des deux Plans Christiques, [Le Livre des sacrements] [6] Le titre suivant est placé à la suite de ce livre alors qu’il s’agit d’un ouvrage différent, nous le remettons à sa place.
– Conversation d’une âme éclairée avec une âme non éclairée [Entretien d’une âme illuminée avec une âme non illuminée].
– Apologie contre G. Richter.
– 179 [sic pour 177] Questions théosophiques [7] Nous corrigeons l’erreur sur le titre suivant qui placé sur la même ligne que les 177 Questions.
– Extraits du « Mysterium magnum » [Sommaire du Mysterium magnum].
– Livre de prières [De la sainte prière].
– Tableau des Révélations divines de mondes triples.
– De l’Erreur d’Ézéchiel.
– Du Jugement dernier.
– Lettres théosophiques à diverses personnes [Épitres théosophiques]. [8] Il manque ici : Von sechs mystischen puncten (1620), Clavis (1624) et Clavis specialis.
Les ouvrages de Boehme se sont vite propagés en Allemagne. En 1641, le roi d’Angleterre, Charles a envoyé à Görlitz un savant pour traduire les écrits de Boehme.
Mickiewicz, après avoir résumé la doctrine de Boehme, se proposait d’examiner tout son système. On voit, d’après les fragments qu’il a laissés, comment il comprenait la doctrine du théosophe allemand ; mais il nous manque la partie critique et la synthèse des conclusions.
Ladislas Mickiewicz
Traduit par M. Niegusz. (Extrait de la revue L’Initiation n° 8, mai 1903.)
Notes :