Sommaire
Présentation de l’éditeur
« Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit « le Philosophe Inconnu », est un penseur français, figure centrale de l’Illuminisme européen. On lui doit deux livres principaux, publiés à des dates très significatives : L’Homme de Désir (1790) et Le Ministère de l’Homme-Esprit (1802). Certains, contre toute évidence, prétendent qu’il n’est pas mort, et qu’il continue ses singulières activités révolutionnaires. Il aurait ainsi rencontré Rimbaud, et peut-être aussi, mais restons prudents, le narrateur de ce livre. »
Auteur : Philippe Sollers
Titre : Désir
Éditeur : Gallimard
Parution : Mars 2020
Nb. pages : 128
ISBN : 9782072868290
Note de lecture
La lecture de deux strophes de L’Homme de désir a conduit Philippe Sollers à s’interroger sur l’auteur d’un ouvrage qu’il considère comme une « claire déclaration révolutionnaire de l’illuminisme ». Il a donc chargé une amie bordelaise de lui procurer des informations sur le Philosophe inconnu. Notre propos n’est pas ici de porter un jugement sur la qualité d’un roman dont l’auteur est l’un des plus prestigieux de notre époque. Nous n’avons d’ailleurs ni les compétences ni la légitimité pour nous livrer à une telle analyse. Nous restons cependant dubitatif quant aux sources consultées par Philippe Sollers, tant le portrait qu’il dessine est éloigné de son modèle, le théosophe Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803). Nous pouvons certes lui pardonner de ne pas savoir qu’Aulnay, lieu où est mort Saint-Martin, n’est pas Aulnay-sous-Bois (p. 14, 54), mais un hameau de Châtenay-Malabry. Nous ne nous attarderons pas non plus sur le fait que ce n’est pas en 1763 (p. 27, 53, 100), mais deux ans plus tard, que Saint-Martin arrive à Bordeaux. Soulignons cependant que celui qu’il rencontre dans cette ville, Martines de Pasqually, n’est ni juif ni kabbaliste. C’est un théosophe chrétien d’origine espagnole, fondateur de l’Ordre des Chevaliers maçons élus coëns de l’univers. Saint-Martin lui-même, n’a jamais été, ni prétendu être, un kabbaliste et on peut se demander sur quelle source se base Philippe Sollers pour annoncer que les rabbins reprochaient à Saint-Martin « son kabbalisme obstiné » (p. 29).
Certes, il s’agit d’un roman et l’auteur a tout loisir de laisser libre cours à son imagination, mais pour qui connait un peu le Philosophe inconnu, il est difficile de garder son calme à la lecture d’un tel ouvrage. Le titre même de son roman, Désir, pose problème. Philippe Sollers ne semble pas avoir compris que le « désir » dont parle Saint-Martin est le désir de Dieu. « L’homme de désir », terme que le Philosophe inconnu emprunte à Martinès de Pasqually, qualifie l’homme animé par un désir essentiel, un mouvement de l’âme qui le pousse à rechercher l’union au Divin. Nous sommes loin du « concept de cuisse » (p. 17) dont nous parle ici Philippe Sollers. L’auteur fait d’ailleurs preuve d’une imagination débridée, travestissant Saint-Martin en coureur de jupons, à une époque où « tous les lits sont ouverts » (p. 27). Mieux encore, Philippe Sollers est dans le secret, car il est visiblement le seul à savoir qu’en 1763, le Philosophe inconnu « a eu une liaison passionnée avec une certaine Laure, dont il a eu un fils, Pierre » (p. 53).
En règle générale, les anecdotes rapportées dans ce livre au sujet du Philosophe inconnu sont fausses, voire aux antipodes des préoccupations de Saint-Martin. Comment peut-on prétendre que c’est grâce à lui que les Illuminés de Bavière se propagent en Europe ? Comme Joseph de Maistre l’a montré, les idées du Philosophe inconnu sont en totale opposition avec celles des Illuminés de Bavière. [3. « Vous avez donc décidément peur des illuminés, mon cher ami ! Mais je ne crois pas, à mon tour, être trop exigeant si je demande humblement que les mots soient définis, et qu’on ait enfin l’extrême bonté de nous dire ce que c’est qu’un illuminé, afin qu’on sache de qui et de quoi l’on parle, ce qui ne laisse pas que d’être utile dans une discussion. On donne ce nom d’illuminés à ces hommes coupables, qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l’affreux projet d’éteindre en Europe le Christianisme et la souveraineté. On donne ce même nom aux disciples vertueux de Saint-Martin, qui ne professe pas seulement le Christianisme, mais qui ne travaille qu’à s’élever aux plus sublimes hauteurs de cette loi divine. Vous m’avouerez, messieurs, qu’il n’est jamais arrivé aux hommes de tomber dans une plus grande confusion d’idées. » (Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), 11e entretien). ]
Prétendre que « tout révolutionnaire un peu cultivé avait lu, en 1790, L’Homme de désir » (p. 94), c’est accorder une popularité excessive à un ouvrage qui est resté dans la confidentialité. Comme le souligne Robert Amadou, ce livre « influa, chez les humbles et chez les glorieux, dans la piété, l’imagination, le rêve, les spéculation religieuses et mystiques, les extases naturelles et surnaturelles, bref, la « religion » des romantiques ». [4. Robert Amadou, « Préface », Louis-Claude de Saint-Martin, L’homme de désir, Paris, Union Générale d’Éditions, « Bibliothèque 10/18 », 1973, p. 15-16. ] Quant à son auteur, il ne fut pas « un visiteur du soir de Robespierre » (p. 26) et n’a d’ailleurs jamais été en relation avec « l’Incorruptible ». [1. Rappelons que Saint-Martin a exprimé ses idées sur la Révolution dans sa Lettre à un ami ou considération philosophiques, et religieuses sur la Révolution française (Paris, Cercle social, an V (1795) ; réed. Jérôme Million, Grenoble, 2005, texte présenté et annoté par Nicole Jacques-Lefèvre). ] Le Philosophe inconnu n’a pas plus côtoyé Robespierre que Bonaparte, et la campagne d’Égypte lui fut indifférente (p. 36). Nous laisserons Philippe Sollers penser que Bonaparte ait pu lire Le Ministère de l’homme-esprit (p. 77, 94), dernier livre publié par Saint-Martin en 1803. Nous savons cependant qu’au cours de l’hiver 1801, ce dernier lui fit passer un exemplaire du Cimetière d’Amboise, comme il l’écrit dans Mon portrait (n° 1030) : « Du Rosay en donna de ma part un exemplaire à Bonaparte. Mais je n’ai seulement jamais su s’il l’avait lu ou non. » [2. Mon portrait historique et philosophique (1789-1803), publié par Robert Amadou, Julliard, Paris, 1961. ]
Certains propos de l’auteur de Désir nous ont fait sourire. En effet, Martinès de Pasqually ne pouvait participer aux événements révolutionnaires de Saint-Domingue (p. 52) pour la simple raison qu’il est mort le 14 septembre 1774. Pour la même raison, il n’aura pas non plus reçu les livres du Philosophe inconnu (p. 53), sachant que le premier ouvrage de Saint-Martin, Des Erreurs et de la vérité, n’a été publié qu’en 1775.
Philippe Sollers surévalue l’intérêt qu’aurait éprouvé Saint-Martin pour les femmes. Le Portrait du Philosophe inconnu est rempli d’éléments qui montrent le peu de considération et d’attirance qu’il éprouve pour la gente féminine. Nous n’en citerons qu’un exemple :
« A l’âge de 22 ans, allant joindre le régiment de Foix à Bordeaux, je me trouvai à Poitiers dans une auberge avec un officier d’un autre corps qui avait 36 ans. Je fus d’un étonnement extrême de voir cet homme faire encore le galant auprès des femmes, et serrer de près une fille de la maison. Je ne pouvais me persuader qu’à 36 ans, on pensât encore à ces choses-là. » (Mon portrait, n° 101).
Que dire du passage de Désir où l’auteur évoque les pratiques sexuelles « courantes dans l’aristocratie du XVIIIe siècle » où les mères initient leurs fils ? Tournons rapidement la page et laissons Philippe Sollers à ses fantasmes, même lorsqu’il se voit en « descendant direct du Philosophe » (p. 54).
En fin d’ouvrage, l’auteur a inséré une note bibliographique où il donne les références d’un « livre universitaire sérieux sur le sujet » : Nicole Jacques-Lefèvre, Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu(1743-1803), Paris, Dervy, coll. « Bibliothèque de l’Hermétisme », [2. Collection dirigée par Antoine Faivre. ] 2003. S’il emprunte à ce livre quelques citations des œuvres du Philosophe inconnu on peut se demander s’il a réellement lu cet ouvrage qui est l’une des meilleures études consacrées à Saint-Martin. Nul doute que Nicole Jacques-Lefèvre sera étonnée de voir comment un romancier a utilisé son travail.
Sur les conseils d’Antoine Faivre, grand spécialiste de l’illuminisme et de la théosophie, nous inaugurons avec ce livre une nouvelle catégorie d’article intitulée « Le bêtisier du martinisme ». Le livre de Philippe Sollers y occupe assurément l’une des meilleures places.