Le thème de la religion intérieure, de l’église intérieure, est un élément fondamental de la théosophie. Déjà présente chez Paracelse, Valentin Weigel, Jacob Boehme, Pierre Poiret, il est omniprésent dans l’oeuvre de Louis-Claude de Saint-Martin. La duchesse de Bourbon tente à sa manière d’évoquer cette notion importante par un texte rédigé sous forme de questions réponses [1. (Opuscules ou pensées d’une âme de foi, sur la religion chrétienne pratiquée en esprit et en vérité tome I., Barcelone 1812, p. 62-69)]. Le lecteur attentif y remarquera parfois l’influence du Nouvel Homme du Philosophe inconnu.
Instruction sur la religion chrétienne et intérieure, par demandes et par réponses
Quel est le but véritable de la Religion chrétienne ?
C’est de relier à Dieu ce qui s’en était délié, en nous conduisant au ciel par la foi en Jésus-Christ.
En quoi consiste-t-elle cette Religion ?
À donner naissance à Jésus-Christ dans nos cœurs, pour être notre guide et notre vie. Tout culte extérieur qui ne tend point à cette fin n’est que mensonge et illusion.
Mais comment cela s’opère-t-il ?
Par la mort seule de notre vieil homme ou l’adam pêcheur qui est en nous.
Quel est ce vieil homme ?
C’est notre amour propre, notre volonté nos sens, en un mot tout ce qui constitue notre nature humaine et pécheresse.
Mais comment pouvons-nous la faire mourir sans perdre la vie de notre corps ?
Par l’exercice des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité.
Comment pouvons-nous les acquérir lorsque nous ne les possédons pas ?
En les demandant à Dieu par une prière ardente et persévérante.
Et quand nous les avons à quoi nous obligent-elles ?
À croire tout ce qui nous est révélé dans le Saint Évangile, à pratiquer toutes les vertus qu’il enseigne, en aimant Dieu par-dessus toutes choses, et notre prochain comme nous-mêmes. Cet amour nous conduit nécessairement à devenir doux et humbles de cœur, à étudier avec application l’Écriture sainte, à profiter de tous les moyens que Dieu nous ménage pour enchaîner nos passions, fuir le monde, renoncer aux biens de la terre, mourir à notre propre volonté et à nous-mêmes. C’est en nous vidant du vieil homme, que Jésus-Christ l’homme nouveau s’empare de notre cœur et de nos puissances qui sont l’entendement, la mémoire et la volonté, lesquelles de charnelles et de terrestres qu’elles étaient, deviennent insensiblement toutes spirituelles et toutes divines. Voilà la marche et le but de notre religion pratiquée en esprit et en vérité, indépendante des disputes et des erreurs qu’occasionnent la différence des cultes et des opinions des hommes ; en un mot c’est le point central auquel toute secte et toute division devra un jour se réunir.
Mais n’est-il pas nécessaire de prendre un guide et de recevoir les sacrements de l’Église ?
Cela est infiniment utile surtout dans les commencements de la voie, et lorsque le guide possède l’esprit de Dieu. Car alors nous approchons des sacrements avec une foi vive et sincère. Mais ce ne sont que les moyens pour arriver à la fin, qui est de former Jésus-Christ l’homme nouveau dans notre propre âme.
Comment cela ? développez-moi je vous prie, un peu davantage cette théorie ?
Ce qui s’est passé dans la vie temporelle de Jésus-Christ sur la terre, et ce qui s’opère dans le sacrement de nos autels doit s’effectuer également en chacun de nous d’une manière mystique et invisible. C’est-à-dire que le cœur rendu vierge par la pénitence et la vivacité de son amour pour Dieu, se vidant de toutes les créatures, enfante le Verbe par sa foi en Jésus-Christ ; or c’est là ce que le Sauveur voulait faire entendre à Nicodème lorsqu’il lui disait qu’il fallait qu’il naquît, de nouveau. Il faut donc que cet homme Dieu non seulement naisse en nous, mais y croisse en grâce en en vérité comme il est dit de Jésus-Christ dans sa vie terrestre. Voilà l’éducation spirituelle et le travail qui nous reste à faire après avoir enfanté le verbe dans notre cœur, ainsi nous sommes en même temps Prêtre, autel et victime. Car Jésus-Christ comme Prêtre immole sur l’autel de notre cœur notre vieil homme qui est la victime. Or, c’est durant cette longue et pénible éducation spirituelle, qu’il nous est très utile d’être entre les mains de directeurs éclairés, qui ne retardent ni arrêtent notre marche, en s’opposant à l’opération de la grâce en nous. Mais hélas, qu’ils sont rares surtout dans le siècle où nous, sommes !
Sitôt que Jésus-Christ s’est formé mystiquement en nous, ne devenons-nous pas aussitôt parfaits ?
Non, l’âge spirituel éprouve les mêmes progressions que l’âge temporel. De même que Jésus-Christ passa trente ans de sa vie dans le silence et la retraite, ainsi devons nous le faire tant que l’homme nouveau est encore enfant chez nous. Saint-Paul le prouve dans ses épîtres en disant que tant que l’héritier est encore enfant il est entre les mains des curateurs. Il faut donc que l’être nouveau qui s’est formé en nous, y croisse et s’y fortifie avant qu’il prêche les siens, mais à la mesure de l’âge comme le dit encore Saint Paul. Nous devons nous abandonner à la motion intérieure, lorsque nous avons des raisons suffisantes de croire que notre nouvel homme est parvenu à l’âge parfait, car nous pouvons alors retracer en diminutif les vertus de Jésus-Christ, et même passer par les différents états de sa vie apostolique et souffrante.
Mais pourquoi est-il si peu d’êtres en qui l’on remarque tout ce que vous dites là ?
C’est qu’il en est d’abord très peu qui reçoivent cette instruction ; encore moins qui donnent naissance à Jésus-Christ dans leur cœur faute de foi. Ensuite il en est beaucoup d’autres qui à l’exemple des Juifs déicides donnent la mort à Jésus- Christ par leurs passions, leur attachement au monde et à eux-mêmes, étouffant ainsi le nouvel homme avant qu’il ait pu croître dans leur cœur en grâce et en vérité. De plus et en dernier lieu, ceux qui possèdent Jésus-Christ, et en pourraient produire les actes, ne sont le plus souvent ni écoutés, ni goutés, ni crus. Ils passent la plupart du temps pour fous aux yeux du monde, ou pour des têtes mal organisées qui ne méritent, ni estime, ni attention, de la part des sages du siècle. Et cela parce que ces choses ne seront jamais comprises par la chair et le sang, dit l’Écriture, et qu’elles seront cachées aux sages et aux savants, mais révélées aux petits dit Jésus-Christ.
À quoi peut-on reconnaître que l’on est animé par le Verbe ?
À cela seul que l’on est fait une nouvelle créature, que l’on s’est rendu maître de ses passions, ou qu’elles ne se font plus sentir, que rien de tout ce qui est dans le monde ne nous touche plus, que toutes nos pensées, et nos désirs ne tendent que vers le ciel et l’éternité, que l’on estime tout ce que l’on rejetait, tel que les croix et l’abjection, et que l’on rejette tout ce qu’on estimait, tel que les honneurs, les plaisirs et les richesses, qu’enfin l’on est rendu vraiment puissant, en Dieu par la force de sa prière en opérant des œuvres de foi et de charité lorsque l’occasion s’en présente et que la motion intérieure l’indique à cette âme de foi.
Vous avez dit que les puissances de l’homme qui sont l’entendement, la mémoire et la volonté doivent être dominées et mues par le Verbe ? comment et quand cela arrive-t-il ?
Quand nous avons fait un hommage sincère et volontaire de notre libre arbitre à Jésus-Christ, afin qu’il se rende maître absolu de tout notre être, pourqu’il le transforme en lui-même ; alors si nous n’y mettons point d’obstacles, il devient en nous le vouloir et le faire ; il est la lumière de notre esprit ; la réflexion de notre mémoire et l’action de notre volonté : ainsi s’effectue en nous cette parole de l’évangile, mon Père faites qu’ils soient uns en nous comme vous et moi sommes uns.
N’y aurait-il pas beaucoup d’autres développements à cette divine théorie de la Religion intérieure ?
Sans doute, car toute l’Écriture Sainte la prouve et s’explique par elle d’une manière admirable à qui a des yeux pour l’y voir. Mais je vais vous dire ce que Jésus-Christ disait à ses apôtres : lorsque vous aurez repu l’Esprit saint, c’est lui qui vous enseignera toutes choses.
Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon
Extrait de Opuscules ou pensées d’une âme de foi, sur la religion chrétienne pratiquée en esprit et en vérité
tome 1, Barcelone, 1812, p. 62-69.