La notion de corps glorieux occupe une place particulière dans la tradition martiniste. Saint-Martin l’évoque lorsqu’il parle de l’armure impénétrable dont l’homme avait été révêtu. Cette notion n’est pas propre au judéo-christianisme dont relève le martinisme. En effet, il s’agit d’un concept que l’on trouve aussi bien dans le zoroastrisme, le néoplatonisme, ou encore dans la kabbale chrétienne. Ces différentes traditions recèlent des richesses propres à éclairer ce concept fondamental.
Sommaire
La Xvarnah des Perses
La religion de la Perse ancienne, le zoroastrisme, parle d’une Lumière de gloire, la Xvarnah, une énergie à l’œuvre depuis l’instant initial de la Création et qui perdurera jusqu’à l’acte final de la transfiguration du monde [1. Ce thème a été mis en évidence par Henry Corbin dans Corps spirituel et Terre céleste, de l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, Paris, Buchet/Chastel, 1979.]. Cette lumière est la substance qui constitue Ahura Mazda. L’iconographie la représente comme un nimbe lumineux, une aura glorieuse. Cette gloire est la Terre céleste, la mère du monde, Spenta Armaiti, une divinité qui correspond à notre Sophia occidentale. Elle intervient dans la relation entre l’âme et le Divin, qui s’opère dans un monde intermédiaire entre le monde de la matière et celui du pur esprit : le mundus imaginalis (monde imaginal).Ce monde est celui où les formes sensibles s’immatérialisent et où les intelligences pures prennent une corporéité spirituelle. Sur ce plan imaginal, la Terre est perçue comme un ange, Spenta Armaiti.
Cette désignation rappelle le Saint-Élément de Jacob. Boehme, la corporéité spirituelle qui est la demeure de Sophia, la Sagesse, l’âme du monde. Ce monde imaginal est désigné comme le huitième climat, la Hûrqalyâ. Il est situé au-dessus des sept climats ou mondes perceptibles par nos sens. L’âme peut accéder à ce plan avant la mort en usant d’une faculté purement spirituelle et totalement indépendante du corps, l’imagination active. (Paracelse l’évoquera par l’expression « imagination vraie »). C’est le lieu des grandes expériences visionnaires, des extases mystiques, des initiations. C’est à partir de cette Terre céleste que l’âme sustente son corps de résurrection à venir, son corps de lumière.
L’imagination active est la puissance formatrice du corps imaginal de l’homme, de son corps subtil à jamais inséparable de l’âme, parce que constituant son individualité spirituelle. Dans cette perspective, l’acquisition du corps de gloire est présentée comme une participation à l’éclosion de la Terre céleste, c’est-à-dire à la transfiguration de la Création. Dans ce processus, l’âme conserve après la mort un corps, une chair spirituelle, son corps de résurrection [2. Cette notion existe aussi dans le néoplatonisme, chez Proclus, qui parle de l’okhêma supérieur, le symphyès, un corps lumineux qui est le corps dans lequel le démiurge a placé l’âme à son origine et qu’elle conservera au-delà de la mort, contrairement à l’okhêma inférieur, pneumatikon, le véhicule pneumatique, qui disparaît peu après la mort.], qui est participation à la vie de la Sagesse, la Lumière de gloire
La tunique de lumière
Dans la tradition judéo-chrétienne, l’idée du corps glorieux s’enracine dans un passé lointain. Elle repose sur les interprétations d’un verset de l’Ancien Testament qui dit : « Yahvé Dieu fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit » (Gn 3, 21, trad. Bible de Jérusalem). Très tôt, certains exégètes ont pensé que ce texte évoquait la situation de l’humanité, non pas après la Chute, mais avant. Ils ajoutaient que la tunique dont il est question dans ce verset n’est pas faite de peau, mais de lumière. Pour cela, ils s’appuyaient sur le fait qu’en hébreu les mots peau (âur) et lumière (aur) sont presque semblables.
La tradition targumique qui traite de ce verset parle elle aussi d’un vêtement de lumière. Le Midrash Rabba soutient également cette thèse en indiquant que le fameux Rabbi Meil (Ier siècle) avait en sa possession un Pentateuque dont le verset Gn 3, 21 ne comportait pas le terme « peau », mais celui de « lumière ». Cette idée de l’homme primitivement vêtu d’une robe de lumière, fut très populaire, même à l’extérieur du judaïsme, chez les mandéens et les manichéens. Elle le sera aussi chez les chrétiens de Syrie, et saint Ephrem, au IVe siècle, évoque souvent ce vêtement primordial de l’homme. Des écrits apocryphes, comme l’Ascension d’Isaïe, y font également référence. Plus tard, au XIIIe siècle, le Zohar parlera des vêtements d’Adam et Ève dont il est question dans ce verset, en précisant : « au début, il y a une tunique de lumière à la ressemblance de l’en-haut, après qu’ils fautèrent, il y a une tunique de peau [3. Le Zohar, Le Livre de Ruth, trad. Charles Mopsik, Verdier, 1987, p. 84.]. »
La Gloire
Ce corps glorieux fait allusion à la « Gloire de Dieu », expression biblique qui désigne Dieu lui-même, l’éclat de sa sainteté dans les manifestations perceptibles de sa présence. Dans l’Ancien Testament, elle est symbolisée par une lumière éclatante, un feu. C’est la nuée lumineuse qui apparaît à Moïse sur le Sinaï et guide le peuple dans le désert, puis descend dans le temple de Salomon. Dans le Nouveau Testament, cette nuée descend sur le Christ lors de sa transfiguration sur le mont Tabor. Après sa résurrection, il entre dans la Gloire de Dieu.
Dans la symbolique chrétienne, le nimbe (du latin nimbus, « nuage »), l’auréole des saints, est liée à la manifestation de la Gloire divine et témoigne de la présence en eux de la lumière spirituelle. Cette dernière représentation est antérieure au christianisme. On la trouve dans l’art asiatique et grec, tout comme dans le mazdéisme. L’auréole est en quelque sorte une préfiguration de leur résurrection en un corps glorieux. Selon Origène, ce corps de résurrection aurait la forme d’une sphère.
La résurrection
Saint Paul associe le corps glorieux à la résurrection. Cette idée d’un retour à la vie après la mort trouve son origine dans un texte de l’Ancien Testament : celui de Daniel, chapitre 12. Cependant, la résurrection dont il est question dans ce texte est particulière. Il ne s’agit pas d’une renaissance devant se produire à la fin des temps, mais d’un retour à la vie dans un futur proche, lorsque des juifs seront délivrés des persécutions d’Antiochus IV d’Épiphane (167-164 av. J.-C.). Alors se produira une résurrection des corps, car, selon l’anthropologie juive, l’âme n’existe pas sans le corps. À la mort, elle s’endort pour se réveiller lors de la résurrection des corps. Ce principe d’une renaissance n’était pas admis par l’ensemble du judaïsme.
C’est saint Paul qui a développé l’idée de résurrection dans le christianisme [4. Marie-Émile Boismard décrit ce processus dans Faut-il encore parler de résurrection ?, Paris, Éd. du Cerf, 1995.]. D’abord, il adopte une conception proche de celle de Daniel (premières lettres aux Corinthiens et aux Thessaloniciens). Ensuite, après avoir essuyé les critiques des gentils, il envisage les choses différemment. En effet, contrairement aux juifs, pour qui l’âme n’existe pas sans le corps, les Grecs pensent qu’elle lui préexiste et qu’après la mort corporelle, elle continue à exister sur un autre plan. Paul avait été pharisien, or, une partie d’entre eux croyaient en la métempsycose, et il est probable que cette notion ait contribué à faire évoluer ses idées.
Il admettra bientôt que l’âme retrouve un autre corps après la mort. Cependant, pour lui, cette nouvelle enveloppe n’est plus terrestre, c’est un « corps glorieux », une chair spirituelle.
Cette évolution se lit dans sa deuxième lettre aux Corinthiens. Cette nouvelle position va lui permettre d’évangéliser les Grecs qui rejetaient le christianisme, entre autres à cause du principe de la résurrection des corps. Celse, dans ses textes Contre les chrétiens, parlait à ce titre de « cette ridicule idée [5. Celse, Contre les chrétiens, Phébus, 1999, p. 125.] ».
En fait, Paul passe de l’idée de résurrection à celle d’immortalité de l’âme. Cette position est d’ailleurs celle des Évangiles où la victoire sur la mort est présentée non pas en termes de résurrection de la chair terrestre, mais d’immortalité. Cependant, comme le rapporte Paul, pour monter au ciel, l’âme prend un « corps glorieux ». Pour lui, nous revêtons en germe ce corps de lumière dès notre baptême par lequel nous « revêtons » le Christ glorieux.
F. C. Œtinger
Pour Paracelse, l’homme n’est pas seulement doté d’un corps terrestre et d’un corps sidéral, il possède également une autre dimension qui est destinée à continuer son existence après la mort du corps. C’est le limbus æternus, le corps éternel de l’âme. Cette chair spirituelle nous a été donnée par le sacrifice du Christ. À la suite de Paracelse, d’autres penseurs comme Gerhard Dorn, Valentin Weigel et Jacob Boehme s’intéresseront à cette dimension éternelle du corps. Gerhard Dorn, dans Speculativa Philosophia (1567), invite l’alchimiste à travailler à la transmutation qui lui rendra la tunique de lumière dont l’homme était revêtu avant la Chute. La quête de la Toison d’or, qui s’épanouit dans la littérature alchimique du XVIIe siècle, n’est pas sans évoquer cet aspect [6. Voir Antoine Faivre, Toison d’or et Alchimie, Milano, Archè, 1990.]. Friedrich Christoph Œtinger (1702-1782), un kabbaliste chrétien très imprégné des doctrines de Jacob Boehme, évoque lui aussi la notion de corps glorieux en des termes particulièrement intéressants. Pour lui, à l’origine de la Création, Dieu se révèle en une « gloire primitive » qui est la Sagesse (Christ, Verbe…). Cette Sagesse est le temple par lequel Dieu se révèle, c’est l’espace primordial. Cette Sagesse est le ciel, le séjour des anges et des Élus. Elle constitue le corps du Christ.
C’est une substance lumineuse qui est à l’origine de tout. Elle est la chair des anges, le Saint-Élément dont parle Jacob Boehme. Reprenant une théorie de Newton, Œtinger en fait le Sensorium de Dieu, le moyen par lequel Dieu perçoit sa création. Ce corps de lumière de Dieu est en quelque sorte l’archétype des corps glorieux des hommes. Ce ciel primordial contient aussi toutes les idées, qui sont autant de germes qui prennent en corps.
Notre monde est à l’emplacement de ce royaume céleste, de ce qu’il en reste après qu’il fut dénaturé par Lucifer. Ce porte-lumière s’est en effet égaré dans la contemplation de sa propre lumière, oubliant que cette lumière n’est que « communiquée » et non pas donnée. Pour Œtinger, c’est dans ce même espace, lorsqu’il sera sanctifié, que règnera Jésus avec ses Élus. Cette régénération universelle commencera avec l’homme, mais elle a été initiée par Jésus ressuscité, car sa chair ressuscitée est la « matière ultime », la Sagesse reformée. La résurrection de l’homme le conduira à revêtir lui aussi une chair spirituelle.
Œtinger indique que l’homme s’incarne deux fois. La première par sa naissance et la seconde par son entrée dans la foi. Cette seconde naissance a été anticipée en l’homme par la résurrection du Christ. La chair céleste de Jésus ressuscité remplit l’univers et nous donne la nourriture (chair et sang) nécessaire à notre régénération. Ainsi, pour Friedrich Christoph Œtinger, l’homme, après sa vie terrestre, conserve une corporéité. Il indique même qu’alors l’âme et le corps s’unissent durablement. Cette vision du corps glorieux de l’homme qui participe à la Création dans sa pureté restaurée, à la « Terre céleste », n’est pas sans rappeler celle que l’on retrouve dans l’islam mystique.
Martinès de Pasqually
Dans le Martinisme, le thème du corps glorieux est lié à la place particulière qu’occupait l’homme avant la Chute. Selon Martinès de Pasqually, le monde a été créé pour servir d’asile aux premiers esprits spirituels qui avaient prévariqué. Les premiers esprits avaient d’abord été émanés dans l’immensité divine, puis la rébellion de certains d’eux rendit nécessaire l’apparition d’un espace destiné à contenir leurs actions néfastes. Ce lieu, situé hors de l’immensité divine, possède plusieurs niveaux : l’immensité surcéleste, l’immensité céleste et le monde terrestre. L’homme a été émané du Divin pour venir diriger les esprits égarés qui sont enfermés dans le monde créé.
L’homme est esprit, il ne possède pas de corps. Son lieu de résidence est situé au centre de l’immensité céleste, en un lieu nommé le Paradis terrestre. Cependant, pour pouvoir agir dans le monde, l’homme est doué d’une faculté particulière : celle de pouvoir produire un corps glorieux, une sorte de voile qui lui permet de se manifester et d’agir dans la Création. L’homme peut mettre en œuvre ce corps en lui donnant la forme qu’il désire. Selon ce que nous dit le Traité sur la réintégration des êtres (§ 22), c’est précisément en usant d’une manière abusive de ce privilège, que l’homme perd ce corps glorieux pour sombrer dans un corps de matière qui l’obligera désormais à habiter le monde terrestre.
Exilé dans un corps de matière et sur la Terre, l’homme n’en garde pas moins sa mission. Il a cependant ajouté une difficulté supplémentaire à sa réalisation, dans la mesure où il doit reconquérir sa place dans la Création pour mener à bien sa mission.
Traité de résurrection
Un manuscrit anonyme qui fut retrouvé dans les papiers de Saint-Martin après sa mort (Fonds Z), parle du corps glorieux en des termes particulièrement intéressants. Il est probable que l’auteur en soit l’abbé Pierre Fournié (1738-1825), qui fut le secrétaire de Martinès avant Saint-Martin. Ce texte ne comporte pas de titre, mais son contenu indique qu’il s’agit d’un Traité de résurrection.
Pierre Fournié cite souvent saint Paul et explique que l’âme, en imitant la perfection des saints, peut accéder à la résurrection. Restant fidèle aux théories de Martinès de Pasqually, il reprend le schéma du Tableau universel qui divise la Création en trois niveaux : immensité surcéleste, immensité céleste et monde terrestre. Cependant, à la place de la théurgie préconisée par Martinès de Pasqually pour accéder aux mondes supérieurs, il prône une alchimie spirituelle ayant pour but la résurrection spirituelle. Pierre Fournié présente celle-ci comme la réalisation de la pierre philosophale, la transmutation du corps de matière terrestre en un corps glorieux. Il en fait le terme du processus de la remontée de l’âme à travers les sept sphères de l’immensité céleste. Comme Martinès de Pasqually, il divise le septénaire céleste en trois parties : le cercle sensible (Lune, Vénus, Jupiter, Mars et Mercure), le cercle visuel (Soleil) et le cercle rationnel (Saturne). Il associe ce ternaire aux trois vertus théologales : foi, espérance et charité. Sa description de l’ascension des sept sphères célestes rappelle le Dialogue entre Paul et l’âme de Marsile Ficin, texte qui lui-même emprunte beaucoup au Piomandres du Corpus Hermeticum.
L’armure
Chez Louis-Claude de Saint-Martin, on trouve de nombreuses références au corps glorieux. Cependant, comme à son habitude, le Philosophe inconnu masque ses propos avec une formulation indirecte, souvent difficile à interpréter pour un lecteur peu au fait des doctrines martinistes. Nous nous contenterons ici d’en évoquer quelques-unes. Dans son premier ouvrage, Des erreurs et de la vérité, c’est sous l’image d’une armure impénétrable que portait l’homme lorsqu’il était au centre d’un jardin composé de sept arbres (entendez l’immensité céleste), qu’il nous dépeint ce corps de lumière [7. Des erreurs et de la vérité, Louis-Claude de Saint-Martin, Vitot, Le Lis, 1979, p. 35-37, 43 et 49.
Dans Tableau naturel, il fait référence à ce corps de lumière. Il explique que le terme « nudité » qui caractérisait le premier homme et qui est désigné par le mot gharoum, vient de l’arabe ghoram qui signifie « os dépouillé de chair ». Il précise que la racine hébraïque ghatzam signifie « une force, une vertu ». Ainsi, pour lui, lorsque la Bible présente Adam dans son état de nudité, c’est pour nous dire qu’il était immatériel, sans corps de chair [8. Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers, fin du chap. XIII.]. Ce vêtement primitif, Saint-Martin l’évoque aussi dans Le Nouvel Homme, où il nous parle de la robe du premier homme qui n’aurait jamais dû être divisée, car elle aurait dû répandre l’éclat de sa céleste lumière sur toute la Création [9. Le Nouvel Homme, n° 66.].
Sophia
Dans le second chapitre du Ministère de l’Homme-Esprit, le Philosophe inconnu précise que lorsque, par notre travail spirituel, nous ranimons notre corps glorieux, nous faisons naître la Sophia en nous. En commentant ce point à son ami Kirchberger [10. Lettre du 23 août 1793, Correspondance inédite de Louis-Claude de Saint-Martin et Kirchberger…, Paris, L. Schauer et Alp. Chuquet, 1862, p. 101.], il précise que Sophia et le corps glorieux désignent la Terre promise de l’homme. Le rapprochement avec les doctrines du zoroastrisme est saisissant. En effet, Spenta Armaiti, la vierge éternelle, est assimilée à la Terre d’émeraude, le huitième climat, la Terre mystique d’Hûrqalya. Selon Ibn Arabi, cette terre mystique fut conçue avec le surplus du levain de l’argile au moyen duquel avait été créé Adam [11.] Le Livre des conquêtes spirituelles de La Mekke, chap. VIII. Henry Corbin en donne un large extrait dans Corps spirituel et Terre céleste…, op. cit., p. 164-172.].
Il est intéressant de noter qu’une tradition mohamédienne rapportée par Tabarsî Mas’ûdi veut que le corps ait été créé avec trois sortes de terres : l’une rouge, l’autre blanche, et la dernière noire [12. Il existe aussi d’autres théories dans l’islam qui évoquent sept couleurs, notamment chez Djalâl-od-Dîn Rûmî. Voir sur ce point C. G. Jung, Mysterium conjonctionis, Paris, 1982, t. II, chap. V]. N’est-il pas surprenant de noter que dans ses rituels, comme par exemple celui de réception d’apprenti élu-coën, Martinès de Pasqually faisait envelopper le corps du récipiendaire dans trois tissus : noir, rouge et blanc, pour symboliser l’incorporisation d’Adam dans son corps glorieux ?
Dans le Ministère de l’Homme-Esprit, le Philosophe inconnu nous explique aussi que le Christ, avant de s’incarner dans le monde, dut suivre le même chemin que l’homme. Après s’être contemplé dans le miroir de l’éternelle vierge Sophia, il fut revêtu d’un corps glorieux. C’est après cette opération qu’il se fit chair dans le sein d’une vierge terrestre. Pour Saint-Martin comme pour Jean-Baptiste Willermoz, lorsque le Christ ressuscite après avoir accompli sa mission terrestre, ce n’est pas avec un corps terrestre, mais dans son corps glorieux qu’il apparaît. Ainsi en sera-t-il de l’homme lorsqu’il aura achevé son périple terrestre. Saint-Martin comme Martinès de Pasqually évoquent cette progression comme l’ascension du mont Sinaï, dont le sommet représente le plus haut point du monde céleste, la porte de Saturne qui permet de monter vers le monde surcéleste. À mesure que nous nous élevons sur cette montagne, nous dit-il, nous nous revêtons du manteau d’Élie, c’est-à-dire de notre vêtement pur et primitif, d’un corps virginal qui est le seul qui puisse fixer le Verbe en nous.
Le corps glorieux, s’il est bien notre vêtement primitif, n’en est pas pour autant l’homme lui-même. Il n’était, selon Martinès de Pasqually, que l’instrument par lequel Adam pouvait intervenir dans la Création pour y exercer son ministère. Il en est de même du Christ, et Saint-Martin, dans une belle lettre adressée à son ami Vialetes d’Aignan, de préciser que « ce n’est que son enveloppe incorruptible », car la vie du corps est « l’éternel Verbe humanifié pour restituer en nous l’image défigurée par le péché [13. Voir la lettre du 22 octobre 1795 dans Documents martinistes, Paris, Cariscript, 1980, n° 13, p. 33.] ». Comme nous le dit encore Saint-Martin dans Des erreurs et de la vérité, le Christ, qu’il symbolise par le nombre huit, est le seul appui, la seule force par laquelle l’homme peut s’élever au-dessus des ténèbres dans lesquelles il s’est enfoncé. Cette symbolique n’est pas sans rappeler l’accès au huitième climat, le monde auquel, selon la mystique iranienne, accède l’homme de lumière [14. Voir Henry Corbin, L’ homme de lumière dans le soufisme iranien, Paris, Présence, 1971.].
Le manteau d’Élie
Comme on l’a vu, c’est en utilisant d’une manière erronée son corps glorieux que l’homme a causé sa perte. Dans cette perspective, on comprendra que la tâche essentielle de l’homme est de retrouver le manteau de lumière qu’il a perdu. Ce manteau, il peut en tisser les fibres à chaque instant par son travail spirituel. Car si l’homme ne peut retrouver son vêtement primitif qu’au sortir de sa vie terrestre, il peut déjà en sentir les effets dans ces quelques instants où il s’enveloppe dans le silence pour communier avec le royaume de la lumière.
Dominique Clairembault