« Nous t’accueillons comme initié, nous initiés. Mais, tu ne l’ignores point, nous ne t’avons point conféré, à vrai dire, l’initiation. L’initiation est personnelle. Elle ne se communique point, pas plus que le génie, le sens de la Beauté ou le talent. »
Sommaire
François Jollivet-Castelot, Le Destin ou les fils d’Hermès
Le texte que nous présentons ici est extrait du livre : Le Destin ou les fils d’Hermès, roman ésotérique publié par François Jollivet-Castelot en 1920 (chapitre VIII). Son auteur, occultiste et écrivain est né le 8 juillet 1874 à Douai et décédé le 22 avril 1937 à Bourganeuf dans la Creuse. Influencé par la pensée de Charles Fourrier, de Camille Flammarion, il est marqué très tôt par le socialisme. Après la Première Guerre Mondiale il fréquente le parti communiste dont il se fera exclure pour cause de spiritualisme. Il fondera alors l’Union communiste spiritualiste en 1928. Européen d’avant-garde, il militera dès 1929 en faveur de la création des États-Unis d’Europe.
François Jollivet-Castelot est l’auteur d’une vingtaine de livres. Il a aussi fondé et dirigé plusieurs revues : L’Hyperchimie (1896-1900), qui prendra ensuite de nom de Rosa Alchemica, Les Nouveaux Horizons de la science et de la pensée (1904-1914) et enfin La Rose+Croix (1920-1937) qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Cette publication était l’organe officiel de la Société alchimique de France, qu’il a fondée avec Jean Delassus et Édouard d’Hooge et dont il fut le président. Jollivet-Castelot a également collaboré à de nombreuses revues comme La Plume, L’Initiation, Le Voile d’Isis.
En 1920, époque où Jollivet-Castelot écrit Le Destin ou les fils d’Hermès, le mouvement lancé par Papus est en plein marasme : « Les groupes qui subsistent en France notamment, mais aussi dans les autres pays constituent des cercles isolés, autonomes, dénues de ligne de conduite générale et de méthode sérieuse. L’occultisme n’a plus de chef, d’organisation, écrit Jollivet-Castelot, et l’on n’en voit pas poindre à l’horizon. Avec Papus, le Martinisme est mort », écrit-il dans son Essai de synthèse des sciences occultes (1928, p. 189).
Dans Le Destin ou les fils d’Hermès, récit en partie autobiographique, l’auteur évoque son parcours, ses rencontres. Le personnage central du roman, Gaston Lambert, n’est autre que François Jollivet-Castelot lui-même. L’auteur a dédié son livre « A la mémoire des trois mages : Stanislas de Guaita, Saint-Yves d’Alveydre, Papus ». L’extrait que nous présentons ici nous fait revivre son initiation dans l’Ordre Martinisme par Papus à la fin de l’année 1897. Il nous offre un témoignage précieux sur le néo-martinisme de la Belle-Époque. Après cette initiation, Jollivet-Castelot fut nommé Délégué du Suprême Conseil de l’Ordre.
Nous n’entreprendrons pas ici de commenter cette cérémonie, si ce n’est pour dire qu’autant par sa symbolique que par son contenu, elle n’a rien à voir avec le martinisme du XVIIIe siècle. C’est pour cette raison que nous qualifions le courant de Papus de « néo-martinisme », dénomination qui n’a pas de connotation péjorative mais permet de distinguer deux courants initiatiques très différents l’un de l’autre. [1] Pour une biographie détaillée de Jollivet-Castelot, voir Gérard Galtier, Maçonnerie égyptienne Rose-Croix et néo-Chevalerie, Les Fils de Cagliostro, Paris, Du Rocher, 1989, p. 316-318 et surtout, Robert Vanloo, L’Utopie Rose-Croix du XVIIe siècle à nos jours ; Paris Dervy 2001, p. 285-293.
Dominique Clairembault
L’Initiation
« Il était neuf heures du soir lorsque Gaston de Lambert, accompagné de Papus chez qui il avait dîné, tourna ce samedi le coin du quai des Grands-Augustins pour atteindre la petite rue de Savoie courte, étroite, obscure, dans laquelle les deux hommes s’engagèrent.
Après l’avoir remontée sur toute sa longueur, ils s’arrêtèrent devant une vieille maison de triste apparence qui portait le n° 4 et où avaient lieu les réunions occultistes.
Calme le jour, resserrée et comme perdue dans un quartier non passager, formant une sorte d’impasse où ne circulent guère les voitures ni les gens pressés, habitée par de paisibles employés, des travailleurs en chambre et des étudiants modestes, la rue de Savoie point commerçante — il n’y avait qu’un magasin : la librairie d’hermétisme tenue au n° 3 par Chamuel, l’éditeur et l’ami de Papus et de Sédir — est déserte à la nuit. On s’v croirait en plein Paris bizarre et curieux du XVIe siècle, dans l’un de ces dédales d’antiques ruelles propices aux faiseurs d’or, aux astrologues et aux nécromants, peuplées de juifs adonnés aux sciences kabbalistiques.
L’Hôtel de Savoie, de très médiocre apparence, auberge d’étudiants pauvres, « hostellerie » pittoresque, s’élevait au milieu de la rue et seule la lumière sans grand éclat de sa lanterne, trouait les ténèbres environnantes que ne dissipaient point deux pâles réverbères placés en sentinelles à chaque extrémité de l’artère.
Papus et le comte montèrent un escalier mesquin qu’une lampe fumeuse ne rendait pas d’un accès facile et débouchèrent, au premier étage, en face d’une petite porte bien humble où se lisaient ces mots gravés sur une plaquette de cuivre : Ordre Martiniste. Bureaux de l’Initiation.
Le martinisme, remis en action par Papus principalement — qui en était le Grand-Maître — aux alentours de 1885, remontait à Martinès de Pasqually, son fondateur, puis à Louis-Claude de Saint-Martin, « le Philosophe Inconnu », mystique et hermétiste notoire, de noble famille et d’intelligence très distinguée sinon remarquable, épris de Kabbale, d’alchimie, d’illuminisme honnête mais un peu vague et touffu, qu’il délaya dans une vingtaine de livres de style filandreux et à l’eau de rose. Il continua l’œuvre de Pasqually. [1. Cette remarque montre combien l’auteur connait mal la pensée de Saint-Martin. Nous ne reproduisons pas les quelques lignes qui suivent. Elles comportent trop d’erreurs historiques et n’apporteraient rien à notre publication qui a pour but de nous plonger dans l’ambiance du néo-martinisme de Papus. ] (…)
Le martinisme, à l’époque où Lambert fut reçu en loge, était à son apogée. Il possédait en son sein des esprits d’élite, des penseurs originaux, des artistes, des écrivains, qui accomplirent une tâche que l’avenir connaîtra, car les germes ne se développent que sous l’effet du temps et la moisson précoce est moins riche, moins abondante que la moisson tardive.
On se serrait autour de Papus qui dirigeait l’Ordre avec une rare dextérité, de façon étroite, spontanée et fraternelle.
*
* *
Papus qui précédait Gaston dans l’escalier, frappa trois coups légers à la petite porte que Sédir ouvrit aussitôt. En smoking noir, il fumait une longue pipe de terre blanche dont il tirait de lentes bouffées.
Il serra la main aux arrivants et conduisit, en boitillant, le comte dans une chambre garnie de bouquins et de registres, qui servait de bureau de rédaction, et où se trouvaient déjà réunis quelques messieurs en redingote, auxquels il le présenta. On lui nomma Sisera, Oswald Wirth, l’ami et le secrétaire de Guaita, le docteur Rozier, Marius Decrespe.
Le docteur Rozier l’entretint de médecine occulte et spagyrique, de cures étonnantes par des procédés magiques et théurgiques. Il racontait des choses extraordinaires et merveilleuses avec du bon sens, une assurance naïve. Mais il était fort bien documenté et Lambert obtint de lui des indications qu’il se promit d’utiliser, sans pour cela croire à l’intervention des fées, des lutins, des saints et des saintes que le Docteur Rozier évoquait ou invoquait pêle-mêle.
Oswald Wirth, concentré, méditatif et grave, ne prononça, ce premier soir de rencontre, que des paroles de bienveillant accueil. Marius Decrespe se montra original, érudit, d’une cordialité de camarade.
A l’écart, souriant et l’air débonnaire, un vieillard craintif semblait vouloir s’effacer.
On eut dit un rabbin d’autrefois avec son visage d’ivoire jaune, sa barbe blanche, ses yeux profonds et doux qui éclairaient un front lisse et bombé, séparés par l’arête recourbée du nez mince rejoignant la moustache soyeuse. Les dents étaient superbes.
— Un de nos maîtres les plus savants et les plus modestes, l’un des Adeptes — déclara Sédir à Lambert qui s’inclina devant celui qui n’était autre que F. Ch. Barlet, philosophe pythagoricien de la Compagnie, membre influent du Suprême Conseil de l’Ordre de la Rose-Croix, de même que Sédir.
Le vieillard a face de rabbin devint rose de confusion et protesta de son ignorance, en tendant à Lambert ses doigts longs et coniques d’idéaliste et d’homme candide, désarmé devant les embûches de la vie, qui ne sait rien de la malice humaine et dont on abuse à souhait car le mensonge, l’hypocrisie lui sont étrangers.
Je ne suis qu’un simple étudiant, assura-t-il. Je ne sais rien et j’apprends tous les jours.
Il s’occupait spécialement d’astrologie à ce moment-là, mais était supérieur dans toutes les sciences de l’Occultisme, venait de publier un Essai de Chimie Synthétique et possédait une connaissance étendue, coordonnée en système colossal, effarant par sa complexité indéfinie.
La bonne foi, l’érudition tranquille de Barlet, faisaient de lui un des piliers de l’École. Il appartenait à une société secrète très occulte d’Orient et parut à Lambert en possession d’idées extrêmement vastes quoique mélangées de croyances singulièrement archaïques, pour un cerveau puissant comme le sien. C’était un ensemble de théurgie alexandrine et de science, de loyauté et de foi ardente. Le génie a de ces mélanges.
Lambert se promit de poursuivre les relations ébauchées avec Barlet qui, réfugié dans l’ombre, théoricien pur, contrastait avec les autres maîtres par sa bonhomie provinciale, sa bourgeoise attitude. Il n’avait rien de parisien ni d’imposant, se montrait gêné d’allures, et sauf la sculpture noble de sa tête pour qui en détaillait les lignes, il ressemblait à un honnête fonctionnaire.
La chambre se vidait. Il ne restait plus que Barlet et le jeune homme.
— Je viens interrompre votre conversation, s’excusa Sédir. Mais on vous attend, Barlet, nous entrons en loge.
Veuillez rester ici, pria-t-il Lambert. On viendra vous chercher tout à l’heure.
Quelques instants plus tard, le comte vit arriver un homme masqué qui l’invita à le suivre et le fit pénétrer dans une chambre éclairée aux bougies placées dans des candélabres a trois branches, où se tenaient debout, rangées en cercle une douzaine de personnes, le visage masqué d’un loup de satin noir et le corps couvert d’une ample robe de lin blanche. Les dignitaires portaient en sautoir le large cordon de soie blanche avec les insignes de leur fonction brodés en or, et le bijou de l’ordre agrafé sur le côté.
Devant une table couverte d’un tapis également blanc et sur laquelle était posé le Rituel et le Manuel de l’Ordre, le Président de la Loge et ses deux assesseurs se dressaient immobiles.
Ils s’assirent.
Lambert, sur leur invitation, s’approcha d’eux.
Et l’initiation, très simple et brève, dépourvue de la fantasmagorie ridicule de la maçonnerie, s’accomplit.
Il n’y avait point d’épreuves. On ne prêtait aucun serment, ne se livrait à aucune profession de foi spéciale, la liberté morale étant considérée comme sacrée.
Papus que Lambert reconnaissait aisément à sa corpulence, à sa barbe fourchue et à sa voix, lui conféra personnellement, avec le troisième grade les fonctions et les titres réguliers de Délégué Général du Suprême Conseil et de Membre du Suprême Conseil de l’Ordre Martiniste, en raison des lumières qu’il possédait et des services qu’il avait rendus à la cause de l’Hermétisme.
L’un des assesseurs lui tendit une robe de lin dont il s’entoura, ainsi que les insignes de ses grades, puis Papus prononça le discours de réception. Il parlait sans recherche, ne visait point à l’effet. L’intonation, agréable, était un peu chantante, la phrase imagée, aux accents parfois impératifs qu’atténuait la plus exquise courtoisie :
— Te voici notre frère.
Tu es lié à nous, non par un pacte quelconque, non par obligation, mais par la communauté d’idées, de pensées et de sentiments qu’inculque le plus pur Idéal.
Tu es venu à nous librement. Tu peux nous quitter de même. Mais n’oublie jamais les devoirs de l’amitié et de la discrétion.
Nous t’avons reçu avec joie, car nous savons que ton esprit est éclairé par le rayon hyperphysique de la lumière intérieure, et que ton âme est juste. La paix de la bonne volonté est en ton cœur.
Nous t’accueillons comme initié, nous initiés. Mais, tu ne l’ignores point, nous ne t’avons point conféré, à vrai dire, l’initiation. L’initiation est personnelle. Elle ne se communique point, pas plus que le génie, le sens de la Beauté ou le talent. Chacun, à l’heure voulue, la trouve au plus profond de sa conscience illuminée par l’Être Éternel.
Tu étais initié, malgré ta jeunesse, grâce à ta propre connaissance, et déjà tu as parcouru un chemin étendu dans le domaine mystérieux de l’Occulte.
L’Homme est son maître à lui-même, puisqu’il est un effet de sa volonté harmonieuse, mais c’est l’invisible qui le guide et le dirige.
Et c’est l’invisible aussi qui t’a amené parmi nous, pour collaborer à l’édifice que nous construisons : la Pierre Cubique du Temple d’Hiram.
Ici, nous ne faisons que confirmer, entre compagnons assemblés et qui ont résolu de t’accueillir, la lumière divine que tu as obtenue et que lu entretiendras en toi avec amour et fidélité, sans défaillir, nous en sommes garants.
Tu étais un appelé, dès longtemps, mon frère et te voici maintenant élu au Sanctuaire d’Hermès où tu prends place comme l’un des fils particulièrement affectionnés du trois fois grand : Trismégiste…
…Tu sais pourquoi nous enfermons dans le secret de l’Ordre, les majestueuses vérités, à la diffusion opportune desquelles nous travaillons d’autre part, avec enthousiasme et prudence.
La raison de notre obscurité apparente, tu la connais. Elle réside dans la circonspection du mage. Et je n’ai point besoin de t’intimer le commandement d’être supérieur et de rester inconnu. Les symboles te sont familiers, ô mon frère, et le masque qui nous dissimule le visage t’indiquerait, a lui seul, le danger, la folie et la vanité des révélations téméraires et des gloires du monde. L’Initié se recueille, cache sa vie et ne montre que ses actes. L’humilité sert sa puissance et l’orgueil ou l’égoïsme la détruisent.
Nous devons être ignorés, afin de conserver l’indépendance de notre esprit et de notre âme. Nous ne sommes que des ombres pour la foule, car il nous est interdit de jeter les perles aux profanes, de l’avis même du plus parfait des Fils de Dieu : Jésus le Christ, notre Maître Suprême ; et pour que l’on ne nous ravisse point les trésors dont nos mains sont pleines, il nous faut passer inaperçus.
Ces trésors d’ailleurs offriraient le plus grand danger a ceux dont le cœur n’est point épuré.
C’est pourquoi on écarte les imparfaits du jardin de la Science du Bien et du Mal.
Nous éloignons les indiscrets, les curieux, les sceptiques, qui, s’ils maniaient imprudemment les forces magiques dont nous disposons, périraient. La noblesse de l’âme est indispensable à qui prétend affronter, sans péril, les contrées invisibles.
Le gardien est là, incorruptible et farouche, armé du glaive, sur la montagne sacrée d’où l’Éternel fait entendre sa Voix.
Il ne laisse franchir le seuil du mystère qu’à celui qui sait, qui veut, qui ose et qui se tait.
Rappelle-toi toujours, initié, en quelques circonstances du destin que ce soit, tes obligations morales imprescriptibles.
Choisi par l’invisible pour consacrer ton intelligence et tes énergies à l’élucidation de la nature intime des corps, de leurs combinaisons et de leurs luttes, à l’Alchimie dont les regards pénètrent jusqu’au fond de la Matière vivante, conserve donc intact le patrimoine de sa tradition millénaire, conforme tes actes à l’Idéal surhumain que tu portes religieusement en toi-même… N’emploie jamais l’or à une fin personnelle ou indigne.
Souviens-toi, Initié, notre frère de dilection, que l’Or est le symbole de l’Absolu, de l’Unité à jamais reconquise et que l’Or, fruit de l’Œuvre du Soleil, ne brille de tout son éclat que lorsque nulle poussière ne souille plus son essence ».
Alors, tous les initiés de la Loge, d’un même geste, enlevèrent leurs masques, puisque tous, ici, étaient frères et féaux. »
F. Jollivet Castellot, extrait de Le Destin ou les fils d’Hermès, roman ésotérique, chap. VIII, p. 217-223, (1920)
Notes :