« Par certains traits les deux hommes se ressemblent. Ils sont issus tous deux de la noblesse provinciale. Tous deux s’engagent dans la carrière militaire au service du roi, mais l’abandonnent rapidement pour s’adonner à une carrière plus philosophique. Tous deux auront des liens avec la Maçonnerie et participeront à la vie des « Salons », typique du XVIIIe siècle. On y remarquera la finesse et la profondeur de leur pensée, ainsi que leur charme, leur douceur et leur amabilité. Mais on relèvera aussi chez eux une certaine timidité, voire une certaine indécision. »
Note : Cet article a été publié en deux parties dans la revue Triades, dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française : t. 36, n° 3, Hiver 1988/1989 et t. 36, n° 4, Printemps 1989.
Ire partie
Il y a deux siècles, au temps de la Révolution, vivaient deux très grands penseurs français.
En 1789 Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) a 46 ans et il est déjà l’auteur de deux ouvrages, Des erreurs et de la vérité (1775) et Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers (1782), tandis que pour Pierre Maine de Biran (1766-1824), de 24 ans plus jeune, il s’agit encore des prémices de son travail philosophique. Nous allons les prendre comme guides à travers les événements qui marquèrent la France d’une empreinte si profonde entre 1775 et 1825. C’est d’abord Saint-Martin surtout que nous suivrons, jusqu’en 1803, année de sa mort, à la veille de l’Empire, puis Maine de Biran dont l’œuvre se développe surtout après 1803 précisément, pendant l’Empire, puis la Restauration. Il ne s’agira pas de présenter toute la vie et l’œuvre de ces hommes mais seulement de saisir, à travers quelques épisodes de leur destin, le dialogue qu’ils eurent avec les événements de la Révolution.
Ici réside l’une des plus grandes énigmes de l’évolution contemporaine, dans cet ensemble étrange que forment la Révolution et Napoléon [1. Steiner Rudolf, Symptômes dans l’histoire, Éditions du Centre Triades, Paris.].
C’est ce qu’exprime Rudolf Steiner le 19 octobre 1918. Mieux comprendre l’œuvre et l’action de nos deux « philosophes » peut nous aider à approcher cette énigme, à mieux saisir certaines impulsions profondes à l’œuvre derrière les événements extérieurs de la période révolutionnaire. Et nous verrons aussi que de nombreux canaux relient la fin du XVIIIe siècle à notre fin de XXe siècle.
Notre regard se portera tout d’abord plus particulièrement sur la période proprement dite de la Révolution, de 1789 à 1799 (Coup d’État du 18 Brumaire), avec l’année 1794 qui en occupe le centre et représente un moment significatif de balance. C’est en 1794 qu’a lieu la « chute » — comme on dit — de Robespierre et de Saint-Just ; ensuite, le règne absolu de la guillotine va céder la place à un pouvoir beaucoup plus organisateur qui annonce déjà Napoléon. Et cette année 1794 sera intéressante à observer dans la destinée de nos deux penseurs.
Un revirement de la tête aux pieds : Que se passe-t-il en 1789 ?
Extérieurement, au niveau social et politique, il s’agit d’abattre la monarchie et les privilèges. La monarchie, « de droit divin », doit être remplacée par la démocratie, par la République. Trois essais ne seront d’ailleurs pas de trop (1792, 1848, 1870). Mais ce fait extérieur est le signe d’un fait plus intérieur et plus général, d’un bouleversement radical de la conscience humaine, des rapports entre l’homme et les « mondes supérieurs ». L’être humain est alors à même de franchir une étape cruciale, d’atteindre son émancipation spirituelle. Le 10 octobre 1905, Rudolf Steiner exprime la chose suivante :
Rousseau et Voltaire eux-mêmes furent de tels outils des individualités occultes qui se tenaient derrière eux … Derrière les hommes d’Etat importants aussi il y eut, jusqu’à la Révolution française, des forces occultes. Ensuite elles se retirèrent progressivement, car les hommes devaient devenir les maîtres de leurs propres destinées. Dans les discours de la Révolution française, pour la première fois, les hommes parlent en tant qu’hommes [2. Cf. Grundelemente der Esoterik (Eléments fondamentaux de l’ésotérisme), Dornach, 1976 (non traduit).].
En fait, certaines actions occultes ont continué et continuent de s’exercer, et l’autonomie en question doit sans cesse être conquise à nouveau. Mais la Révolution marque donc ce moment essentiel dans l’histoire du monde où l’homme se tient pour la première fois « sur ses propres pieds ».
En 1413 se situe le passage de l’ère du Bélier à l’ère des Poissons. Le Bélier gouverne la tête et les Poissons, les pieds. Si l’intelligence s’est déjà émancipée, individualisée, il s’agit alors d’atteindre à l’indépendance absolue de la volonté, que l’on peut symboliser par les pieds, par la marche libre. D’ailleurs, au XVe et au XVIe siècles, plusieurs prophéties extrêmement précises avaient déjà annoncé l’échéance cruciale des années 1789-1793.
Il importe aussi de signaler une date ultérieure, celle de 1842, que Steiner présente, dans la conférence du 20 mars 1917, [3. Cf. Les trois rencontres de l’âme humaine, Éditions anthroposophiques romandes, Genève] comme un « puissant mur de séparation » entre les dernières expressions d’une « théosophie », sagesse divine encore inspirée d’en haut, et les premières expressions d’une science de l’esprit qui sera forgée sur la base de la liberté humaine.
Les deux penseurs qui seront au centre de notre propos illustrent — on ne peut mieux — ce gigantesque mouvement d’inversion des moyens de la connaissance. Saint-Martin apparaît comme le dépositaire d’un trésor de sagesse primordiale, presque anachronique (ou du moins a-chronique), qui coule à flots pour la dernière fois sous une telle forme ; tandis que Maine de Biran — de façon « rigoureusement scientifique », ainsi que le précise Rudolf Steiner dans ses Énigmes de la philosophie — trouve en l’homme-même le levier d’une démarche libre vers l’esprit.
C’est bien vers la fin du XVIIIe siècle que se croisent — si l’on peut dire — leurs deux démarches, mais la date de 1842 aussi prend ici un sens ; si l’on suit, non pas la vie terrestre des deux philosophes, mais la destinée ultérieure de leur œuvre respective, on note que Saint-Martin a publié, de son vivant déjà, une partie importante de ses écrits, que celle-ci est rapidement traduite en allemand et qu’elle exerce outre-Rhin une grande influence sur le courant idéaliste et post-idéaliste ; ainsi, en 1842, son œuvre est déjà « exprimée ». A la même date, celle de Maine de Biran commence à peine à paraître ; il n’avait pratiquement rien publié de son vivant, et ensuite d’invraisemblables histoires de manuscrits ont encore retardé le regroupement de cette œuvre.
La fin du XVIIIe siècle est aussi concernée par un événement spirituel qui est à coup sûr en rapport avec l’œuvre et la vie du « Philosophe Inconnu» (Saint-Martin) et du «philosophe de l’effort» (Maine de Biran) : c’est le « Culte suprasensible de Michaël », dans lequel se déploient de vastes Imaginations qui se réaliseront un siècle plus tard dans l’anthroposophie, et qui devraient s’exprimer aussi en notre fin de siècle. Une des expressions immédiates de ces « Imaginations » fut Le conte du Serpent Vert et de la belle Lilia de Goethe (1795) [4. Signalons qu’il s’agit du titre imaginé par Rudolf Steiner. Goethe pour sa part avait intitulé son œuvre Le Conte. Cf. Éditions anthroposophiques romandes, Genève]. Nous verrons que Le Crocodile [5. Éditions du Centre Triades, Paris] de Saint-Martin s’élabore à cette même époque. Et nous trouverons aussi chez Maine de Biran des signes de cet événement.
Le problème du mal
Si la Révolution signale une étape décisive de l’accession à ce que l’on appelle couramment « liberté », cela signifie que l’homme entre dans un rapport nouveau avec les forces du mal, car la liberté et la possibilité du mal vont de pair. Dans la conférence du 19 octobre 1918, Steiner montre, dans le moment de la Révolution, un dangereux mouvement de bascule entre les forces lucifériennes et les forces ahrimaniennes, lequel se manifeste ainsi :
La révolution, toute âme sans corps, Napoléon tout corps sans âme [6. Voir note 1].
Un des symptômes de la première période, c’est cette quasi obsession de « couper des têtes ». La guillotine vient d’être mise au point ; et se répète alors inlassablement ce geste, au niveau le plus matériel, de séparer la tête du reste du corps. C’est déjà ainsi qu’avait été tué Jean-Baptiste. Et cela peut signifier une volonté confuse de se couper des forces du passé, la tête étant gardienne des forces du passé, de la prénatalité. Mais expression sans doute trop matérialisée, qui amènera un contrecoup, et ce sera une période d’ordre, de codification (Code Napoléon en 1803) et de campagnes militaires, où toutes les forces motrices de l’homme vont servir la machine de guerre.
Cette relation nouvelle avec les forces du mal, Goethe va l’exprimer dans le Faust qui s’élabore alors. Mais quant à la différenciation des deux sortes de forces du mal, c’est sans doute dans Le Crocodile qu’elle apparaît le plus nettement.
Une crise de la pensée
Ces deux tendances qui marquent l’organisme de la France jusque dans sa chair concernent aussi le domaine de la pensée. Lorsque nos deux penseurs entrent dans le débat philosophique, la philosophie française a déjà depuis deux siècles une forte tradition « cérébrale ». Certes, Montaigne semblait prévenir du danger en énonçant son fameux « Que sais-je ? », comme pour montrer les limites du « savoir », ou bien en préférant la « tête bien faite à la tête bien pleine ». Mais avec Descartes et le cartésianisme, l’affirmation d’existence est unilatéralement liée au domaine de la pensée ; et cette unilatéralité conduira à un rationalisme de plus en plus contraignant et à un mécanicisme de plus en plus coupé de la vie de l’âme. On voit un aboutissement de ces tendances dans L’homme-machine (1748) de La Mettrie.
Par réaction, des philosophies spiritualistes font appel à la foi (Fénelon, Malebranche), mais tombent dans l’abstraction. Lorsqu’on arrive au courant de L’Encyclopédie, on perçoit bien cette tendance de structuration, de classification, jusqu’à la sclérose, qui risque de dominer la pensée française. La dualité entre les « frères ennemis », Rousseau et Voltaire, illustre bien la crise qui se prépare. Pour échapper à la sclérose, c’est un processus inflammatoire qui se développe, une tendance luciférienne à retrouver les origines, à redevenir l’homme pur d’avant la Chute ; toutefois cette pureté se veut essentiellement naturelle et n’inclut pas la dimension spirituelle de l’homme. Cela est important à noter car Saint-Martin, dans la même tendance générale que Rousseau, insistera, lui, sur l’origine spirituelle de l’homme. La philosophie qui est peut-être la plus influente au moment de la Révolution, c’est le « sensualisme » de l’abbé de Condillac (1714-1780).
Dans la lignée de l’associationnisme de Hume ou de l’idée de la « table rase » de Locke, l’homme y est envisagé comme un résultat purement passif des sensations, une juxtaposition cumulative des expériences des sens. L’idée d’un moi libre et conscient est totalement étrangère à de telles philosophies. Sur cette base se développe alors l’Idéologie, dont le chef de file est Destutt de Tracy, avec aussi Cabanis, pour qui la pensée est une sécrétion du cerveau. De plus en plus, tout a son point de départ dans la physiologie, dans la matière, ou bien dans des conventions issues du cerveau des hommes. Un ouvrage symptomatique est celui de Dupuis, Origine de tous les cultes, paru en 1795, qui donne la tonalité de base des études historiques parues jusqu’à nos jours : tout est unilatéralement ramené aux causalités les plus matérielles.
La pensée française est donc écartelée entre deux tendances, le matérialisme (avec l’influence des courants anglais et écossais) et l’abstraction, le nominalisme, le fait de chercher à expliquer les choses de l’extérieur, sans se salir les mains, pourrait-on dire.
La force de plonger dans les réalités
C’est bien là ce qui distingue nos deux « philosophes » et c’est peut-être aussi pourquoi on a tant de mal à les reconnaître en tant que philosophes. Ils sont — chacun à sa manière — des réalistes, des opératifs, ils ne cherchent pas à établir un système, un édifice d’idées, mais cherchent à entrer dans la dynamique des faits, à les approfondir, à en tirer la quintessence, et ils font cela précisément pour les faits psychologiques et spirituels, qu’un certain Kant vient d’évacuer du champ d’une investigation scientifique rigoureuse.
Car cette force de plonger dans la réalité est en voie de disparition. C’est bien là un des dangers majeurs que signale Steiner pendant l’ère des Poissons qui commence : l’homme risque de devenir « trop léger », d’échapper à sa mission terrestre, même si — paradoxalement — ses conceptions du monde seront de plus en plus matérialistes. C’est ce danger, à la fois d’abstraction et de matérialisme, que sauront déjà très bien stigmatiser Saint-Martin et Maine de Biran. L’évolution ultérieure de la philosophie française montre bien ce chemin vers l’abstraction, vers le «comme si ». Bergson, le structuralisme, le lacanisme en témoignent. Dans la conférence du 21 août 1916, Steiner prend précisément Maine de Biran comme repère dans ce processus :
On est devenu de plus en plus impuissant à saisir la véritable forme de la réalité. Un exemple classique se présente lorsqu’on observe l’évolution de la pensée depuis Maine de Biran jusqu’à Bergson. Alors que Maine de Biran, au début du XIXe siècle, a encore une orientation de pensée qui peut plonger dans des notions psychologiques essentielles, dans la réalité-même de l’entité humaine, Bergson prend un chemin particulier tout à fait caractéristique de la tendance de la pensée récente [7. Dans Das Rätsel des Menschen (L’énigme de l’homme), Dornach, 1978 (non traduit)].
Cela veut dire aussi que l’on n’engage plus assez la volonté dans les processus de connaissance. Et c’est bien cette réhabilitation de la volonté qui est au cœur de la philosophie (et de la psychologie pratique) de Maine de Biran. C’est aussi cette force volontaire, sous le terme assez déroutant de « désir », qui apparaît dans l’œuvre de Saint-Martin comme génératrice du sens moral et comme complément indispensable de l’activité intellectuelle. Et ce réveil de la volonté, c’est peut-être aussi l’enjeu profond de la Révolution.
De plus, il y a justement ici une différence d’approche très fondamentale entre Saint-Martin et Maine de Biran. Mais, avant de préciser cette différence, évoquons les trois mots qui résument à eux seuls toute l’atmosphère de la Révolution.
Trois mots…
Cette capacité de plonger dans la réalité, de faire passer dans la volonté ce qui est idée ou symbole, va être d’emblée éprouvée au moment de la Révolution. Trois mots, ceux de la devise républicaine, s’inscrivent partout, qui veulent résumer l’homme nouveau, debout sur ses propres pieds, et la nouvelle organisation sociale : Liberté-Egalité-Fraternité. Certes, en gros tout le monde comprend de quoi il s’agit, ou du moins y met ce qui lui convient. Mais comment faire pour que ces mots ne restent pas « lettre morte », comment les imprégner de vie, comment trouver entre eux les liens justes, à quel niveau — corporel, psychique, spirituel — les réaliser ?
Autant de questions qui ne sont pas encore résolues aujourd’hui. Toutefois, c’est bien à ces questions que s’attèlent déjà Saint-Martin et Maine de Biran. Devant les contradictions dont ils sont les témoins, devant les dissociations que nous avons mentionnées, leur recherche inlassable est au fond la juste « triarticulation » de l’être humain et de l’organisme social.
A partir de 1917, Rudolf Steiner développe et applique l’idée de la « tri-articulation [8. On emploie plus fréquemment le terme « tripartition », qui sonne peut-être mieux, mais qui insiste trop sur l’aspect de séparation, de division. Steiner précise qu’on a eu depuis longtemps des « tripartitions » (Dreiteilung), comme chez Montesquieu par exemple, tandis qu’il s’agit maintenant d’une « Dreigliederung », trois membres formant ensemble un organisme, d’où éventuellement « tri-articulation » (Note 2016 : ou trimembrement, ou tri-organicité), en attendant mieux…] » de l’âme dans son rapport avec la triarticulation du corps, puis l’élargissement de cette idée à l’organisme social. Or, il est à mon sens significatif que, juste après avoir parlé pour la première fois de façon explicite de la triarticulation (dans les conférences publiques des 15 et 17 mars 1917), il consacre, le 20 mars, une conférence entière à L.C. de Saint-Martin et à son livre Des erreurs et de la vérité, en signalant :
Il y a de nombreuses raisons pour que ce soit précisément aujourd’hui, après qu’ont eu lieu les deux conférences publiques de jeudi dernier et de samedi dernier, que je vous parle à propos de ce livre [9. Cf. Psychologie du point de vue de l’anthroposophie, Éditions anthroposophiques romandes, Genève].
Il indique aussi que Saint-Martin ne pouvait pas, ou ne devait pas être plus explicite à son époque. On peut penser qu’il y a précisément là un fait en rapport avec l’expression de la liberté. Une révélation trop directe de certains secrets relatifs à la triarticulation aurait été une entrave à l’expérience de la liberté.
De son côté, Maine de Biran, observateur de l’être psychologique, est, lui aussi, en quête de ce juste équilibre entre les trois forces de l’âme, ainsi qu’on peut le constater dans les lignes qui suivent :
Tout le monde avait reconnu dans l’homme affectivité, représentation, activité volontaire, mais ce qui peut être, je crois, considéré comme assez nouveau, c’est d’avoir entrepris de rapporter chacune de ces facultés (et la dernière surtout) à une source ou à une condition particulière prise dans l’organisation elle-même, d’avoir cherché à les reconnaître individuellement dans divers produits où elles se combinent intimement, quoique d’une manière inégale, d’avoir fait en quelque sorte la part de chacune dans les composés de l’ordre sensible comme de l’ordre intellectuel, d’avoir enfin montré le parallélisme de ces deux ordres qui ont toujours été, si ne je me trompe, ou trop séparés, ou trop confondus [10. Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée, Œuvres complètes, tome IV, Paris, 1924-29, p. 240.].
Saint-Martin et Maine de Biran : une polarité
Par certains traits les deux hommes se ressemblent. Ils sont issus tous deux de la noblesse provinciale. Tous deux s’engagent dans la carrière militaire au service du roi, mais l’abandonnent rapidement pour s’adonner à une carrière plus philosophique. Tous deux auront des liens avec la Maçonnerie et participeront à la vie des « Salons », typique du XVIIIe siècle. On y remarquera la finesse et la profondeur de leur pensée, ainsi que leur charme, leur douceur et leur amabilité. Mais on relèvera aussi chez eux une certaine timidité, voire une certaine indécision. Saint-Martin nous en donne une explication en ce qui le concerne :
On m’a accusé d’indécisions dans ce monde. On n’a pas aperçu qu’en effet j’en avais beaucoup parce que je jetais dans celui-ci toutes celles que j’avais, afin de n’en point conserver pour l’autre [11. Louis-Claude de Saint-Martin, Mon portrait historique et philosophique, Paris, 1961, N° 792.].
Cette dualité entre vie intérieure et vie extérieure est aussi un fait chez Maine de Biran. Toutefois, il sera toute sa vie engagé dans des responsabilités administratives et politiques, et son travail philosophique sera comme arraché au jour le jour à ces exigences du dehors. Il s’en plaint sans cesse, mais on peut aussi penser que sa philosophie a bénéficié de ce mouvement incessant entre les faits sociaux et les faits intérieurs. Chez Saint-Martin, la chose est différente et l’on verra pourquoi ; il semble se protéger de ce qu’il appelle les « sciences humaines », voulant dire par là les idées des hommes par opposition à la Science … divine.
Si, à travers de nombreux détails, on devine une parenté spirituelle entre les deux penseurs, cela ne doit pas masquer le fait que leurs démarches sont foncièrement différentes, que leurs points de départ se situent à deux pôles extrêmes de la connaissance : l’un part de la périphérie cosmique la plus vaste, l’autre se concentre jusqu’au point central le plus ténu. S’ils finissent par se ressembler, c’est peut-être que les extrêmes se touchent. Saint-Martin représente le crépuscule d’une sagesse grandiose qui voit l’Homme dans sa dimension macrocosmique, on peut dire aussi : dans son essence divine. Maine de Biran est à l’aube d’une science qui tient compte seulement de l’homme microcosmique. Il recherche ce qu’il appelle « le fait primitif du sens intime » et il découvre l’effort, le vouloir, comme fondement de l’expérience du Moi.
Ainsi, au départ du moins, le premier parle surtout des forces anciennes qui ont créé l’homme, tandis que le second parle des forces présentes en l’homme et tournées vers l’avenir.
Ce rapport différent au temps peut se lire dans certains détails de la vie des deux penseurs. Pour bien le saisir, je ferai appel à une clef que nous fournit I.P.V. Troxler (1780-1866) dans son ouvrage Naturlehre des menschlichen Erkennens (1828), ouvrage où apparaît par ailleurs pour la première fois le terme « anthroposophie » dans son acception moderne. Troxler met en évidence une polarité entre … Platon et Socrate :
Nous rencontrons alors deux des plus grands sages de l’antiquité, dont les vues sont anthroposophiques d’ailleurs.
Il remarque que Platon parle toujours du monde spirituel comme de quelque chose que l’homme connaissait avant sa naissance, tandis que Socrate en parlait toujours comme de quelque chose que l’homme pourra rencontrer après sa mort. De façon abstraite, cela revient au même ; toutefois le dynamisme est bien différent dans les deux cas.
Or, il y a bien chez Saint-Martin cet éclairage qui vient de la prénatalité, et même, peut-on dire ici, de la prénatalité de l’humanité. Il apporte un dernier et grandiose souvenir de ces forces divines qui ont créé l’homme et, par-là, le témoignage que l’homme est en rapport avec des êtres spirituels supérieurs à lui. Dans son Portrait historique et philosophique, il nous fait une confidence où se montre, jusque sur le plan physiologique, cette tendance :
Les physiologistes et les connaisseurs dans les proportions du corps humain ont remarqué, en me regardant, que ma tête était trop grosse pour ma stature et ma corporence. C’est une disproportion qui caractérise l’enfant. Aussi suis-je demeuré comme enfant par rapport à mon corps. Je suis demeuré tel également quant à mon caractère ; et le nom d’enfant est le sobriquet que l’on me donnait communément au collège, sans préjudice de sobriquets accidentels que j’avais mérités ; enfin, je suis demeuré tel quant à mon esprit, puisque toutes mes forces ont passé dans mon intelligence ou dans ma tête ; et c’est à cela que je dois en grande partie les grâces spirituelles que j’ai reçues [12. Ibid., n° 1029].
A l’opposé, l’attention intérieure de Maine de Biran semble se porter vers la post-mortalité, à la façon de Socrate, qu’il affectionne particulièrement d’ailleurs. Les morts jalonnent son itinéraire philosophique. Pendant la Révolution disparaissent ses parents et une grande partie de sa famille. En 1794 meurt sa sœur Marie Victoire à qui il était très attaché, et ce sera l’occasion d’une Méditation sur la mort qui est l’un de ses premiers essais. En 1803 meurt sa première épouse, avec qui il connaissait un réel bonheur, et c’est alors que son travail prend une nouvelle orientation. En 1820 meurt un ami, Charles Loyson, et les paroles écrites alors par Maine de Biran dans son Journal illustrent particulièrement bien ce sens de l’après-mort :
27 juin 1820 — En revenant du bain, à dix heures, j’ai été frappé comme d’un coup de foudre, en apprenant la mort du jeune Loyson, qui habitait la même maison que moi. C’était un compagnon; il cultivait les lettres et la philosophie avec succès et une facilité étonnante. Ce jeune homme se nourrissait de sentiments mélancoliques qui présageaient, ce semble, sa fin prématurée. Il me disait dans les premiers jours de sa maladie : J’ai cru que le phénomène allait disparaître tout à fait, faisant allusion à nos conversations précédentes où nous appelions phénomène tout ce qui tient à notre sensibilité actuelle, ou qui s’y manifeste immédiatement.
O mon ami ! si, comme nous l’avons pensé ensemble quelquefois, les âmes ont un mode de communication intime et secrète auquel les corps ne participent pas, votre âme, ne pouvant plus se manifester maintenant par ces moyens visibles dont l’usage m’a tant de fois édifié et consolé, doit avoir d’autres moyens de se faire sentir à la mienne et de lui inspirer des sentiments meilleurs, des croyances plus fixes. »
Ces deux tendances se retrouvent en fait en tout individu. Le Moi vit dans une permanente compensation entre ce qui vient du passé et ce qui vient de l’avenir. Saint-Martin présente le Moi macrocosmique et il a même une certaine difficulté à descendre vers le Moi microcosmique, tandis que Maine de Biran va jusqu’au point de concentration extrême du Moi microcosmique, et c’est à partir de là qu’il envisage un nouvel élargissement :
Qui sait tout ce que peut la réflexion concentrée et s’il n’y a pas un nouveau monde intérieur qui pourra être découvert un jour par quelque Colomb métaphysicien ? (Journal, 23 juillet 1816)
C’est bien vers l’avenir qu’il envisage une science du spirituel. Polarité entre le divin et l’humain, entre le macrocosmique et le microcosmique, entre prénatalité et postmortalité, cela nous indique qu’il y a un équilibre à trouver. Au départ de l’œuvre de Saint-Martin il y a une dimension « théosophique », le principe divin est sans cesse affirmé. L’œuvre de Maine de Biran est sous le signe de l’anthropologie ; Anthropologie est d’ailleurs le titre qu’il choisit pour le livre qui doit résumer toutes ses recherches, et qu’il ne termine pas. C’est précisément pour faire un pont entre théosophie et anthropologie que Troxler parlera en 1828 de l’anthroposophie.
Pour Karl Heyer, dans son livre Gestalten und Ereignisse vor der französischen Revolution [Personnages et événements avant la Révolution française], le principe de la liberté fait totalement défaut dans l’œuvre de Saint-Martin. Egalité (devant Dieu) et fraternité sont présentes, mais le principe « théocratique » est tellement fort qu’il étouffe totalement le libre arbitre humain. Il est exact que c’est là une note dominante chez le Philosophe Inconnu, en particulier dans ses premières œuvres, celles qui précèdent la Révolution. Car, par la suite, il semble qu’une transformation commence à s’opérer et que Saint-Martin fasse un chemin vers l’anthropologie.
A l’opposé, l’attention de Maine de Biran se porte vers l’intérieur de l’homme tel qu’il est, il découvre que le fait primitif du sens intime est de nature volontaire, et par cela même il met en évidence le principe de la liberté. Puis, à partir de là, il retrouve un chemin vers le spirituel. Ce chemin est, dans l’essence, celui que précisera, et surtout parcourra, un siècle plus tard, l’auteur de La philosophie de la liberté (1893).
Toutefois je ne pense pas que l’on puisse situer l’impulsion de Saint-Martin comme contradictoire avec l’impulsion de la liberté. En tant que représentant de la sagesse ancienne, il est comme un Roi-Mage qui vient offrir ses présents afin que commence un tout autre voyage. Et l’on peut suivre quel savant dosage il lui faut sans cesse effectuer pour « ne pas en dire trop », cela revient sans cesse dans ses écrits ; il y a derrière lui une École et il semble que la principale mission dont il soit investi est d’affirmer une dernière fois aux hommes leur origine divine. S’il va trop loin dans la révélation, il peut entraver l’accession à la liberté, mais s’il ne va pas assez loin, il risque de laisser l’homme sans l’étincelle de mémoire qui lui donnera le « désir » de se relever. En d’autres termes, il doit respecter et même permettre les conditions de la liberté ; il appartiendra à d’autres d’en forger les outils, à Maine de Biran par exemple …
En fait, dès que l’on quitte la lettre de son œuvre, on constate qu’en tant qu’homme il est le contraire d’un traditionaliste étriqué ; nous verrons même qu’il est d’une indépendance étonnante là où on s’y attend le moins. Simplement, il semble être conscient des exigences très paradoxales de cette fin du XVIIIe siècle, qui ne sont ni celles de la fin du XIXe siècle, ni celles de notre époque.
Cependant, ne schématisons pas outre mesure cette polarité entre les deux penseurs. Nous verrons que chez chacun, à partir d’un certain moment de leur vie, le chemin s’infléchit dans la direction inverse.
Il faut aussi signaler, concernant les écrits de Saint-Martin, qu’ils doivent être abordés dans un certain état d’esprit. Steiner indique même qu’il ne serait pas bon de les prendre tels quels. Quelque chose qui est en eux demande à aller plus loin, à être développé, mais par des voies et dans un vocabulaire qui soient adaptés à notre époque, de grands changements étant survenus entre Saint-Martin et nous. Nous n’avons plus à parler le langage de Saint-Martin. Mais cela n’exclut pas de prendre contact avec ses idées, surtout lorsqu’elles peuvent se lier de manière vivante à ce que nous observons directement dans notre époque.
Nous suivrons maintenant Louis-Claude de Saint-Martin à travers trois épisodes de sa vie entre 1789 et 1799, épisodes qui font précisément bien la part de l’homme et la part du message, dans ce moment même où naît, non seulement l’idée de liberté, mais la possibilité même de la liberté. […]
Note : continuer la lecture à la fin de la page 15
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