Les femmes, que ce soient Mme de La Croix, la duchesse de Bourbon ou Mme de Boeklin, tiennent une place de choix dans la vie du Philosophe inconnu. Ce texte, extrait de La Philosophie mystique en France à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Martin et son maître Martinez Pasqualis, livre publié par Adolphe Franck en 1866, nous invite à découvrir cet aspect de la vie du théosophe d’Amboise.
« L’ascendant de Saint-Martin, qu’il est d’ailleurs impossible de contester, s’est exercé principalement sur les femmes. Ce n’est pas la première fois qu’on remarque la prédilection, et qu’il faut ajouter, pour être complètement juste, l’aptitude des femmes pour le mysticisme. Tout près de nous, madame de Krudner ; au XVIIe siècle, madame Guyon, madame de Chantal, Antoinette Bourignon ; au XVIe, sainte Thérèse ; au XIVe, sainte Catherine de Sienne, en sont d’illustres exemples. Il n’est pas besoin de chercher longtemps l’explication de ce fait. Le mysticisme, n’est-ce point le degré le plus élevé de l’amour ? Le mysticisme même indiscipliné et révolté contre toute loi, n’est-ce point l’excès du renoncement, l’amour divin poussé jusqu’aux égarements de la passion ? Il ne faut donc point s’étonner de voir tant de nobles dames choisir Saint-Martin, en quelque sorte, pour leur directeur : les marquises de Lusignan, de Coislin, de Chabanais, de Clermont-Tonnerre, la maréchale de Noailles, la duchesse de Bourbon et beaucoup d’autres, soit Françaises soit étrangères, qu’il serait trop long de passer en revue. Parmi ces néophytes, les unes se contentaient de l’écouter en silence, les autres lui écrivaient, d’autres, comme la maréchale de Noailles, venaient le consulter jusqu’au milieu de ses repas, sur les endroits difficiles de ses ouvrages ; enfin la duchesse de Bourbon, afin de jouir de ses entretiens aussi souvent que possible, le logeait dans son palais et le menait avec elle à la campagne.
C’est au milieu de ce cercle, dont il était l’idole, que se sont formées ses opinions sur la femme en général, les unes qui respirent l’esprit du monde, et même l’esprit satirique du xviii e siècle, les autres venues d’une source de respect et de tendresse plus pure que les passions humaines. Voici quelques échantillons des premières : « Il faut être bien sage pour aimer la femme qu’on épouse et bien hardi pour épouser la femme que l’on aime [1. Pensées tirées d’un manuscrit de Saint-Martin, Œuvres posthumes, tome I, p. 215.]. » – « La femme a en elle un foyer d’affection qui la travaille et l’embarrasse ; elle n’est à son aise que lorsque ce foyer-là trouve de l’aliment ; n’importe ensuite ce que deviendra la mesure et la raison. Les hommes qui ne sont pas plus loin que le noviciat sont aisément attirés par ce foyer, qu’ils ne soupçonnent pas être un gouffre. Ils croient traiter des vérités d’intelligence, tandis qu’ils ne traitent que des affections et des sentiments ; ils ne voient pas que la femme passe tout, pourvu qu’elle trouve l’harmonie de ses sentiments ; ils ne voient pas qu’elle sacrifie volontiers à cette harmonie de ses sentiments l’harmonie des opinions [2. Mon Portrait historique, partie inédite.]. »
Assurément ces observations se distinguent plus par la finesse que par la bienveillance. Mais Saint-Martin nous apprend que dans son âge mûr, quand il eut acquis sur la nature de la femme des lumières plus profondes, il l’a aimée et honorée mieux que pendant les effervescences de sa jeunesse, quoiqu’il sache « que sa matière est encore plus dégénérée et plus redoutable que la matière de l’homme [3. Mon Portrait historique, n° 468.]. » Cela n’est guère d’accord avec cette pensée : « La femme m’a paru être meilleure que l’homme ; mais l’homme m’a paru plus vrai que la femme. » Mais Saint-Martin ne se pique pas d’être conséquent ; il dit ce qu’il croit et ce qu’il sent, laissant à ses sentiments le soin de se concilier comme ils peuvent avec ses doctrines. C’est, sans aucun doute, dans sa maturité qu’il a écrit ces lignes : « L’homme est l’esprit de la femme et la femme est l’âme de l’homme [4. Pensées tirées d’un manuscrit, Œuvres posthumes, tome I, p. 210.]. » – « Si Dieu pouvait avoir une mesure dans son amour, il devrait aimer la femme plus que l’homme. quant à nous, nous ne pouvons nous dispenser de la chérir et de l’estimer plus que nous-mêmes ; car la femme la plus corrompue est plus facile à ramener qu’un homme qui n’aurait fait même qu’un pas dans le mal. Le fond du cœur de la femme est peut-être moins vigoureux que le cœur de l’homme ; mais il est moins susceptible de se corrompre de la grande corruption [5. Ibid., p. 260-261.]. »
Nous n’avons pas encore le dernier mot de Saint-Martin sur les femmes. Un peu plus loin, dans ce même écrit que nous venons de citer, son ton s’élève jusqu’à l’hymne. « Les femmes, par leur constitution, par leur douceur, démontrent bien qu’elles étaient destinées à une œuvre de miséricorde. Elles ne sont, il est vrai, ni prêtres, ni ministres de la justice, ni guerriers ; mais elles semblent n’exister que pour fléchir la clémence de l’Être suprême, dont le prêtre est censé prononcer les arrêts ; que pour adoucir la rigueur des sentences portées par la justice sur les coupables, et que pour panser les plaies que les guerriers se font dans les combats. L’homme paraît n’être que l’ange exterminateur de la Divinité ; la femme en est l’ange de la paix. Qu’elle ne se plaigne pas de son sort. Elle est le type de la plus belle faculté divine. Les facultés divines doivent se diviser ici-bas ; il n’y a que la Divinité même où elles ne forment qu’une unité parfaite et une harmonie où toutes les voix vivantes et mélodieuses ne se font jamais entendre que pour former l’ensemble du plus mélodieux des concerts [6. Ibid., p. 282.]. »
Lorsqu’un homme, fit-il profession de la plus haute spiritualité, parle ainsi des femmes en général, il est difficile de croire qu’il n’ait point l’esprit occupé par quelques souvenirs particuliers, si ce n’est même par une pensée unique, par une image adorée qu’il s’efforce de dissimuler sous un nom collectif ! En effet, dans un passage resté inédit de son Portrait historique , et que M. Matter a eu l’heureuse idée de reproduire [7. Ouvrage cité, chap. VIII, p. 87.], Saint-Martin nous apprend que, vers 1778, pendant qu’il était à Toulouse, son cœur s’est engagé deux fois au point de concevoir des projets de mariage. Mais s’il était né pour les affections tendres, il ne l’était point pour le mariage ni pour quelque autre établissement, quel qu’il fût. Il ne se sentait propre qu’à une seule chose et n’a jamais songé à se faire un autre revenu que des rentes en âmes . Puis l’homme qui reste libre n’a à résoudre, dit-il [8. Mon Portrait historique, n° 195.], que le problème de sa propre personne ; celui qui se marie a un double problème à résoudre. Ce qui est vrai aussi, c’est que son âme alors, n’était atteinte qu’à la surface ; autrement il n’aurait pas écrit [9. Ibid., n° 468.] : « Je sens au fond de mon être une voix qui me dit que je suis d’un pays où il n’y a point de femmes. » Il eut la preuve du contraire dans l’attachement singulier qu’il ressentit, à l’âge de près de cinquante ans, pour une personne qui revient fréquemment dans ses écrits, et qu’il n’appelle jamais autrement que ma B… , ma chérissime B…
M. Matter établit victorieusement, contre l’opinion commune, que cette désignation ne s’applique pas à la duchesse de Bourbon, princesse excellente, mais d’une médiocre intelligence, plus superstitieuse encore que religieuse, plus occupée de pratiques magnétiques et somnambuliques que de mysticisme, à laquelle Saint-Martin était sincèrement dévoué et dont il possédait toute la confiance, mais qui n’a jamais pu exercer sur lui aucun ascendant. Un de ses livres a été écrit uniquement pour elle, pour l’arracher à la pente qui l’entraînait du côté de Mesmer et de Puységur, pour la détourner de ce merveilleux grossier qui couronne si dignement le matérialisme du xviii e siècle. Voici au reste le portrait qu’il en fait dans sa correspondance avec Kirchberger ; on y trouvera la confirmation de tout ce que nous venons de dire.
Vous avez raison, monsieur, d’avoir très bonne opinion de l’hôtesse que je viens de quitter. On ne peut pas porter plus loin les vertus de la piété et le désir de tout ce qui est bien ; c’est vraiment un modèle, surtout pour une personne de son rang. Malgré cela, j’ai cru notre ami Boehm, une nourriture trop forte pour son esprit, surtout à cause du penchant qu’elle a pour tout le merveilleux de l’ordre inférieur, tel que les somnambules et les prophètes du jour. Aussi je l’ai laissée dans sa mesure, après avoir fait tout ce que j’ai cru de mon devoir pour l’avertir ; car l’Ecce homo l’a eue un peu en vue, ainsi que quelques autres personnes livrées au même entraînement [10. Lettre XI, p. 41 de l’édition Schauer et Chuquet.].
Mais Saint-Martin a rencontré sur son chemin une autre femme dont le nom commence par la même lettre, et qui a exercé sur son esprit, comme sur son cœur, sur ses idées comme sur ses sentiments, la plus décisive influence. C’est madame Charlotte de Bœcklin. Issue d’une noble famille de l’Alsace, elle vivait à Strasbourg, séparée de son mari, au moment où Saint-Martin y arriva, vers l’année 1788. Protestante convertie au catholicisme par des considérations de famille, elle n’avait en réalité pas d’autre foi que le christianisme un peu flottant, ou, comme on dit aujourd’hui, le christianisme libre, qui se confond volontiers avec le mysticisme. C’est elle, avec le concours de son compatriote, Rodolphe Salzmann, qui fit connaître à Saint-Martin les écrits de Jacob Boehm, et lui aida plus tard à les traduire. Le Philosophe inconnu inclinait alors vers Swedenborg, il s’abandonnait à la direction du chevalier de Silferhielm, le neveu et le disciple exalté du voyant suédois ; c’est même de ce courant d’idées que sortit, au moins en partie, un de ses ouvrages, celui qui est intitulé Le Nouvel Homme. On peut donc se figurer ce qu’il dut éprouver de reconnaissance pour celle qui le tirait de ce mysticisme subalterne pour lui ouvrir les portes de la vraie sagesse, pour le conduire aux pieds du maître suprême ; car Boehm est pour lui la plus grande lumière qui ait paru sur la terre après celui qui est la lumière même ; il ne se croit pas digne, lui, de dénouer les cordons de ses souliers.
Avec une femme belle encore, distinguée par son esprit, autant que par sa grâce extérieure, faisant l’office d’un messager céleste qui vient apporter la parole de vie, la reconnaissance, dans une âme comme celle de Saint-Martin, se changea bientôt en un sentiment plus passionné et plus tendre. Madame de Bœcklin, à ce que nous assure M. Matter, avait alors quarante-huit ans, et de plus elle était grand’mère [11. Matter , Jacques, Saint-Martin, le Philosophe inconnu, p. 164.]. Saint-Martin, comme je l’ai déjà dit, avait le même âge. Mais qu’importe ? Il y a des natures qui restent toujours jeunes, parce qu’elles voient les choses et les hommes à la lueur d’un idéal invisible. Il y a un amour qui ne craint point les ravages du temps, parce qu’il vient d’une source que le temps ne saurait tarir. Tel était celui que Saint-Martin éprouva pour madame de Bœcklin. Était-ce bien de l’amour qu’elle lui inspira ? Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’amitié ne produit pas les mêmes effets et ne parle pas le même langage. Après trois ans de résidence à Strasbourg auprès de son amie, et quand il réussit enfin, après bien des obstacles, à habiter avec elle la même maison, il est obligé de la quitter, rappelé qu’il est par la maladie de son père. Or voici dans quels termes il se plaint de cette cruelle nécessité : « Il fallut quitter mon paradis pour soigner mon père. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de Lunéville à Strasbourg, où je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir à la séparation. Je me recommandais au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fût horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes [12. Mon Portrait historique, partie inédite citée par M. Matter, p. 163.]. » Ce n’est pas une fois, et au moment décisif, qu’il arrive à Saint-Martin d’exhaler ainsi sa douleur ; il y revient à plusieurs reprises et à différents intervalles.
J’ai par le monde, écrit-il, une amie comme il n’y en a point. Je ne connais qu’elle avec qui mon âme puisse s’épancher tout à son aise et s’entretenir des grands objets qui l’occupent, parce que je ne connais qu’elle qui se soit placée à la mesure où je désire que l’on soit pour m’être utile. Malgré les fruits que je ferais auprès d’elle, nous sommes séparés par les circonstances. Mon Dieu, qui connaissez les besoins que j’ai d’elle, faites-lui parvenir mes pensées et faites-moi parvenir les siennes, et abrégez, s’il est possible, le temps de notre séparation [13. Mon Portrait historique, n° 103].
Ce ne sont pas seulement des pensées qu’échangeait ce couple mystique lorsqu’il se trouvait réuni. De temps à autre quelques tendres paroles venaient se glisser au travers des plus sublimes entretiens ; mais elles ont un accent particulier, qu’on chercherait vainement ailleurs. Saint-Martin nous en donne une idée dans un passage de ses mémoires qui se rapporte évidemment à ses relations avec madame de Bœcklin. « Une personne dont je fais grand cas me disait quelquefois que mes yeux étaient doublés d’âme. Je lui disais, moi, que son âme était doublée de bon Dieu, et que c’est là ce qui faisait mon charme et mon entraînement auprès d’elle [14. Ibid. , n° 760]. »
Ce n’est qu’après avoir parcouru une grande partie de la France et de l’Europe, que Saint-Martin s’arrêta dans la capitale de l’Alsace. Toulouse, Versailles, Lyon furent successivement le théâtre de son apostolat ; car, tout en écrivant qu’il ne voulait pas d’autres prosélytes que lui-même [15. « Ma secte est la Providence ; mes prosélytes, c’est moi ; mon culte, c’est la justice. » Mon Portrait historique, n° 488.], il ne pouvait tenir en place ni garder pour lui les pensées dont son âme était obsédée. Ce n’était pas en vain que Dieu lui avait donné dispense pour venir habiter ce monde, auquel il restait étranger, et qui n’était pas, disait-il [16. Ibid. , n° 763.], du même âge que lui. S’il n’avait pas reçu la puissance de le convertir, il voulait du moins lui faire honte de ses souillures et pleurer sur ses ruines ; « il était le Jérémie de l’universalité. » Il visita donc l’Angleterre, l’Italie, la Suisse, s’arrêtant principalement à Gênes, à Rome, à Londres, ne perdant pas de vue le but de ses voyages, répandant partout où il le peut, mais surtout dans les hautes régions de l’aristocratie, la semence spirituelle, entouré de princes et de princesses, ou bien recueillant lui-même les doctrines les mieux appropriées à l’état de son esprit. C’est ainsi qu’à Londres il se mit en rapport avec le traducteur anglais des œuvres de Jacob Boehm, William Law, et avec le mystique Best, qui leva pour lui, à ce qu’il assure, les voiles de l’avenir. C’est à Londres aussi qu’il connut le prince Alexandre Galitzin, avec lequel il fit une seconde fois le voyage d’Italie, et un grand nombre de seigneurs russes qui voulurent l’emmener avec eux dans leur pays. Mais il avait hâte de retourner en France, et en France il y avait surtout trois villes entre lesquelles il partagea le reste de sa vie : Strasbourg, Amboise et Paris. Il appelle Strasbourg son paradis, Amboise son enfer, et Paris son purgatoire. »
Texte extrait de : Franck , Adolphe, La Philosophie mystique en France à la fin du XVIIIe siècle – Saint-Martin et son maître Martinez Pasqualis, Germer Baillère, Paris, 1866.
Notes
L’illustration pour le titre de l’article est un portrait de Marie-Antoinette (extrait), par Elisabeth-Louise Vigée Le Brun (1783). Château de Versailles, Petit Trianon.