En 1968, Mieczysława Sekrecka publiait une biographie du théosophe d’Amboise, Louis-Claude de Saint-Martin le Philosophe Inconnu, l’homme et l’oeuvre, étude qui reste l’une des plus importantes en volume après celle de Matter (1863). Ce travail intéressant sous de nombreux aspects n’a pas été sans provoquer quelques réactions, non pas de la part de Robert Amadou, qui l’avait guidé dans son travail, mais de ses collaborateurs d’alors, comme Nicole Chaquin et Annie Becq. Le livre de Mieczysława Sekrecka (1918 – 2007) reste peu connu car il est introuvable depuis longtemps, il était cependant nécessaire de l’évoquer sur ce site. Nous reproduisons ci-dessous deux critiques parues à l’occasion de la sortie de cet ouvrage.
Titre : Louis-Claude de Saint-Martin le Philosophe Inconnu, l’homme et l’oeuvre
Auteur : Mieczyslawa Sekrecka
Editeur : Acta Universitatis Wratislaviensis n° 65, « Romanica Wratislaviensia » II,
Publication : 1968, Wroclaw
Nb. pages : 224 p.
Revue d’Histoire littéraire de la France n° 6, Nov-déc 1969, compte rendu de Jean Bellemin-Noël
« Ceux qui jusqu’ici, tout en reconnaissant l’importance au XVIIIe siècle du phénomène martinien (et « martiniste ») négligeaient de s’en inquiéter davantage parce que l’œuvre du Philosophe Inconnu n’avait pas fait récemment l’objet d’une monographie sérieuse, et qui n’interrogeaient pas les textes eux-mêmes parce qu’ils ne savaient pas ce que chaque ouvrage pouvait leur apporter, ceux qui donc attendaient un bon « L.-C. de S.-M. l’homme et l’oeuvre » l’auront désormais à leur disposition grâce à cette thèse qui nous vient de Pologne. Thèse très satisfaisante dans une telle perspective ; quant à la solidité et à l’exactitude de son information, il suffira de dire que Mme Sekrecka a bénéficié de l’aide de Robert Amadou ; quant à la fermeté de la méthode et à l’ampleur des vues, qu’elle a été dirigée par Jean Fabre.
La biographie a le souci d’insérer Saint-Martin dans l’histoire de son temps (en particulier ses rapports avec les philosophes p. 57-60, et avec la Révolution, p. 156-173), de le situer dans le monde des sectes et de souligner ses rencontres avec Martinès de Pasqually au départ, avec la pensée de Jacob Boehme à la fin ; elle marque aussi les traits de l’évolution de cette doctrine trop souvent supposée monolithique sous prétexte qu’elle s’enracine dans les courants traditionnels, tandis qu’en réalité, Inconnu ou non, Saint-Martin était avant tout un « Philosophe ». La confrontation de son premier livre, Des erreurs et de la vérité, avec le Système de la Nature de d’Holbach (p. 39-46), l’étude des résonances « romantiques » de L’Homme de désir (p. 130-135) ou celle du thème de la Régénération dans Le Nouvel homme (p. 138-143), la comparaison entre la politique de Saint-Martin et celle de Joseph de Maistre (p. 169) sont révélatrices de cette historicité. D’autres préjugés étaient à rectifier. Il était bon de noter ce qui sépare ce rationalisme éclairé du mysticisme de Swedenborg comme de la théosophie boehmienne ; il était juste de reconnaître l’authenticité des préoccupations littéraires de cet admirateur de Rousseau qui fut déçu dans ses ambitions d’écrivain non moins que dans son apostolat. On pourrait en revanche estimer que Mme Sekrecka va un peu vite en besogne pour affirmer le « mépris » de Saint-Martin à l’égard de la tradition hermétique, sous prétexte qu’il ne s’entendait guère avec les Philalèthes, ou lui demander pourquoi elle écarte si rapidement les spéculations des Nombres, comme « accessoires ». On regrette également que tout ce qui touche à « l’écriture » ne fasse jamais l’objet de la moindre remarque. Mais en général, l’ouvrage a le mérite de la justesse : il n’est pas facile en ces sortes de choses de jouer le jeu de la compréhension et de garder la tête froide sans tomber dans un scepticisme ironique. Cette justesse de ton s’accorde avec la transparence du langage : le français de Mme Sekrecka est remarquablement clair et pur ; son texte n’est pas défiguré par un nombre anormal de coquilles (signalons cependant pour ceux qui ne connaissent pas l’auteur de La Nuée sur le sanctuaire que son nom s’écrit Eckhartshausen et non « Echarthausen ») »
Jean Bellemin-Noël
Études littéraires (vol. 4, n° 2, 1971, p. 231-234) compte rendu par Annie Becq et Nicole Chaquin
« Mieczyslawa Sekrecka, Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, Wroclaw Acta Universitatis Wratislaviensis n° 65, « Romanica Wratislaviensia » II, 1968, 224 p.
Après la thèse déjà ancienne de Z. Czemy consacrée à l’esthétique de Saint-Martin [1. L’esthétique de L.-CI. de Saint-Martin, Lwow, 1920.] celle que nous adresse aujourd’hui Mme Sekrecka témoigne de l’intérêt que l’Université polonaise continue à porter au théosophe français et l’on n’est pas surpris de rencontrer au seuil de cet ouvrage le nom de J. Fabre dont on connaît les travaux sur Adam Mickiewicz.
Il faut remercier Mme Sekrecka d’avoir tenté, dans les conditions difficiles qu’elle indique elle-même (nombre de pages mesuré, textes malaisément exploitables), de rajeunir à tous égards la vieille monographie de J. Matter, et cela en français [2. Il est regrettable que l’édition comporte un nombre assez important de coquilles mais, à l’exception de quelque incertitude (au début surtout) dans la concordance et l’emploi des temps, la langue de Mme Sekrecka est remarquablement claire, ce qui est méritoire vu le caractère des problèmes traités. Rétablissons toutefois l’orthographe des noms propres d’A. Koyré (p. 144), de Liebisdorf (p. 146), et surtout d’Eckartshausen (pp. 90, 176, 178).]. Synthèse assurément difficile à dominer et il ne saurait être question de voir dans ce petit livre autre chose qu’une sorte de « coup d’envoi » dont nous soulignerons volontiers en premier lieu les aspects positifs indé- niables. Signaler l’importance de la pensée du Philosophe inconnu est depuis longtemps chose faite mais une vue d’ensemble sur l’homme et son œuvre dans son époque, si imparfaite fût-elle, contribue efficacement à frapper de nullité l’alibi de ceux qui le saluent de loin tout en continuant à le négliger ou à le caricaturer.
La biographie prend appui sur Mon portrait historique et philosophique éclairé, complété ou rectifié à la lumière de pièces justificatives et de sources manuscrites dont la bibliographie indique la provenance [3. Sources qui réservent encore des surprises. Cf. R. Amadou et N. Chaquin, Petit guide des études saint-martiniennes, en préparation.]. L’attitude de Saint-Martin pendant la Révolution est ainsi éclairée par des documents qui précisent ses activités de « citoyen » dans la commune d’Amboise. On trouvera aussi, utilement regroupées, des informations précises touchant par exemple l’héritage spirituel de Martines et les remous qui ont précédé la dissolution de l’Ordre des élus coëns. Le spécialiste de Saint-Martin ne relèvera cependant ici rien que le Calendrier de la vie et des écrits de L.-CL. de Saint-Martin [4. L’initiation, 1963, n » 4 ; 1964, n° 2 ; 1965, n° 2.] , entre autres, ne lui ait déjà appris et il s’étonnera que l’ensemble des informations publiées ne soit pas toujours utilisé [5. Signalons quelques vétilles significatives : Le collège de Pontlevoy (p. 8) n’était pas dirigé par des Oratoriens, mais par des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. On ne peut affirmer, comme le fait Mme Sekrecka (p.35), que Saint-Martin ait été ordonné Réau-Croix le 17 avril 1772 ; cette date est seulement celle de la lettre où Martines de Pasqually annonce cet événement. Enfin le père de Saint-Martin n’est pas mort en 1795 (p. 147), mais en 1793.].
Les œuvres essentielles sont analysées et nous applaudirons au souci de montrer combien, en dépit de son caractère traditionnel et par là quasi anhistorique de doctrine ésotérique, la pensée de Saint-Martin est datée, du moins dans sa formulation. Sa réflexion se situe nettement dans le contexte historique de la deuxième moitié du dix-huitième siècle français et ne se présente pas seulement comme une réaction polémique à celle des « Philosophes » : compte tenu de divergences fondamentales évidentes et de la complexité de ce qu’on peut entendre par la « philosophie du dix-huitième siècle », elle s’oriente dans le sens de leurs préoccupations (existence du mal), de leurs mythes (progrès ou nostalgie primitiviste), de leurs options épistémologiques (rationalisme [6. Notion sur le contenu de laquelle on souhaiterait que quelques questions fussent posées.], empirisme, sensualisme). Perspective extrêmement féconde dont il importerait de ne pas minimiser la portée en multipliant les rapprochements parfois hâtifs. Un exemple : convient-il de sous-estimer (p. 82), à propos du thème de la nature en travail, gémissant elle aussi sous le poids de la faute originelle, un rapport possible avec les vues de F.-M.-P. Colonna, auteur d’un Abrégé de la doctrine de Paracelse, au bénéfice d’une association vague avec l’idée de sensibilité universelle formulée par Diderot ? C’est précisément par le biais du dynamisme moniste et organiciste du savant renaissant, présentant la vie comme un processus alchimique, qu’on opérerait, semble-t-il, des rapprochements vraiment féconds avec l’hypothèse de l’« animal-laboratoire », la transmutation des règnes et naturellement la grande chaîne des êtres, évoquée dans Des erreurs et de la vérité et qui séduira, on le sait, l’imagination romantique. Le problème est énorme : signaler un thème comme celui-ci contribuerait à éclairer par l’œuvre de Saint-Martin la filiation du Romantisme aux Lumières et, par-delà, aux mysticismes naturalistes de la Renaissance.
N’est-il pas d’autre part un peu prématuré de se prononcer sur la « ligne principale » de la pensée de Saint-Martin dans la mesure où elle s’est nourrie de traditions aussi complexes que celles que perpétuaient l’enseignement de Martines et les traités de Jacob Bœhme [7. Aussi ne faut-il pas réduire l’eschatologie et la vision proprement illuminée » au rôle de « garants d’une morale de la volonté, de l’énergie et du progrès de l’homme intérieur» (p. 205). Kleuker, dont Mme Sekrecka cite le Magikon, était peut-être plus proche de la vérité en situant le « martinisme » comme une synthèse de l’alchimie et de l’hermétisme, apparentée à la Kabbale et à la théosophie chrétienne.] ? On reste sur sa faim en ce qui concerne les thèmes proprement ésotériques et il est permis de supposer qu’une connaissance plus précise de ces problèmes, dont nous n’ignorons certes pas la difficulté, aurait pu permettre de distinguer moins catégoriquement des étapes dans une « évolution » de Saint-Martin [8. Influence de Martines (Des erreurs et de la vérité. Tableau naturel), période de transition (trilogie formée par l’Homme de désir, Ecce homo, le Nouvel Homme), influence de Bœhme. Une importance démesurée est d’autre part accordée au début à Abbadie comme à Burlamaqui.] que l’auteur souhaite absolument rendre sensible, au prix tout de même de certaines incohérences et inexactitudes dont il serait long de faire le tour. À la lecture de Bœhme, Saint-Martin n’a-t-il pas lui-même noté avec ravissement des affinités profondes avec l’enseignement de Martines ? N’est-il pas allé jusqu’à penser que celles des théories de Bœhme qui n’avaient pas été formulées par Martines étaient néanmoins connues de ce dernier, qui aurait simplement refusé de les communiquer à ses disciples, les jugeant insuffisamment préparés ?
Aussi faut-il se garder de circonscrire trop vite telle présumée influence boehmienne : les opérations théurgiques ont été abandonnées bien avant la découverte du philosophe teutonique ; le thème de la Chute comme erreur, qui apparaît dès le Tableau naturel, se trouve aussi chez Boehme ; y a-t-il lieu de parler du « mécontentement » de Saint-Martin touchant la présentation du thème de la régénération dans le Nouvel Homme ? Comment admettre un tel « reniement » chez le « volontariste » qu’est Saint-Martin [9. Peut-être faut-il insister, avec A. Koyré, cité dans la bibliographie, sur le fait que ces spirituels du seizième siècle allemand (de physionomie fort distincte d’ailleurs), plus ou moins héritiers de la mystique médiévale dont semble procéder le Nouvel Homme aux yeux de Mme Sekrecka, sont loin de minimiser la volonté humaine. Certes il s’agit moins de reconquérir des dons perdus que d’abandonner Adam, le vieil homme, par précisément un acte de volonté (c’est là la Gelassenheit) et Dieu, naissant dans l’âme, assurera la réintégration. Mais ce quid divinum ne doit pas s’entendre comme l’action transcendante d’une cause extérieure ; il s’agit de rallumer une Lumière primitive. Aussi est-ce la même chose de dire que l’homme est régénéré, ou de dire que le Christ naît en lui car, si l’homme abdique sa volonté, la volonté de Dieu est au fond identique à celle de l’âme spirituelle même. Encore une question de nuance plutôt que d’opposition tranchée.] ? Le thème de la nature souffrante apparaît dans le Tableau naturel et même clairement dans Des erreurs et de la vérité, mais Saint-Martin ne le développe pas [10. « C’est un point que je ne ferai jamais qu’indiquer» (p. 74). Il se contente de signaler que les écarts de l’homme, venu au monde précisément pour réparer un « désordre » antérieur (p. 35), ont répandu le mal et que la terre n’est plus vierge.] (selon une démarche constante qui consiste, croyons-nous, à accentuer tel ou tel thème selon les circonstances, ce qui peut faire croire à une transformation de sa pensée) et il n’y a pas lieu d’opposer ce thème à celui d’un fonctionnement harmonieux de la nature, surtout si l’on interprète ce dernier en termes de mécanisme cartésien. La physique exposée dans ce premier ouvrage se réclame ouvertement de la vieille tradition des « qualités occultes » : on y parle de « facultés, actions, causes, principes, agents, propriétés, vertus » (p. 70), et nous retrouvons Paracelse.
Aussi nous garderons-nous d’affirmer trop vite que Saint-Martin ait méprisé la doctrine alchimique qui, on le sait, ne se réduit pas à une technique de la transmutation des métaux. De même n’est-il pas imprudent de négliger les spéculations sur les Nombres qui présentes dès Des erreurs et de la vérité, sont largement développées dans l’œuvre posthume ? Nombres qui, pour n’être que « l’écorce des choses », n’en restent pas moins importants en tant que tels [11. « Les nombres ne sont que la traduction abrégée ou la langue concise des vérités et des lois dont le texte et les idées sont dans Dieu, dans l’homme et dans la nature. On peut aussi les définir le portrait intellectuel et moral des opérations naturelles des êtres, ou encore, si l’on veut, la limite et le terme des propriétés des êtres, et cette mesure qu’ils ne pourraient passer sans s’égarer et se dénaturer ; ce qui a fait dire à quelqu’un que les nombres étaient la sagesse des êtres, et ce qui empêchait qu’ils ne devinssent fous ». L.-CI. de Saint-Martin, Des nombres, Paris, Chacornac, 1913, p. 15.]. Quelques articles complémentaires ne sauraient suffire à épuiser des sujets de cet ordre (problèmes du langage, des théories littéraires de Saint-Martin, de son interprétation de la mythologie), sujets assez considérables pour susciter des recherches particulières.
Il faut donc regretter que Mme Sekrecka ait « manqué » Saint-Martin en méconnaissant en lui le théosophe, le disciple de Martines [12. On regrettera que deux pages seulement aient été consacrées au Traité de la réintégration (pp. 33-34), œuvre primordiale pour qui veut comprendre Saint-Martin, qui ne s’est jamais réellement détaché, en ce qui concerne les points fondamentaux de la doctrine, des théories de Martines.], ce qui l’a obligée à faire éclater la pensée du Philosophe inconnu, et à présenter celui-ci, d’une part, comme un philosophe moraliste sans grande originalité, et, d’autre part, comme un mystique ayant presque rejoint, à la fin de sa vie, une certaine orthodoxie. »
Annie Becq – Nicole Chaquin
A livre également en complément de ce texte l’analyse complète de l’ouvrage par ces deux auteurs « Un philosophe toujours inconnu : Louis-Claude de Saint-Martin » dans la revue Dix-huitième Siècle Année 1972 Volume 4 Numéro 1 pp. 169-190 article en ligne sur le site Persee.fr