À plus de soixante-cinq ans, Jean-Baptiste Willermoz, qui était encore célibataire, se marie. L’élue de son cœur, Marie Pascal, est une toute jeune fille qui n’a que vingt-trois ans, soit quarante-deux ans de moins que lui ! Cette dernière n’est pas une inconnue. Née le 12 juillet 1772, Marie, orpheline de Louis Pascal et d’Anne Bertin, a été recueillie par Claudine Thérèse Willermoz, la sœur du théosophe lyonnais. Veuve de Pierre Provensal, elle habite avec son frère, Jean-Baptiste Willermoz. Ces trois personnes vivent donc sous le même toit depuis plusieurs années.
Le mariage de Jean-Baptiste et Marie a fait l’objet d’un contrat déposé chez Maître Perrodon, notaire à Lyon, en date du 19 floréal an IV (8 mai 1796).
Il y a promesse de mariage / Entre / Le citoyen Jean Baptiste Willermoz négociant à Lyon rue Buisson n° 18 fils de défunts Claude Catherin Willermoz et Marguerite Valentin d’une part / Et / La citoyenne Marie Pascal demeurant dans cette ville depuis son enfance en la compagnie de la citoyenne Claudine Thérèse Willermoz, veuve de Pierre Provensal qui était négociant au dit Lyon, susdite rue Buisson même n°, fille de défunt Louis Pascal et Anne Bertin d’autre part. » (Lyon division du Midi 4 germinal an IV (24/03/1796) 5e jour complémentaire an IV (21/09/1796) cote : 1471WP50.)
Sommaire
Les enfants de Willermoz
Après sept ans de mariage, en 1804, Marie donne naissance à un premier enfant, Marie Thérèse Françoise Claudine, qui ne survivra que quelques jours. Un deuxième enfant, Jean-Baptiste François de Salle Claude, naît le 20 septembre 1805. Marie en restera affaiblie.
Dans une lettre datée du 16 juillet 1806, Willermoz confie à Marie-Louise de Monspey (dite madame de Vallière) :
Je suis marié depuis dix ans avec une femme aimable qui, par ses qualités et ses vertus, fait tout le bonheur de ma vie aussi entier qu’il peut l’être ici-bas. Elle m’a donné, il y a dix mois, un fils qui était désiré depuis notre union et dont la naissance avait été précédée de celle d’une fille que nous perdîmes dans la première huitaine. Ce dernier prospère jusqu’à présent et devient journellement fort vigoureux. Je ne sais quelle sera sa destination, Dieu connaît mes désirs ; je le prie de le retirer de ce monde avant d’y perdre son innocence s’il était destiné à s’y pervertir ; et je prie ardemment de le conserver s’il peut devenir un instrument utile aux autres pour la manifestation de sa gloire et de son amour. » [1] Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5885.
Le 8 mai 1808, elle meurt des suites d’une couche difficile, à l’âge de trente-six ans. Les registres d’état-civil font état d’un enfant « mort-né », déclaré le 29 avril 1808 (Lyon mairie unique 1802-1812 – division du midi, 2E153). Marie Willermoz laisse un veuf inconsolable et un fils de trois ans. À soixante-dix-huit ans, Jean-Baptiste Willermoz doit faire face à l’éducation d’un enfant. Si la vivacité de ce fils réchauffe ses vieux jours, son grand âge ne lui laisse cependant guère d’espoir de le voir atteindre l’âge d’homme. « C’est là l’épine qui souvent fatigue mon cœur », dit-il à Charles de Hesse [2] Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5525.
Sans doute inquiet à l’idée de ne pouvoir lui transmettre des connaissances acquises dans le secret des loges, Jean-Baptiste Willermoz entreprend d’écrire des textes dans lesquels il reprendra la doctrine martiniste telle qu’il l’a adaptée pour le Régime rectifié. L’un de ces cahiers s’intitule Instruction particulière et secrète à mon fils pour lui être communiquée lorsqu’il aura atteint l’âge de parfaite virilité, si alors il se montre digne de la recevoir. Il écrit dans le Cahier D. 1 :
Celui qui lit au fond des cœurs sait que je lui ai demandé longtemps un fils préparé dans sa miséricorde, auquel je pus remettre un jour sans danger pour lui, et sans indiscrétion de ma part le dépôt qui m’a été confié en son nom. Je vois avec reconnaissance éclore aujourd’hui l’aurore de ce jour désiré, puissiez-vous remplir un jour mes espérances, et mériter de plus en plus que ce précieux dépôt s’accroisse dans vos mains lorsque le temps sera venu qu’il y parvienne. »
Hélas, Jean-Baptiste François de Salle Claude meurt le 24 octobre 1812, quelques semaines après avoir fêté son septième anniversaire. Pour Willermoz, ce deuil vient s’ajouter à celui occasionné deux ans plus tôt par la mort de sa sœur Marie-Thérèse. Dans une éloge funèbre consacrée à Willermoz, M. Terme relate ces évènements douloureux :
Le seul fils qui lui resta, son unique espérance, celui qui devait fermer ses paupières appesanties par les années, expira dans les bras de son père au moment où il semblait promettre de douces consolations à sa vieillesse. C’est surtout dans cette cruelle circonstance que nous avons admiré le courage de M. Willermoz ; nous l’avons vu au milieu de la longue et cruelle agonie de son fils, se précipiter au pied du Christ, et, nouvel Abraham, lui offrir en sacrifice ce qu’il avait de plus cher. » [3] Notice sur M. Willermoz, membre de le Société royale d’Agriculture, M. Terme, D.-M.P., imprimé par ordre de la Société, Lyon, 1824, Imprimerie de J.M. Barret, p. 13. Jean-François Terme, député, ancien président du conseil d’administration des hospices de Lyon, ville dont il fut le maire médecin, membre de l’Académie de médecine et de l’Académie royale d’agriculture, était apparenté à la famille Willermoz.
Si Jean Baptiste François de Salle Claude n’eut pas l’occasion de lire les cahiers composés par son père, ces textes ne furent pas pour autant perdus, car ils connaîtront d’autres lecteurs. Le 26 octobre 1820, Jean-Baptiste Willermoz expédie une copie de ces documents à son ami Jean de Turckheim. L’ensemble regroupe plusieurs textes dont il donne la description suivante [4] Nous reprenons ici des extraits de cette lettre d’après la transcription qui en fut publiée dans Renaissance Traditionnelle, n° 80, octobre 1989, p. 242, orthographe modernisée :
Le paquet se compose de deux parties dont l’un contient trois cahiers S. 1. 2. 3. La lettre S indique que ce sont des extraits très rares et importants des sommeils d’une haute espèce. L’autre contient cinq cahiers D. n° 1. 2. 3. 4. et 5. Le D. initial du mot Doctrine indique, surtout les trois derniers n°, que ce sont des extraits de la doctrine de Moïse, dans laquelle vous reconnaitrez facilement celle des Grands Profès qui en provient. »
Et Jean-Baptiste Willermoz de préciser :
Le cahier D. N° 1 est le commencement du travail étendu que j’avais projeté de faire pour l’instruction de mon fils qui était alors enfant et [que] la mort m’enleva en 1812. »
Tous les cahiers envoyés à Jean de Turckheim ne sont donc pas des textes qu’il destinait à son fils. En dehors du D. 1, dont le titre indique lui-même la fonction, le cahier D. 3, intitulé Traité des deux natures divine et humaine réunies indivisiblement pour l’éternité […], l’était probablement aussi. C’est ce que laissait entendre Jean-Baptiste Willermoz quelques années plus tôt dans une lettre envoyée à Rodolphe Salzmann en mai 1812. Dans cette correspondance, il évoquait un document « que je réserve à mon jeune fils après moi s’il atteint l’âge d’en profiter et se montre digne de la connaître. Ce morceau est une explication assez claire sur le double nature de J.C. Dieu et homme, fils de Dieu et fils de l’homme impassible comme dieu […] [5] Renaissance Traditionnelle, n° 80, octobre 1989, p. 254, orthographe modernisée.
La copie des cahiers de Willermoz
Le 21 novembre 1949, Georg Franz Burkhard Kloss (1787-1854), médecin et historien allemand de la franc-maçonnerie, a copié les cahiers envoyés par Willermoz à Jean de Turckheim. Cette copie fut conservée dans le fonds de la bibliothèque du Grand Orient des Pays-Bas à La Haye (Bibliothèque Klossiana), bibliothèque rachetée par le prince Frederik (1797-1881) des Pays-Bas. Elles est aujourd’hui intégrées au Cultureel Maçonniek Centrum de La Haye.
Les documents utilisés par Kloss n’étaient probablement pas les originaux reçus par Jean de Turckheim mais une copie faite par Andreas Schleiermacher (1787-1858), à qui l’on doit la reproduction de plusieurs documents de ce fonds (comme le Traité de la réintégration des êtres). [6] Amadou, R. in Martines de Pasqually, Traité de la réintégration des êtres, Paris, Robert Dumas, 1974.p. 21.
Gérard van Rijnberk eu l’occasion de les consulter. Il donne les titres de ces cahiers, ainsi que quelques extraits, dans Épisodes de la vie ésotérique 1780-1824 (Lyon, Librairie Astro-ésotérique, 1948, chap. VIII, p. 139-142). Il dénombre neuf cahiers D 1 à D 9. Le nombre de ces cahiers ne coïncide pas avec celui annoncé par Willermoz dans sa lettre, qui n’en présente que cinq dans la série D. (pour Doctrine) ! Il est donc possible que la copie utilisée par Kloss ait été recomposée et que les différences que nous constaterons dans les copies présentées dans cet article proviennent de compilations faites par leurs copistes successifs, à moins, comme le pensait René Désaguliers, qu’avec le temps Willermoz ait recomposé et assemblé différemment ces cahiers doctrinaux.
Voici les titres des documents décrits par Gérard van Rijnberk :
- D. 1 : Instruction particulière et secrète à mon fils pour lui être communiquée lorsqu’il aura atteint l’âge de parfaite virilité, si alors il se montre digne de la recevoir.
- D. 2 : Réponse à la 1re question du Frère Lajard de Montpellier du 22 mars 1818. Sur l’éternité des peines et sur la contradiction du libre Arbre avec la Puissance et la Préscience divine.
- D. 3 : Traité des deux natures divine et humaine réunies indivisiblement pour l’éternité, et ne formant qu’un seul et même être dans la personne de Jésus-Christ Dieu et Homme rédempteur des hommes et souverain juge des vivants et des morts, accompagné de réflexions sur la conduite de Pilate et d’une méditation sur le grand Mystère de la Croix.
- D. 4 : Dialogue après la réception d’un Frère Grand Profès entre le chef initiateur et le nouveau reçu, servant d’introduction aux explications demandées sur l’instruction qu’il a reçue et aux développements désirés de la doctrine secrète de l’Ordre pour compléter son initiation.
- D. 5 : Ce cahier se compose de plusieurs textes. Ces derniers ne sont pas numérotés, c’est nous qui les dénombrons pour faciliter la description.
- D. 5.1 : De l’existence de Dieu démontrée à la raison humaine.
- D. 5.2 : De la connaissance de Dieu considéré dans son unité, dans sa trinité, et dans sa quatriple essence divine : et des moyens laissés à l’homme, pour parvenir à cette connaissance.
- D. 5.3 : Les vrais moyens de parvenir à la connaissance de Dieu, soit par l’étude des traditions religieuses écrites, et de celles non écrites, soit par un examen approfondi de la propre nature de l’homme, considéré comme image et ressemblance de son créateur.
- D. 5.4 : Des quatre nombres primordiaux et coéternels qui forment le dénaire divin, et du dénaire universel.
- D. 5.5 : Explications des nombres.
- D. 5.6 : Des êtres spirituels émanés dans l’immensité divine en quatre classes distinctes d’action et d’opération.
- D. 6 : Du libre arbitre de tous les Êtres spirituels émanés et des intelligences humaines, et de la grande et importante différence entre leur état d’émanation et leur état d’émancipation.
- D. 7 : De la prévarication de l’archange Lucifer devenu Satan principe du mal et de ses adhérents dans l’immensité divine.
- D. 8 : De la nécessité de la création de l’espace universel et de tout ce qu’il contient et de sa principale destination dans le plan général tracé par la justice et la miséricorde du divin Créateur de toutes choses.
- D. 9 : Explications préliminaires servant d’introduction aux chapitres suivants qui contiennent la description des faits spirituels concernant la création de l’univers physique, temporel, et de ses parties principales, de la création de l’homme et de la femme, de leur prévarication et châtiment et des faits principaux survenus dans leur postérité jusqu’à l’époque du déluge universel.
À l’évidence, nombre de ces documents n’ont pas été composés pour le fils de Jean Baptiste Willermoz. En effet, parmi ces cahiers, le D. 2 est une réponse à une question posée par Daniel-Barthélémy Lajard [7] Daniel-Barthelmy Lajard, ancien magistrat de Sciran, procureur général, Grand Profès de Montpellier. en 1818, soit six ans après la mort du fils de Willermoz. Le D. 4, qui est un Dialogue après la réception d’un Frère Grand Profès, ne lui était sans doute pas non plus destiné. Notons que parmi les textes présentés par Gérard van Rijnberk, seuls trois subsistent dans le fonds Willermoz conservé à la bibliothèque de la Part-Dieu à Lyon :
- Le D 2 : Ms 5896 B – Réponse à la 1re question du Frère Lajard de Montpellier […]
- Le D 3 : Ms 5940-4 – Traité des deux natures divine et humaine réunies […]
- Le D 4 : Ms 5475 6 – Dialogue après la réception d’un Frère Grand Profès […]
René Désaguliers signale que les contenus de ces documents sont identiques dans les copies de La Haye et de Lyon. Celles de Lyon ne sont cependant pas présentées comme appartenant à des cahiers. [8] Renaissance Traditionnelle, n° 80, op. cit. p. 243. Ajoutons que Paul Vulliaud reproduit également le troisième document (D 4), mais ne le classe pas parmi les six cahiers dont il donne le titre. Comme nous le verrons ci-dessous, les documents allégués ou reproduits par Vulliaud viennent très probablement des archives de Willermoz.
Les cahiers selon Paul Vulliaud
Avant qu’en 1948 Gérard van Rijnberk ne présente les cahiers conservés à La Haye, Paul Vulliaud (1875-1950) avait fait mention en 1926 d’une série de six cahiers notés de A à G (le F est absent de cette énumération). Ils figurent parmi les « Pièces justificatives provenant de la Grande Loge Métropolitaine de l’Ordre Martiniste, à Lyon », qui terminent son ouvrage Joseph de Maistre franc-maçon [9] Paris, Émile Nourry, 1926, p. 248-251.
Les « Pièces justificatives » en question, sont des documents en relation avec la doctrine du Régime écossais rectifié. L’un d’eux, donne une liste de six cahiers, sans en préciser la source.
Elle se présente ainsi :
1er cahier A :
- Le titre général est : De l’existence de Dieu. Preuves et ancienneté des traditions orales.
- De l’existence et de la connaissance de Dieu. Des anciennes traditions orales.
2e cahier B :
- De Dieu considéré dans son unité et dans la trinité de ses puissances créatrices.
- Des nombres simples en général et de leurs valeurs et propriétés.
- De l’émanation des êtres spirituels, et des 4 classes qu’ils composent.
- Le titre général est : De la connaissance de Dieu, de l’Unité, de la Trinité, de la quadruple essence. Des 4 nombres coéternels divins.
3e cahier C :
- Le titre général est : De l’émanation, de l’émancipation et du libre arbitre des êtres spirituels.
- De la liberté et des facultés des êtres spirituels et de leur émancipation.
4e cahier D :
- Le titre général est : De la prévarication de Lucifer. De Moïse. Explication de la Genèse.
- De la prévarication des Êtres spirituels dans l’immensité divine et du principe du mal.
- De la création de l’univers physique temporel, et de la punition des premiers esprits prévaricateurs.
- Examen du premier chapitre de la Genèse, explication générale de l’œuvre des six jours.
- Exposition sommaire de la Genèse.
- Explication de l’exposition.
- Passage latin de saint Basile.
5e cahier E :
- Le titre général est : Création de l’univers et ses lois d’ordre. Émanation, puissance et destination de l’homme.
- Sa prévarication, quel fut son crime et ses suites.
- Des grands noms divins et spirituels.
- Changement d’action et d’opération des ternaires et septénaires.
- Création, émancipation de l’homme, création de la femme.
- Émancipation de l’homme dans l’univers.
- L’homme laissé à son libre arbitre pour la quatrième opération.
- Comparaison des deux prévaricateurs.
- Première postérité d’Adam.
- Conception et naissance d’Abel.
- Naissance et travaux d’Énoch.
6e cahier G :
- Le titre général est : De la double nature de Jésus-Christ. Dieu homme et homme Dieu.
« On indique enfin qu’il devait encore y avoir six feuilles sans titres particuliers », ajoute Paul Vulliaud à la fin de cette énumération.
Parmi les « Pièces justificatives » qui précèdent la liste des cahiers figure un texte intitulé « Dialogue après la réception d’un Frère Grand Profès entre le Chef initiateur et le nouveau reçu, servant d’introduction aux explications demandées, sur l’instruction qu’il a reçue et aux développements désirés de la Doctrine secrète de l’Ordre pour compléter son initiation ». [10] Joseph de Maistre franc-maçon, op. cit., p. 248-251. Il correspond au cahier D. 4 de La Haye qui porte d’ailleurs le même titre.
Paul Vulliaud fait également suivre la liste des six cahiers par un texte intitulé « Résumé général de la doctrine ». Or ce dernier correspond, à la fois par son titre et par son contenu (à part un mot qu’il n’a pas réussi à déchiffrer : « Lieu », p. 256), à un document conservé à la bibliothèque municipale de Lyon sous la cote Ms 5475 (pièce 5).
Bien que Paul Vulliaud n’en précise pas l’origine, ces « Pièces justificatives » proviennent vraisemblablement des archives de Jean-Baptiste Willermoz, découvertes par Élie Steel-Maret en 1893. [11] Pseudonyme sous lequel deux Lyonnais, Gervais-Annel Bouchet, libraire, et Marius Boccard, médecin, ont publié ces documents sous forme de fascicules en 1893 : Archives secrètes de la Franc-Maçonnerie – Collège Métropolitain de France, à Lyon – Deuxième province, 1765-1852. Sur ce point, voir Vulliaud, « Les archives de Willermoz », Les Rose-Croix lyonnais au XVIIIe siècle d’après leurs archives originales, précédé d’une introduction sur les origines des Rose-Croix, chap. 1er , p. 31-38, Paris, Émile Nourry, 1929 ; « ‘’Elie Steel-Maret’’ et le renouveau des études sur la Franc-Maçonnerie illuministe à la fin du dix-neuvième siècle », in, Revue de l’histoire des religions, 1972, vol. 182, n° 1, avril-juin, p. 53-81 et Steel-Maret, Archives secrètes de la Franc-Maçonnerie, édition et introduction par Robert Amadou avec une étude de Jean Saunier, Genève-Paris, Slatkine, 1985. En effet, après avoir été vendues en 1894 à Papus — qui les utilisa pour écrire ses ouvrages sur l’histoire du martinisme —, c’est le libraire Émile Nourry qui les racheta entre 1925 et 1926, soit quelques années après la mort du grand maître de l’ordre Martiniste († 1918). Il les conserva jusqu’en décembre 1934, date où elles furent achetées par la bibliothèque de la ville de Lyon.
Or, Émile Nourry n’était pas seulement libraire, mais également éditeur, et en l’occurrence celui de Vulliaud. Ce dernier travaillait d’ailleurs pour le libraire et c’est lui qui prépara le catalogage des documents de Papus dont Nourry organisa la vente [12] Sur Paul Vulliaud, voir la préface et les notes de François Secret et Jean-Pierre Laurant à l’édition posthume du livre de Paul Vulliaud, Histoire et portraits de Rose-Croix, Paris-Milan, Arché Milano, 1987. Il eut donc le loisir d’étudier les archives de Willermoz pendant plusieurs années. Il précise lui-même dans le premier chapitre des Rose-Croix lyonnais au XVIIIe siècle d’après leurs archives originales… (1929). « Nous nous ferions scrupules de ne point profiter abondamment des archives martinistes, anciennes et modernes, de toute première qualité. » [13] Les Rose-Croix lyonnais au XVIIIe siècle, op. cit., p. 38. Cet article très ironique à l’égard de Papus retrace l’histoire de ces documents, que complèterons plus tard Jean Saunier puis Robert Amadou. Voir aussi sur ce site https://www.philosophe-inconnu.com/les-archives-de-jean-baptiste-willermoz-a-la-bibliotheque-municipale-de-lyon/
Jean Saunier remarque avec raison que Vulliaud exploita assez maladroitement ces documents dans Les Rose-Croix lyonnais au XVIIIe siècle d’après leurs archives originales… Il ne semble pas avoir constaté que Vulliaud avait déjà utilisé cette source dans son Joseph de Maistre franc-maçon publié en 1926. Ces observations nous conduisent à émettre l’hypothèse que les six cahiers « doctrinaux » cités par Vulliaud figuraient bien à l’origine dans le fonds Willermoz et qu’il est le dernier à les avoir consultés, car ils sont absents du lot de documents acheté par la bibliothèque municipale de Lyon. Seules quelques-unes des autres « Pièces justificatives » y figurent encore.
Ajoutons que même si le parallèle entre les documents présentés par Vulliaud et ceux de La Haye n’est pas toujours facile à établir, car les titres des documents retranscrits par Vulliaud sont souvent imprécis, il existe bien des ressemblances entre les deux fonds. Par exemple, le 1er cahier A, le 2e cahier B, le 3e cahier C, et le début du 4e cahier D recoupent ceux des D. 5 (D. 5.1, D. 5.2, D. 5.4 et D. 5.6) de La Haye et le 6e cahier G correspond au D. 3. Cependant, le D. 1 (Instruction particulière et secrète à mon fils […]) ne figure pas parmi les cahiers cités par Vulliaud, pas plus que le D. 2 (Réponse à la 1re question du Frère Lajard de Montpellier […]).
Les cayers de la BnF
D’autres copies des cahiers de Willermoz ont probablement circulé. En effet, la Bibliothèque nationale de France conserve des copies de plusieurs de ces textes cotés FM4 508 (2e cayer) et FM4 509 (3e cayer).
La BnF a catalogué ces deux « cayers » sous le titre général de « Rituels, Deux cahiers d’écrits martinézistes ». Ces documents conservés à la BnF comportent les textes :
FM4 508 : 2e Cayer
- Dieu considéré dans son unité et dans la Trinité de ses puissances
- Des nombres simples en général et de leur valeur et propriété
- De l’émanation des êtres spirituels et des quatre classes qui les composent, de leur liberté, de leurs facultés intellectuelles et de leur émancipation
FM4 509 : 3e Cayer
- De la liberté et des facultés des êtres spirituels et de leur émancipation
Ces documents sont consultables en ligne sur le site Gallica de la BnF : FM4 508 et FM4 509
Leur comparaison avec les titres des cahiers présentés par Vulliaud fait apparaître que le 2e cayer de la BnF porte le même titre que celui du 2e cahier B cité par Vulliaud, et le titre du 3e cayer de la BnF est similaire à celui du 3e cahier C. Ils portent d’ailleurs les mêmes numéros, ce qui pourrait témoigner de leur parenté.
René Désaguliers a analysé et retranscrit ces documents de la BnF dans la revue Renaissance Traditionnelle, n° 80, octobre 1989, « Les cahiers A à G. Les cahiers D. 1 à D. 9. Découverte de deux textes inconnus de Jean-Baptiste Willermoz », p. 241. Il montre que ces deux cahiers présentent des textes similaires à ceux du fonds Kloss et de la bibliothèque municipale de Lyon, et analyse leurs variantes.
Avant cette publication, Roger Dachez avait publié dans la même revue une retranscription complète du cahier D. 3, le Traité des deux natures, d’après la copie conservée dans le fonds Willermoz de la bibliothèque municipale de Lyon (Ms 5940-4) [14] Voir Renaissance Traditionnelle, n° 66, avril 1986, p. 91 ; n° 67, juillet 1986, « Notes et commentaires- I », p. 235 ; n° 71, juillet 1987, « Notes et commentaires – II », p. 209 ; n° 72, octobre 1987, « Notes et commentaires – III) ; n° 78, avril 1989, « Notes et commentaires – VI), p. 116 .
Le Traité des deux natures a également fait l’objet d’un ouvrage publié par Diffusion Rosicrucienne en 1999 sous le titre L’Homme-Dieu, traité des deux natures. Cette édition est basée sur le Mc 5940 – 4 de la bibliothèque municipale de Lyon.
Une version complète des cahiers D. 1 à D. 9
Comme nous venons de le montrer, la confrontation des diverses copies des cahiers de Jean-Baptiste Willermoz avec le descriptif qu’il en donne dans sa lettre à Jean de Turckheim ne permet guère d’en recomposer une version authentique. Roger Dachez a souligné le problème que poserait l’édition des cahiers du fonds Kloss. L’incertitude des sources utilisées rendent en effet ce projet délicat. Une version complète de ces cahiers est pourtant disponible sur Internet : http://rl-phaleg.fr (nous en proposons une version adaptée à la fin de cet article) document daté de février 2010. Ce document pose de nombreux problèmes. D’abord, il porte pour titre général :
Doctrine – instruction particulière et secrète à mon fils, par Jean-Bapt. Willermoz, 1818, composée de neuf cahiers.
Comme nous l’avons montré, les neufs cahiers ne peuvent pas être regroupés sous ce titre, qui n’est que celui du premier cahier. La version en ligne (Pdf) propose la retranscription des neufs cahiers suivants :
- D. 1 : Instruction particulière et secrète à mon fils pour lui être communiquée lorsqu’il aura atteint l’âge de parfaite virilité, si alors il se montre digne de la recevoir.
- D. 2 : Réponse à la 1re question du Fr. Lajard de Montpellier du 22 mars 1818, sur l’éternité des peines.
- D. 3 : Traité des deux natures divine et humaine réunies indivisiblement pour l’éternité, et ne formant qu’un seul et même être dans la personne de Jésus-Christ dieu et homme rédempteur des hommes et souverain juge des vivants et des morts.
- D. 4 : Dialogue après la réception d’un Fr. Gr. Pro. entre le chef initiateur et le nouveau reçu, servant d’introduction aux explications demandées sur l’instruction qu’il a reçue et aux développements désirés de la doctrine secrète de l’ordre pour compléter son initiation.
- D. 5 : De l’existence de Dieu démontrée à la raison humaine.
- De la connaissance de Dieu considérée dans son unité, dans sa trinité, et dans sa quatriple essence divine : et des moyens laissés à l’homme, pour parvenir à cette connaissance.
- Des vrais moyens de parvenir à la connaissance de Dieu, soit par l’étude des traditions religieuses écrites, et de celles non écrites, soit par un examen de l’homme considéré approfondi de la propre nature comme image et ressemblance de son créateur.
- Des quatre nombres primordiaux et coéternels qui forment le dénaire divin, et du dénaire universel.
- Explications des nombres.
- Des êtres spirituels émanés dans l’immensité divine en quatre classes distinctes d’action et d’opération.
- D. 6 : Du libre arbitre de tous les êtres spirituels émanés et des intelligences humaines, et de la grande et importante différence entre leur état d’émanation et leur état d’émancipation.
- D. 7 : De la prévarication de l’archange Lucifer devenu Satan principe du mal et de ses adhérents dans l’immensité divine.
- D. 8 : De la nécessité de la création de l’espace universel et de tout ce qu’il contient et de sa principale destination dans le plan général tracé par la justice et la miséricorde du divin créateur de toutes choses.
- D. 9 : Explications préliminaires servant d’introduction aux chapitres suivants qui contiennent la description des faits spirituels concernant la création de l’univers physique, temporel, et de ses parties principales, de la création de l’homme et de la femme, de leur prévarication et châtiment et des faits principaux survenus dans leur postérité jusqu’à l’époque du déluge universel.
L’auteur de cette transcription n’a pas cru utile de préciser ni son nom ni la source qu’il a utilisée. Il est donc impossible de contrôler l’exactitude de son contenu et de voir s’il respecte celui du manuscrit original, par exemple de savoir si le titre qu’il donne à cette publication correspond bien à celui donné par Kloss à ce recueil. Nous avons interrogé le responsable du site sur lequel figure le document en question, mais ce dernier a avoué ne pas savoir d’où il venait ! De toute évidence, il reprend la série des cahiers du fonds Kloss de La Haye. Cependant, le nombre de ces cahiers ne correspond pas à celui annoncé par Willermoz dans sa lettre à Jean de Turckheim du 26 octobre 1820, qui annonce cinq cahiers D. (Doctrinaux).
Ces cahiers D. 1 à D. 9 constituent cependant des documents intéressants pour aborder la doctrine martiniste, celle de la réintégration formulée par Martinès de Pasqually. Il faut néanmoins préciser que sans en trahir les principes de base, Jean-Baptiste Willermoz lui apporte une touche personnelle en redéfinissant certains points pour la rendre plus compatible avec celle de l’Église de son temps. Ainsi, là où Martinès de Pasqually et Saint-Martin parlaient « d’esprits spirituels », Jean-Baptiste Willermoz remplace ce titre impersonnel par celui d’anges ou d’archanges. Si Martinès de Pasqually et Saint-Martin parlaient du « prévaricateur » sans le nommer, Willermoz le désigne sous le nom que lui donnent les textes chrétiens, Lucifer ou Satan. Parmi les adaptations auxquelles s’est livré Willermoz, nous soulignerons aussi sa définition de la notion « d’émancipation des esprits », qui ne correspond pas exactement à celle définie dans le Traité sur la réintégration des êtres. Enfin, on remarque que dans les cahiers de Willermoz, la notion de Trinité chrétienne est nettement affirmée contrairement au point de vue exprimé par Martines de Pasqually dans le Traité sur la réintégration (voir § 182 et § 102).
Conscient des problèmes posés par le document composé par une main anonyme pour proposer les neuf cahiers de Willermoz, nous avons pensé intéressant de le faire connaître, ne serait-ce que pour pousser son auteur à se manifester. Pour rester dans le cadre du projet de cet article qui avait pour vocation de parler du fils de Jean-Baptiste Willermoz, nous donnons ci-après le texte du premier cahier, celui qu’il écrivit pour son fils Jean Baptiste François de Salle Claude. Un lien vers le document Pdf permettra aux lecteurs curieux de prendre connaissance des neuf cahiers.
Ayant commencé cet article en évoquant le mariage de Jean-Baptiste Willermoz avec Marie Pascal, nous aimerions clore cette étude en évoquant un point figurant sur son testament. Rappelons que Jean-Baptiste Willermoz est mort en âge avancé, le 29 mai 1824, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, soit seize ans après son épouse. Nous avons été touché d’apprendre par l’un de ses descendants qu’il souhaitait être inhumé à côté de son épouse au cimetière de la Croix-Rousse. Hélas, le vieux cimetière n’accueillant plus de défunts, il sera enterré au cimetière Loyasse, loin de sa femme, de son fils et de sa sœur.
Dominique Clairembault
Janvier 2018
Notes :