Le texte suivant est emprunté au livre La Symbolique des nombres publié par Jean-Pierre Brach en 1994, aux éditions PUF. Cet ouvrage remarquable brosse un panorama de l’ensemble de cette symbolique, depuis le pythagorisme antique jusqu’au XIXe siècle. Le texte que nous proposons, extrait du chapitre que l’auteur a consacré au XVIIIe siècle, donne un excellent aperçu de la manière dont le Philosophe inconnu a traité des nombres au fil de ses ouvrages. Nous remercions l’auteur, ainsi que son éditeur, de nous avoir autorisé à publier ce passage.
Jean-Pierre Brach est directeur de la chaire d’Histoire des courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine à l’École pratique des hautes études (EPHE), à la Sorbonne. Il est également rédacteur en chef de Politica hermetica ; membre du comité scientifique de la revue américaine en ligne Esoterica et correspondant pour la France de la revue Aries.
Parmi ses différentes publications, on notera trois productions en relation avec notre sujet :
- Guillaume Postel, Des admirables secrets des nombres platoniciens, Paris, Vrin, 2001 (édition, traduction, introduction et notes).
- « Quelques réflexions sur les fondements spéculatifs de la symbolique des nombres », dans Richard Caron, Joscelyn Godwin, Wouter J. Hanegraaff et Jean-Louis Vieillard-Baron (éd.), Ésotérisme, gnoses et imaginaire symbolique. Mélanges offerts à Antoine Faivre, Louvain, Peteers, 2001, p. 741-747.
- « Number Symbolism », Dictionary of gnosis, Leiden-Boston : Brill, 2005, t. II, p. 874-882.
Extrait de La Symbolique des nombres
[…] L. C. de Saint-Martin († 1803) a également ménagé, pour sa part, une place importante aux nombres tout au long de son œuvre. À cet égard, il convient en effet d’examiner les notations présentes depuis son premier ouvrage, Des erreurs et de la vérité (Paris, 1775) et qui courent dans la suite de son œuvre, en particulier dans le Tableau naturel et De l’esprit des choses, au lieu de se limiter au seul texte Des nombres, manuscrit en désordre et inachevé qui ne parut qu’en 1843. La théorie des trois éléments que, dès son premier livre, l’auteur substitue au quaternaire habituel lui valut, par exemple, une intéressante controverse avec l’alchimiste O. H. de Loos († 1785) qui réagit dans le Diadème des Sages (Paris, 1781).Il est naturellement impossible de donner ici plus qu’un aperçu très général des conceptions arithmologiques de Saint-Martin et nous devons renvoyer aux travaux et éditions de N. Jacques-Chaquin et R. Amadou.
L’évolution de la doctrine de Saint-Martin sur les nombres est surtout fonction de sa propre maturation spirituelle, de son chemin théosophique très personnel. Les premiers éléments lui en ont été fournis par le « système » de M. de Pasqually et, sur un autre plan, la lecture de J. Boehme ; il a connu, par l’intermédiaire de son correspondant Kirchberger (ces lettres ont été publiées en 1862), les spéculations d’Eckhartshausen auxquelles il fit relativement bon accueil sans en subir l’influence pour autant. Avant tout, il y a la vie spirituelle, la « réintégration ».
L’Unité symbolise naturellement Dieu, origine et perfection de tout, qu’il s’agit de rejoindre par un inlassable désir ; le binaire est le nombre de la Chute, de la séparation, mais aussi de la tension ontologique qui maintient en vie l’homme et l’univers. Le ternaire structure ceux-ci et débouche sur le quaternaire qui est le résultat de son action, l’aboutissement des formes de nature triple et la « trace » tant de l’Unité que du dénaire (selon la sempiternelle équation 1 + 2 + 3 + 4 = 10) ; c’est encore la perfection, source du monde des corps et que ceux-ci, constitués à son image, doivent s’efforcer de récupérer.
Comme chez Eckhartshausen et d’autres, le quinaire symbolise également la Chute, le chaos et, corrélativement, la fonction réparatrice du Sauveur ; six évoque analogiquement la création qui se parfait en sept avec l’homme et les fameux « sept esprits » de Dieu qui l’assistent. Nombre de la perfection sur tous les plans, il est repos et libération, pas au même titre toutefois que l’octénaire qui, classiquement rapporté au Christ, symbolise l’accomplissement de toute justice. Le nombre neuf est toujours celui de la circonférence, celui de la création matérielle limitée (effectuation du ternaire), quant au dénaire, il appartient à Dieu dont il reflète la pensée et l’œuvre dans leur développement intégral qui est retour de l’Unité à elle-même.
Saint-Martin insiste par ailleurs sur les différences de perspective à observer dans l’étude des nombres, en fonction des plans distincts sur lesquels ceux-ci opèrent : il y a là — outre un souci de cohérence — l’amorce d’une véritable pédagogie spirituelle fondée sur l’arithmologie, qui mériterait un examen détaillé : il faut non seulement savoir de quel nombre on parle mais à quel niveau on l’envisage et d’où l’on prétend en parler soi-même. Les analogies numérales constituent un itinéraire où les repères ne doivent pas faire défaut à l’homme de désir, qui poursuit un but défini ; elles n’ont de sens plein et véritable que « faites siennes » de l’intérieur, et de simples « calculs » ou manipulations externes ne sauraient avoir cette portée. Ainsi la transposition théosophique de certaines opérations (addition, multiplication que Saint-Martin affectionne, élévation à la puissance) a-t-elle une fonction double : d’une part, révéler le caractère et le niveau ontologique propres de l’être symbolisé par tel nombre (ad intra), d’autre part exprimer sa relation à d’autres êtres, ses réactions ad extra et les rapports qui régissent ses parties constituantes.
Encore une fois, l’arithmologie a charge de signifier la mesure et les proportions par lesquelles l’Esprit divin se communique en devenant Vie, en donnant sens, orientation et identité (au moins relative) aux échelons cosmiques inférieurs et à l’homme. Ce serait à peine exagérer que de dire que les nombres ont ici leur logique particulière, et que celle-ci image (mais image seulement) celle de Dieu, celle du jaillissement de la création ; pour l’homme situé à l’autre bout de la chaîne, la perspective est analogiquement inversée, ce qui explique la nécessité du « retournement » dont nous avons parlé, de cette réappropriation qui est le signe pour Saint-Martin du véritable « travail » théosophique.
Le traité Des nombres se trouve par ailleurs illustré de tableaux et de figures géométriques parfois assez originaux, qui synthétisent son propos de manière remarquable ; il faudrait pouvoir leur consacrer une étude particulière qui n’a pas sa place ici. Ajoutons simplement que l’auteur maintient, à l’exemple d’Eckartshausen, la supériorité symbolique de la ligne droite sur la courbe et accorde un grand intérêt aux schémas fondamentaux comme le triangle, le carré, l’hexagramme, la croix, le cercle, etc. Si nous ignorons le détail exact des lectures arithmologiques de Saint-Martin, il est néanmoins certain à l’examen que certaines traditions dans ce domaine lui étaient connues, outre celles qui lui venaient de M. de Pasqually ; mais il les a « réinventées » de par l’originalité propre de sa démarche et de sa formation, sans oublier une curiosité d’esprit toujours en éveil, qu’attestent par exemple les éléments de comparaison qu’il emprunte aux mémoires contemporains sur la Chine (qu’évoquait déjà Pasqually dans son Traité de la Réintégration). […]
Jen-Pierre Brach