L’âme de l’homme ne peut vivre que d’admiration. Sous quelque rapport que l’on considère l’homme, on ne trouvera rien en lui qui ne soit un témoignage en faveur de cet axiome. L’homme qui se nourrit de vérités n’est heureux que parce qu’il y trouve de quoi admirer […] Lorsque l’homme n’admire pas, il est vide et nul : il est comme plongé dans un sommeil épais et ténébreux.
Le texte suivant est extrait du « Fragments d’un traité sur l’admiration » de Louis-Claude de Saint-Martin, Œuvres posthumes. En relation avec ce thème nous vous suggérons d’écouter : L’Admiration, dans la série La Vie intérieure par Christophe André, émission diffusée 14/07/2017 sur France Culture. (voir au bas de cette page)
« J’ai cru que ce serait rendre un service à mes semblables que de fixer leurs regards sur un trésor abondant qui est sous leur main, qui peut procurer des lumières à leur intelligence et des jouissances à leur être essentiel : en un mot sur l’admiration.
Ce n’est pas sans avoir éprouvé de violents combats que je me suis livré à cette entreprise. L’idée de son inutilité est venue souvent enchaîner ma plume ; la crainte de profaner des vérités respectables en les publiant m’a quelquefois arrêté ; enfin des difficultés de situation se sont efforcées de grossir les obstacles à mes yeux. Mais j’ai senti aussi que ce serait molester l’ennemi de la lumière, que de la répandre ; j’ai senti que des esprits de paix et de désir pourraient profiter de ces lumières et me dédommager de ceux qui n’en profiteraient pas ; j’ai senti que, quant aux difficultés de situation, c’était à nous de les éviter si cela nous était permis, ou de les vaincre, si nous ne pouvions pas les éviter : et je me suis lancé dans la carrière.
Ce trésor abondant qui est si près de nous et dont nous verrons successivement sortir de puissantes merveilles, consiste dans une vérité simple et commune en apparence, mais dont jusqu’à présent, on n’a point assez considéré la valeur. Voici cette vérité à la fois vaste et simple, à la fois sublime et commune et qui est en même temps le texte et le germe de tout ce qui sera exposé dans cet ouvrage :
L’âme de l’homme ne peut vivre que d’admiration
Sous quelque rapport que l’on considère l’homme, on ne trouvera rien en lui qui ne soit un témoignage en faveur de cet axiome. L’homme qui se nourrit de vérités n’est heureux que parce qu’il y trouve de quoi admirer : l’homme qui aime n’est dans un amour vrai qu’autant qu’il peut réellement admirer ce qu’il aime : l’homme même qui se trompe, soit dans ses lumières, soit dans son amour, admire encore, quoique son admiration soit fragile et passagère comme les objets illusoires auxquels il avait imprudemment livré son cœur et son esprit ; enfin lorsque l’homme n’admire pas, il est vide et nul : il est comme plongé dans un sommeil épais et ténébreux.
Si telle est la manière d’être constitutive de l’homme, nous devons croire que notre nature ne nous aurait pas formés avec un besoin aussi universel et aussi impérieux, si elle n’avait pas en même temps pourvu aux moyens de le satisfaire ; elle ne peut pas être moins sage et moins féconde que les autres mères qui toutes peuvent fournir abondamment à leurs enfants toutes les subsistances dont leur loi les rend avides.
Mais ce qui est également certain, c’est que nous n’admirons les choses qu’autant qu’elles sont au-dessus de nous. Les plus grandes merveilles cessent de nous subjuguer dès l’instant qu’elles cessent de nous surprendre et nous pouvons même ajouter d’avance, que ces mêmes merveilles cessent de contribuer à nos plaisirs, dès l’instant où elles cessent de nous subjuguer, tant il est vrai qu’il n’y a pour nous qu’une alternative, celle de la pénurie ou d’une admiration qui nous domine.
De tout ceci, il résulte que si notre essence constitutive est le besoin d’admirer, si notre nature ne peut nous avoir donné un pareil besoin, sans qu’elle ne soit toujours prête à le satisfaire ; enfin, si nous n’admirons que ce qui est au-dessus de nous, il faut qu’il y ait sans cesse et éternellement quelque chose au-dessus de nous que nous puissions admirer à tous les moments, ou nous nous sentirons presser par la soif de l’admiration.
Ces données simples et que tout homme peut vérifier nous amènent naturellement, et par la logique la plus rigoureuse, à la démonstration de l’existence d’une source nécessaire et permanente, d’où les objets d’admiration puissent descendre continuellement près de nous à la voix de nos besoins, comme les fleuves ne cessent de sourcer du sein de la terre pour arroser et aviver toutes ses productions, et comme le lait est toujours prêt à sortir de la mamelle aux moindres désirs de l’enfant.
Aussi cette source permanente et éternelle, dont l’existence nous est indispensable pour que nous ne languissions pas dans notre appétit radical d’admiration, enfin ce nécessaire admirable qui doit toujours être au-dessus de nous, pour que tout en en jouissant, nous ne puissions pas nous en emparer, nous ne courons aucun risque de l’appeler Dieu, puisque chez tous les peuples et dans tous les lieux, ce nom a présenté l’idée d’un être qui est plus que nous, mais qui renferme pour nous toutes les sources d’admiration dont le besoin puisse naître dans notre esprit ; en effet, ce ne peut être que dans cette région supérieure et éternelle de l’admiration, que les hommes de tous les temps ont puisé l’idée primitive d’une divinité, malgré les applications fausses et abusives qu’ils en ont faites et qu’ils en peuvent faire encore. Ce n’est que là qu’ils trouvent à réveiller et nourrir en eux l’admiration de la puissance par les œuvres merveilleuses qui se développent à leurs yeux, l’admiration de la sagesse et de l’intelligence par les profondeurs où l’esprit peut pénétrer, l’admiration de l’amour par le sentiment des abondantes fécondités dont cette source peut enrichir l’âme humaine.
Or, pourquoi cette source supérieure a-t-elle si abondamment de quoi suffire à nos divers besoins d’admiration ? Ne différons pas plus longtemps à le manifester : c’est qu’elle ne se nourrit elle-même que de cette substance ; c’est qu’étant éternellement dans l’activité ineffable et créatrice de sa propre génération, elle est éternellement dans les délices de sa propre admiration ; c’est que sa pensée embrasse et saisit à la fois toute l’universalité de son être, et n’est point exposée comme dans nous à n’embrasser que des facultés partielles, d’où résultent des inégalités et des défauts de mesure ; c’est qu’elle ne peut ainsi que s’aimer toujours et se complaire éternellement et universellement en elle-même ; c’est enfin qu’étant continuellement remplie de son propre amour et de sa propre admiration, lorsqu’elle verse sur nous en quelque sorte la surabondance de ses trésors, elle n’y peut verser que la surabondance de son admiration et de son amour.
Voilà déjà quelques-uns des fruits de la proposition à la fois simple et immense que nous avons présentée ; savoir que l’âme de l’homme ne peut vivre que d’admiration.
Une nouvelle proposition s’offre ici et ne sera pas moins féconde :
L’homme est le seul qui soit susceptible d’admiration parmi tous les êtres de la nature
Il ne faut pas réfléchir longtemps pour remarquer que l’ordre brut et élémentaire dans lequel nous vivons montre souvent de l’embarras et de la stupéfaction, ou, pour mieux dire, tous les signes de la stupidité, lorsqu’on le fait passer par des transitions trop rapides ; mais qu’il ne montre jamais d’admiration pour tous les objets qui émeuvent si puissamment la nôtre malgré le pompeux spectacle que l’homme et la nature peuvent étaler devant ses yeux et qu’ainsi l’homme, par le besoin qu’il éprouve d’admiration et par la joie expansive que cette puissance opère en lui, est un être à part de tout ce qui compose l’univers.
Or, si l’homme est le seul qui soit susceptible d’admiration parmi tous les êtres de la nature, il doit être aussi le seul qui ait des rapports d’analogie avec la source universelle de l’admiration, ou enfin, il est le seul qui puisse avoir des rapports d’analogie avec Dieu_; car sans cette analogie, jamais l’homme ne pourrait être frappé d’aucun mouvement d’admiration, malgré la magnificence des merveilles que la source éternelle voudrait exposer devant lui : observation qui, en même temps qu’elle classe l’homme à part de tous les autres êtres de la nature, l’élève au rang le plus sublime après Dieu, et l’établit comme devant, pour ainsi dire, en être à la fois le reflet et le miroir.
Mais si l’homme n’est susceptible d’admiration que parce qu’il trouve son analogue dans la source éternelle que nous appelons Dieu, il faut, à bien plus forte raison, que cette source éternelle trouve de l’analogie en l’homme, pour lui transmettre efficacement les bases d’admiration dont elle est le principe générateur : ce qui distingue de nouveau notre être en nous appelant à n’être rien moins que les coopérateurs de Dieu dans le développement de ses merveilles et dans l’expansion de son admiration.
Hélas ! Quoique Dieu renferme pour nous toutes les sources d’admiration, nous ne pouvons douter malheureusement que nous ne soyons dans la privation comme habituelle de cette délicieuse jouissance, puisque nous vivons dans les ténèbres et dans l’ignorance, par rapport à toutes ces sources dont nous avons besoin, que nous cherchons sans cesse à connaître et que nous défigurons journellement quand nous ne les connaissons pas. Au lieu de ce sublime sentiment qui nous porterait jusqu’au sein des merveilles divines, et qui réellement ne peut se puiser et s’alimenter que là, l’homme passe sa vie ou dans la servitude d’une confusion de pensées qui le tiennent alternativement comme flottant entre le rêve et la stupidité, ou bien dans des élans sans mesure qui le promènent du délire au crime, ou du crime au délire.
L’admiration doit s’appuyer non seulement sur une base qui soit au-dessus de nous, mais encore sur une base qui nous domine par sa fixité, en offrant constamment à nos affections un fanal et un point de ralliement où elles soient assurées de trouver le repos. Au lieu de jouir de cet heureux état, nous sommes comme un vaisseau sans agrès au milieu d’une mer orageuse, comme un vaisseau où les matelots se font pilotes l’un après l’autre, et souvent tous à la fois, et d’où nous ne voyons ni le port où nous aborderons, ni la route que nous tenons, ni les écueils toujours prêts à nous briser. L’admiration que nous recevons journellement n’est que l’admiration de l’enfance ; elle n’est point fondée sur une vive utilité, ni sur une action substantielle et nourrissante ; elle ne l’est que sur notre ignorance et notre privation, et comme elle n’a rien à nous donner, elle change continuellement ses hochets pour opérer en nous, par la variété, une attention qu’elle ne pourrait s’attirer par de vrais titres. Malheureux homme ! Ta nature ne te crie-t-elle pas à haute voix, que ce n’était pas là ta destinée, puisque tu te sens pressé du désir d’une admiration moins décevante et moins précaire.
Quelqu’obscure que soit pour la plupart des hommes la question de l’origine du mal, puisque si peu d’entre eux savent la scruter et la lire en eux-mêmes, notre privation est évidente, et les principes que nous venons d’exposer sur l’admiration ne le sont pas moins, et même l’on peut dire qu’ils nous pressent avec une rigueur inflexible. Ainsi, quand même on n’aurait point sondé les solutions instructives et solides qui ont déjà été données sur la question du mal, on n’en serait pas moins forcé de recourir sur cet objet à une dépravation libre et volontaire de la part des êtres moraux altérés, sans pouvoir jamais imputer cette dépravation à la source universelle que nous avons appelée Dieu, ou à cette source éternelle de ce qui est notre premier besoin, c’est-à-dire de l’admiration : car si Dieu est la source nécessaire de l’admiration, il ne peut imprimer par lui-même un autre mouvement, une autre affection, en un mot, il ne peut se faire connaître que par le bonheur ou que par l’admiration, puisqu’il est lui-même l’admiration et le bonheur, ce dont nous ne pouvons douter, dès qu’il en apporte tant dans nous-mêmes, lorsque nous sommes assez heureux pour sentir quelques-unes de ses approches ; et même la raison seule ne nous dit-elle pas que si l’homme n’eut pas été fait pour être parfait, il n’aurait jamais pu être imparfait.
Sans nous abuser donc sur la mesure de l’analogue que nous devrions avoir avec Dieu, et qui est aujourd’hui si défectueuse qu’elle paraît comme l’inverse de ce qu’elle aurait dû être, nous ne pouvons jamais attribuer cette choquante disharmonie à la source universelle de l’admiration, puisque sa propre gloire la porte à répandre partout cette admiration et à la faire éprouver à tous les êtres qui, par leur nature, en pourraient être susceptibles ; observation suffisante pour arrêter ceux qui voudraient imputer cette difforme inégalité au principe sacré de toute sagesse, de toute vie et de toute équité, et qui auraient fait difficulté de l’attribuer à l’altération personnelle des êtres et à la dégradation accidentelle de leurs facultés. Car Dieu étant l’infini, et ne pouvant jamais sortir de lui-même, il est impossible de trouver en lui la déviation qu’on trouve dans l’homme et dans tout autre être égaré, puisqu’il ne pourrait s’égarer qu’en s’éloignant de lui-même. Or, il ne peut faire un mouvement qu’il ne se rencontre, par conséquent il ne peut s’éloigner de lui-même, par conséquent il ne peut se dévier, par conséquent tout ce qui se dévie n’est pas Dieu.
Qu’ainsi donc les partisans de ces systèmes erronés commencent par ne se point regarder comme une portion de Dieu, quoiqu’ils en soient l’émanation ; qu’ils laissent ce mot de portion à la matière non organisée dans qui les débris ou les extraits sont égaux à la masse, excepté en volume : qu’ils cessent de se croire égaux à Dieu, quoiqu’ils soient sortis de Dieu, et dès lors il leur sera possible d’apercevoir une altération et une dégradation dans leur être, sans que pour cela la source éternelle d’où ils sont sortis cesse d’être intacte et dans toute son intégrité : car tout viendra à leur secours pour justifier et fortifier en eux cette prudente et salutaire réserve. Ils verront que leurs pensées sont des émanations et non des portions d’eux-mêmes : ils verront que lorsque ces pensées sont enfantées et exprimées par eux, elles peuvent prospérer ou non, elles peuvent produire ou non l’effet qu’ils en attendaient : elles peuvent être effacées du souvenir des nations ou rester dans leur mémoire, sans que l’âme qui a enfanté ces pensées soit moins propre à en enfanter de semblables, c’est-à-dire sans qu’elle ait rien perdu de son essence et de ses vertus constitutives.
Veulent-ils descendre un instant dans le physique, ils verront que le fruit produit par un arbre peut s’altérer, soit naturellement, soit par la main des hommes, sans que cet arbre cesse d’être propre à produire d’autres fruits et d’aussi parfaits que les premiers, aux époques marquées par la loi de son cours ; et quoique ces exemples ne résolvent pas encore pour eux la question de la liberté et de l’origine du mal, ils y apercevront au moins la possibilité que l’altération soit née en nous et que nos facultés se soient viciées, sans qu’ils soient fondés ni obligés d’en placer injustement la cause dans la source divine de notre être, puisque nous sommes à l’égard de cette source, ce que nos pensées sont à l’égard de notre âme ou de ce qui caractérise réellement l’homme.
Car s’ils allaient reprocher à la Divinité de ne nous avoir pas faits incorruptibles comme elle, ils ne verraient pas que, s’il en était ainsi, nous serions égaux à elle, par conséquent nous n’aurions point été faits, puisqu’elle n’est admirable que parce qu’elle n’a point été faite, et qu’alors nous n’aurions ni questions à proposer, ni lumières à demander, puisque nous serions comme Dieu, les sources mêmes de la lumière. »
[…] Lire la suite de ce traitéIllustration : Extrait de Gerard Dou « L’astronome à la chandelle », vers 1665, Los Angeles, J. Paul Getty Museum.
Sur le même thème : La Vie intérieure par Christophe André – France Culture
L’admiration, c’est la volonté de porter son regard sur ce qui rend le monde meilleur. (Christophe André)
Émission diffusée 14/07/2017 sur France Culture