« Ce livre présente les objets les plus graves et les plus arides d’une manière vive, piquante, sans s’arrêter à l’écorce des choses et pénètre jusqu’à leur essence la plus intime pour mettre les matières les plus abstraites à la portée de tous ceux qui sont capables de lire avec attention. »
Avertissement : Il a paru depuis peu un livre allemand, intitulé : Hérésies Métaphysiques [1792]. Jamais aucun ouvrage n’a développé autant d’idées neuves ingénieuses et hardies. L’auteur attaque une infinité de vérités reçues, rend sensibles une quantité de choses qu’on croit inconcevables, et s’exprime avec une clarté extraordinaire, en traitant les matières les plus abstraites. [1. Nous reproduisons l’avertissement et le début du premier chapitre des Hérésies Métaphysiques du baron, de Gleichen (p. 1-21.) d’après sa traduction française publié en 1792. ]
Comme le moment présent n’est guère favorable à la métaphysique, nous ne donnons que le premier cahier de ce livre singulier. Si cet échantillon est accueilli nous fournirons le reste, qui est beaucoup plus intéressant par la variété des objets et la profondeur des détails qu’il présente. (La traduction en est déjà faite par la main de l’auteur qui possède également les deux langues, ce qui la rend plus exacte et plus originale que ne sont ordinairement les traductions.)
Quoique ce premier cahier semble annoncer un esprit tant soit peu mystique, nous pouvons assurer à ceux qui n’aiment pas la théologie, qu’ils trouveront dans la suite de l’ouvrage, tous les objets les plus importants et les plus cachés de la métaphysique, de la logique et de la physique, traités d’une maniéré nouvelle et recherchés jusque dans leur principe.
Pour donner une idée générale de ce que nous osons promettre, nous joignons ici un petit prospectus des six cahiers restants.
Le premier prouve l’impossibilité du néant et du vide, démontre l’éternité nécessaire d’un Être Tout, substance de Dieu, examine différents systèmes de création et nous présente celle-ci comme ayant été une séparation de la plénitude divine opérée par le moyen des formes.
Deux articles se distinguent surtout dans ce cahier : l’un, aussi hardi qu’abstrait discute le premier objet de la première idée en Dieu ; l’autre est une dissertation infiniment curieuse sur la magie, la cabale et le sociétés secrètes.
Dans le second cahier l’auteur produit l’objet principal sur lequel son système est fondé. Il montre qu’une substance unique universelle, élastique, suffit à tout, qu’elle est le corps et l’âme de toutes choses : que sa division en deux forces opposées constitue le jeu de toute la nature : que cette substance est ensemble tout ce que nous nommons, force, puissance, énergie, vertus, facultés, mouvement et sensibilité, et que tout cela est synonyme de l’Esprit, ce qui rend sa nature beaucoup plus concevable qu’elle ne l’a été jusqu’ici. De là l’auteur passe à la formation de la matière qui n’est qu’un composé de forces spirituelles, ce qui explique facilement l’action réciproque entre elle et l’Esprit. Les articles du mouvement, de la sensibilité et de la vérité sont infiniment intéressants mais le plus curieux de tous est le dernier qui prouve d’une manière victorieuse qu’il n’y a que l’Esprit et l’unité qui soient divisibles à l’infini.
Le troisième cahier, après avoir traité de l’élasticité et des forces opposées entre elles, examine la nature de l’air, du feu et de la lumière, démontre que ces deux dernières substances sont les deux principales forces physiques, qui animent la matière, et nous indique la substance du froid.
Le quatrième cahier entre dans le détail des forces matérielles et mécaniques. Il approfondit les causes essentielles de la pesanteur de la projection, de la cohésion de la réaction et de l’irritabilité.
Le cinquième cahier analyse les facultés de l’âme, et fait voir comme elles dérivent toutes du mouvement et de la sensibilité qui constituent la substance universelle dont notre esprit est une partie. Les articles de l’essence des choses, de la mémoire, de la sensation et de la conscience de nous-même sont des efforts pour découvrir les mystères de l’âme, qui vont un peu plus loin que ceux de notre logique ordinaire
Le sixième cahier est un mélange de divers fragments physiologiques et moraux. Il contient un examen des sens et de l’harmonie, une digression sur la musique, des dissertations sur les nerfs, le sommeil, l’instinct, les passions et la semence, un article bizarre et touchant sur les animaux, l’échelle de la loi principale du créateur, qui tend à la réunion de tout ce qui est divisé, et enfin une récapitulation pleine de traits, qui finit l’ouvrage d’une manière brillante.
Ce dernier cahier est le moins abstrait, et le plus amusant par la variété, le style et un certain intérêt qui parle au cœur.
En général ce livre nous parait avoir trois mérites assez rares : celui de présenter les objets les plus graves et les plus arides d’une manière vive, piquante et souvent enjouée, celui de ne point s’arrêter à l’écorce des choses, mais de pénétrer jusqu’à leur essence la plus intime et celui de mettre les matières les plus abstraites à la portée de tous ceux, qui sont capables de lire avec attention.
De L’infini
Le besoin qu’a notre esprit de chercher une origine au commencement, et l’impossibilité de la trouver, développent en nous la plus grande de toutes les pensées : celle de l’Infini.
Nous connaissons trois espèces d’infini : l’éternité, l’immensité, et les nombres.
Des nombres
Une conviction intime nous enseigne que la progression des nombres va à l’infini. Nous n’en avons pu acquérir la certitude positive ni par les sens ni par l’expérience, et cependant nous n’en doutons pas, c’est une vérité dont le contraire ne peut absolument pas se penser.
Les nombres nous donnent la perception la plus claire de l’infini, et c’est par eux que nous pouvons nous convaincre de la manière la plus évidente de la réalité de son existence.
Si nous considérons les nombres comme des unités, nous voyons, que nous pouvons les multiplier à l’infini, et que leur progression n’a pas de termes ; que si nous les regardons comme fractions d’unité, nous pourrons également diviser celle-ci à l’infini, et cet infiniment petit sera toujours sans bornes.
Prétendre limiter la progression des nombres est donc une vaine entreprise, sans but comme sans possibilité.
De l’immensité
L’immensité est la plus étonnante de toutes les représentations, que notre âme puisse se former.
Aussi souvent, que nous pensons un espace ou une figure, il y a au dedans de nous une étendue infinie, sur laquelle cette représentation se sait. Nous taillons, peur ainsi dire, en plein drap, et l’étoffe ne nous manque jamais. Nous pouvons placer dans toutes les directions possibles des diamètres solaires à la suite les uns des autres et dussions-nous prolonger pendant des milliers d’années cette énorme opération nous ne laisserions pas que d’être convaincus par un sentiment irrésistible que nous n’atteindrons jamais de bornes.
Qu’est-ce donc, que cette inconvenable idée, ce sentiment d’un domaine, qui embrasse toutes les images et toutes les relations, cette trace d’un attribut divin ?
Il y a eu des observateurs subtils, qui ont cru, que la négation absolue de certains objets réellement existants, avait produit en nous des idées obscures de possibilités vagues, que nous leur avions ensuite attribué de la réalité, et que nous leur avions donné de l’importance, en les revêtant du voile respectable de l’incompréhensible. Voyons donc avant tout, si l’idée de l’immensité ne serait pas peut-être le résultat de la négation absolue de tout ce qu’on appelle mesure ? Cette opération abstraite et sans forme de l’âme pourrait tout au plus avoir produit le mot d’immensité, mais jamais ne faire naître en nous le sentiment intérieur, que nous en avons réellement ; car lorsque notre imagination assemble une série de grandeurs démesurées et sans nombre, nous voyons pour ainsi dire, au dedans de nous un fond, qui en donne l’étoffe. Nous suivons une impulsion qui cherche sans bornes, nous sentons l’impossibilité de les trouver, et notre raison nous dit enfin qu’elle n’entrevoit, ni pourquoi, ni comment il devrait y en avoir.
Mais peut-être dira-t-on l’idée de l’immensité ne serait-elle pas, provenue de l’assemblage multiplié de grandeurs connues, que nous pensons successivement, et que nous répétons ensuite dans notre pensée d’une manière innombrable ? Sans doute que cette opération nous met sur la voie de pressentir l’immensité, car il en résulte un essai manqué de mesurer ce qui n’était point mesurable. Mais cette chose, incommensurable qu’est-elle ?
Ce n’est qu’après avoir inutilement tenté d’avancer avec une mesure déterminée, et après avoir senti, que l’emploi progressif, que nous pourrions en faire devait aller à l’infini sur le plan de l’immensité que nous avons en nous qu’il nous est possible de parvenir à une représentation exacte de cette grande idée.
Mais, dira-t-on enfin, notre esprit a incontestablement le pouvoir d’agrandir un objet de l’atténuer idéalement jusqu’à ce que manquant ou de temps ou de patience nous abandonnions ce vain et fatigant travail : notre représentation de l’immensité ne tiendrait elle donc pas peut-être à l’infinité purement idéale de cette faculté ? Non sans doute ; car aussi peu qu’il faut confondre le lieu où une action le passe avec la force active qui l’a produite, autant il importe de distinguer notre pouvoir d’agrandir les objets, d’avec l’espace immense, dans lequel il s’épuise. Ce pouvoir est limité ; mais c’est notre âme elle-même qui semble n’avoir pas de bornes.
L’idée de l’immensité n’est donc ni une négation, ni une agrégation de grandeurs connues, ni le pouvoir d’agrandir à l’infini, mais la représentation réelle d’une étendue sans fin que notre âme sent au dedans d’elle-même.
La progression infinie des nombres est une de ces vérités, qu’on ne saurait démontrer par la raison et qui n’a pas besoin de démonstration, elle nous manifeste l’existence réelle de l’infini, et c’est l’infini qui est le mystère essentiel de l’immensité.
Lorsque notre âme sent qu’elle peut sur son propre fond arpenter avec les plus grandes mesures connues, cette base qui est toujours en elle sans espoir d’arriver jamais à un terme, ne doit-elle pas être aussi convaincue de l’immensité que notre raison est persuadée de l’infinité des nombres ?
Or, si notre âme applique cette double conviction, à la totalité des choses, elle ne pourra s’empêcher d’avouer, qu’elle n’entrevoit ni pourquoi ni comment, ce qui est borné, peut renfermer le tout et finira par convenir, qu’il est un être, qui se trouve en contradiction directe avec tout ce qui s’appelle mesure ou espace déterminé, car enfin il n’y a rien de si absurde, que de vouloir appliquer une échelle à l’incommensurable : l’échelle est la division arbitraire et sans fraction d’un diamètre connu ; or il implique contradiction que l’immensité ait un diamètre, la construction de son échelle est donc une chose tout à sait impossible.
De l’Éternité
Guidés par l’idée de l’immensité nous nous élevons avec plus de facilité à celle de l’Éternité, de laquelle nous avons un sentiment moins matériel, quoique très convaincant, en ce qu’après avoir joint des milliers de siècles passés où futur nous ne trouvons d’autre raison de nous arrêter que la latitude ; nous pouvons tracer dans cette représentation de l’éternité, des périodes de temps aussi considérables que nous le voudrons, et des nombres de siècles, que la parole ne saurait énoncer, deviendront un instant près d’elle.
Nous nous efforcerons communément à arriver à la pensée de l’Éternité en étendant la durée du temps aussi loin que possible.
Mais le temps est aussi peu de la nature de l’éternité, que l’espace de celle de l’immensité tous les deux se contredisent l’une et l’autre aussi directement que ce qui est essentiellement déterminé contredit ce qui est essentiellement indéterminable. Nous pêchons en ce que nous ne distinguons pas assez exactement le déterminé, de l’indéterminé et de l’indéterminable.
Il y a des espaces et des temps déterminés et indéterminés, mais c’est l’impossibilité absolue de la détermination, qui constitue l’essence de l’éternité et de l’immensité. Ainsi il ne faut pas penser, qu’un nombre prodigieux de siècles puisse composer un peu d’éternité ni qu’une multiplication de systèmes solaires sasse une parcelle d’immensité. Cela serait aussi absurde, que si l’on s’imaginait de pouvoir former le plus petit nombre avec beaucoup de zéros où de produire un rayon de lumière par l’épaississement des ténèbres. De même ne faut-il pas se permettre d’attribuer au temps et à l’espace l’impossibilité d’une détermination et dire : Le temps infini est l’éternité, l’espace infini, l’immensité. Cela serait confondre les mots et les idées, étouffer deux grandes pensées qui se réveillent en nous, identifier les idées de déterminé et d’indéterminable, et soutenir qu’une chose peut-être et n’être pas à la fois.
Il suit de tout ceci, que si même l’éternité était pour bien des personnes une pensée abstraite du temps, elle ne le serait cependant pas de sa nature, mais qu’elle nous est venue d’ailleurs. Elle semble liée à l’idée de l’immensité et tenir à l’essence divine de l’âme.
La faculté que nous avons de multiplier et d’étendre à l’infini les périodes du temps, et l’impossibilité, que nous éprouvons d’atteindre les profondeurs de la divinité produisent en nous l’idée de l’existence de l’éternité. Elle se peint sans doute moins sensiblement à notre imagination, que celle de l’immensité, parce que la représentation d’une période, que nous roulions au dedans de l’abîme de la pensée, est obscure en elle-même, et ne nous offre rien de sensible, comme celle d’une figure, que nous traçons dans l’étendue infinie.
C’est aussi pour cette raison qu’il nous est plus aisé de combiner l’idée de l’infiniment grand et de l’infiniment petit avec l’espace qu’avec le temps ; mais ce qui surtout me paraît remarquable, c’est que nous ayons une sensation plus claire d’une chose sans sin, que d’une, qui n’a pas de commencement : Nous sentons mieux, pour ainsi dire, le futur de l’Éternité, que son passé ; ce qui est peut-être une preuve, que nous avons commencé, mais que nous ne finirons jamais.
Un sauvage, eu un enfant, sont portés à croire, que toutes les choses, qu’ils ont toujours vues, ne cesseront jamais. La croyance d’une durée éternelle leur semble naturelle. Ils ne penseraient ni à leur mort, ni à celle de leurs semblables, s’ils n’avaient pas vu de corps privé de la vie, et s’ils ne l’avaient pas poursuivi dans sa destruction. L’opinion de l’immortalité, des animaux, dont on n’aurait pas retrouvé les cadavres, serait très pardonnable à des peuples sauvages.
Avant de terminer cet article il faut que j’éclaircisse encore une pensée sur l ’éternité. La nature du temps et l’enchainement des choses, nous ont accoutumé, à croire que le présent succède nécessairement au passé, et que l’avenir vient à la suite du présent ; mais dans l’origine cette marche était toute différente : Le présent doit originairement et essentiellement avoir été avant le passé ; car comment serait-il passé, s’il n’avait été présent ?
De même il est certain, que c’est uniquement le présent qui réalise l’avenir et le suit en quelque sorte.
Celui qui pourra approfondir cette véritable grammaire trouvera, qu’il n’y a que le présent, qui ait de la réalité, et saura ce que c’est que la réalité absolue ; il verra que c’est le présent sans aucun passé ; – une présence éternelle ; il parviendra à concevoir ; que la substance universelle L’Être-Tout, la Réalité universelle sont éternels, et que l’éternité est une présence continuelle. [1. Le passé se joint si promptement au futur, que la pensée peut à peine. Saisir le moment du présent tant on dirait que la jouissance de cette idée appartient à l’Éternité. Il est remarquable, que dans la langue hébraïque, qui semble approcher le plus d’une langue primitive, l’on ne puisse exprimer que le temps passé et futur, et non le temps présent. ]
Cependant comment combiner cette continuité de présent qu’on regarde comme l’essence de l’Éternité avec cette variété de choses, qui doivent naître et disparaitre dans son domaine — et qu’on peut, en les considérant dans leur relation mutuelle, caractériser par les épithètes de passé et de futur ?
Pour moi je crois que, quoiqu’il y ait nécessairement une succession dans l’éternité, les êtres qui en jouissent, ne s’aperçoivent ni du passé, ni de l’avenir ; je crois, que ces êtres ne s’occupent, ni de souvenirs, ni de prévoyances, mais uniquement de sensations, parce qu’il vaut mieux sentir, qu’avoir senti où vouloir sentir. S’il en est ainsi, l’avenir et le passé dans l’éternité se réduisent à une simple relation entre des êtres qui ne pensent pas et qui n’en ont aucune connaissance.
Cette relation n ’est pas une vérité qu’on puisse reconnaître, puisqu’il n’y a personne là, qui la veuille connaitre. Il nous est dès lors permis à nous qui vivons dans le temps, de penser que l’état de ceux qui habitent dans l’éternité doit être plus heureux et plus parfait que le nôtre ; que des sensations présentes valent mieux que des sensations à venir, ou que des sensations passées, et qu’une jouissance actuelle le rend plus heureux, que l’espoir et ta réminiscence, que le repentir et la crainte. Nous pouvons conséquemment présumer que des êtres parvenus à l’état le plus parfait, pourraient bien se contenter d’une jouissance variée et perpétuelle de la présence successive de diversités innombrables, s’il ne leur est pas donné comme à Dieu de les sentir toutes à la fois, ce qui est sans doute la seule manière de supporter une uniformité éternelle. C’est par cette raison, et sous ce point de vue que je soutiens, que la jouissance de l’éternité est celle du présent, quand même de successions infinies devraient s’y écouler.
Il est évident, que l’éternité a dû précéder le temps, et qu’elle subsistera après lui : On sent, que l’immensité renferme tous les espaces ; l’éternité et l’immensité étaient par conséquent nécessaires à l’origine du temps et de l’espace. Les premières sont des bases nécessaires, immuables essentielles et existantes par elles-mêmes ; — mais le temps et l’espace n’en sont que des modifications accidentelles et passagères et arbitraires. Notre marche est donc plus exacte lorsque notre dérivons le temps et l’espace de l’éternité et de l’immensité, que lorsque nous suivons la route inverse. […]
Karl Heinrich von Gleichen