« Toutes choses ayant été faites suivant les proportions éternelles des nombres, l’harmonie sociale leur dut aussi ses rapports, comme les lois leur doivent leur existence », ainsi s’exprime Pierre de Joux (1752-1825) dans Ce que c’est que la franche-maçonnerie, 1° considérée relativement aux objections que l’on élève contre elle ; 2° envisagée dans ses rapports généraux avec la société ; 3° vue en elle-même, autant que le permet le mystère qui doit l’environner.
Cet ouvrage, est la publication d’un discours sur la franc-maçonnerie donné le 28 juin 1801 par Pierre de Joux, orateur de la loge la Fraternité, lors d’une cérémonie organisée pour la Saint Jean d’été par les loges de la Prudence, de la Fraternité et du Soleil Levant à Genève. Dans ce discours, de Joux tente de définir ce qu’est la franc-maçonnerie, répondant aux critiques qui lui sont adressées et envisage ses rapports avec la société. Il présente la franc-maçonnerie « comme une source secondaire de moralité et de lumières » mais ne la regarde pas comme l’unique moyen de régulariser nos passions déclarant qu’à ses yeux l’Église reste la « seule institution immortelle, générale, suffisante et sûre, à tel point que c’est heureux que d’obéir à ses lois » (p. 25). La dernière partie de son discours aborde la symbolique des nombres. Considérant que ce discours « renferme les principes les plus purs et les plus vrais » les loges de la Prudence, de la Fraternité et du Soleil Levant proposèrent de le publier, ce qui fut fait l’année suivante (1802) chez Bonnant, qui le tira à 2 000 exemplaire.
Pierre de Joux est né dans une petite ville Suisse, au pied des Alpes. Après des études à Genève, en Angleterre, puis à Bâle, il fut consacré pasteur dans cette ville en 1755. Appelé à Paris par son ami Court de Gébelin, il vient le rejoindre en France pour le seconder pendant cinq ans à la publication de son Monde primitif. Il composa sous sa direction le Dictionnaire des origines latines ainsi qu’Origines grecques et l’Histoire de la parole. [1] De Joux, évoque ses années sa formation et son itinéraire de vie dans « l’Avant-propos » de ses Lettres sur l’Italie, p. XI-LXI. De retour en Suisse, il dirigea pendant quatorze ans un collège dans le département du Léman. Il revient en France en 1805 pour occuper la charge de président du Consistoire réuni de la Loire-Inférieure et de la Vendée. Il exerça son ministère à Nantes, ville où il vécut jusqu’en 1810, avant de rejoindre Paris. C’est pendant ce séjour en France qu’il écrivit sa Prédication du christianisme ou, Vérités de la religion chrétienne exposées dans une suite de sermons et de prières, un ouvrage d’homilétique en quatre volumes.
Pierre de Joux appartient à cette lignée de pasteurs suisses qui ont joué un rôle très actif dans la franc-maçonnerie de sensibilité chrétienne, celle du Régime écossais rectifié. Parmi ces ministres du culte citons Pierre Demellayer (1765-1839), Charles-Etienne Moulinié (1757-1836), membres de l’Union des cœurs de Genève. Cette loge s’était rattachée au Régime rectifié en 1811 [2] François Ruchon, Histoire de la franc-maçonnerie à Genève de 1736 à 1900, 1995.. Comme Court de Gébelin, Pierre de Joux fut Élus coën et membre de R.E.R.. Il fut également en relation avec Jean-Baptiste Willermoz et Léonard Prunelle de Lière [3. Voir Tony Faivre, « Lettres inédites et commentées de J.R. Frey, Isaac Iselin, Court de Gébelin, 1778-1779, documents pour servir à l’histoire du martinisme », L’Initiation, 1969, p. 194-204).] Franc-maçon et chrétien, il semble avoir été marqué par la recherche d’un christianisme idéal, d’une église véritable. Ses Lettres sur l’Italie, considérée sous le rapport de la religion tome I et tome II (1825) expriment ses interrogations sur les divisions qui opposent catholiques et protestant. Il finira par quitter le protestantisme pour rejoindre le catholicisme en 1823. Faut-il voir dans cette décision l’influence de son affiliation au R.E.R. ? On sait en effet que plusieurs Chevaliers Bienfaisants de la cité sainte furent confrontés à ce choix.
Nous reproduisons ci-dessous le texte qui clôt le troisième et dernier chapitre, de Ce que c’est que la franche-maçonnerie, texte consacré aux nombres et au pythagorisme. Lecteur de Saint-Martin, de Joux semble avoir adopté ses vues sur l’arithmosophie. Il va d’ailleurs jusqu’à reprendre parfois les allégories utilisées par le Philosophe inconnu dans des Erreurs et de la vérité et dans le Tableau naturel : « L’homme s’étant trompé et jeté dans un labyrinthe inextricable, en allant de quatre à neuf, le seul chemin qu’il ait à prendre pour sortir de ces routes ambiguës, de ces détours et du gouffre de maux où il s’est plongé, c’est de rebrousser chemin, c’est d’aller de neuf à quatre. » Après une introduction générale qui comporte une longue note sur le pythagorisme, Pierre de Joux expose la symbolique des nombres, de un à dix. Curieusement, il évite d’évoquer celle du nombre huit, « bien qu’il soit, nous dit-il, de la plus haute importance et qu’il y ait infiniment de choses à en exposer ». Cette attitude est d’autant plus surprenante que ce dernier est consacré au Christ dans la symbolique martiniste.
Ce que c’est que la franche-maçonnerie
1° considérée relativement aux objections que l’on élève contre elle ; 2° envisagée dans ses rapports généraux avec la société ; 3° vue en elle-même, autant que le permet le mystère qui doit l’environner.
Par Pierre de Joux, orateur de la Loge de la Fraternité P.I. ∴
Imprimerie de Bonnant, An X de la République [1802] (Extrait du chap. III, p. 111-136)
Exposition succincte de la valeur symbolique des nombres suivant l’usage qu’en faisaient les pythagoriciens et les Sociétés mystérieuses de l’antiquité, destinée à faciliter l’interprétation de ceux qui se rencontrent dans cet ouvrage.
Tu connaîtras que les hommes s’attirent leurs malheurs volontairement et par leur propre choix. Misérables qu’ils sont ! Ils ne voient ni n’entendent que les biens sont près d’eux. Il n’y a que très peu de personnes qui sachent se délivrer de leurs maux. Tel est le sort qui aveugle les hommes, et leur ôte l’esprit. Semblables à des cylindres, Ils roulent çà et là, toujours accablés de tourments infinis. Mais prends courage, la race des hommes est divine. La sacrée nature leur découvre les mystères les plus cachés. Tu viendras aisément à bout de toutes les choses que je t’ai ordonnées, si elle t’a fait part de ses secrets. Et en guérissant ton âme, tu la délivreras de toutes ses inquiétudes et de tous ses travaux. (Vers dorés de Pythagore.)
1. Que l’on ne soit point surpris des expressions numériques employées fréquemment dans ce discours : toutes choses ayant été faites suivant les proportions éternelles des nombres, l’harmonie sociale leur dut aussi ses rapports, comme les lois leur doivent leur existence ; ils sont, en quelque sorte, la base de l’ordre universel et le lien qui enchaîne toutes choses. – Je crois donc rendre ici quelque service à mes lecteurs, en leur donnant l’interprétation du langage des nombres dans le sens que leur prêtaient les pythagoriciens [*] ; et je juge d’autant plus convenable de le faire, qu’aucun écrivain moderne quelconque n’en a encore entendu ou offert l’explication ; et que la Franche-Maçonnerie, faisant des nombres un usage à peu près semblable à celui de Pythagore, ceux qui se rencontrent ici figurativement, n’offusqueront dès lors aucun esprit.
D’ailleurs, les symboles numériques étaient tellement en usage chez les Orientaux, qu’on les voit sans cesse dans leurs livres ; c’est ainsi qu’ils enseignaient leur doctrine, sans la divulguer et sans la cacher ; et l’on peut regarder ces hiéroglyphes comme le berceau de la morale, comme allant droit à inculquer le précepte sans définition, et sans de longs raisonnements. Je vais en tracer quelques exemples.
Unité
2. Et d’abord, l’unité était pour les anciens Philosophes le symbole de l’harmonie générale ; elle représentait le centre invisible et la source féconde de toute réalité ; elle seule encore, n’étant point composée, peignait l’Être simple et éternel, l’unité enfin, comme principe générateur des nombres, devenait pour les Sages l’attribut essentiel, le caractère sublime et le sceau même de la Divinité.
Binaire
3. Le nombre deux offrait l’idée contraire, là commençait la science funeste du bien et du mal ; tout ce qui est double, faux, opposé à l’unique réalité, était dépeint par le nombre binaire. – On sait que les Romains dédièrent à Pluton le second mois de l’année, et que le second jour du même mois, ils expiaient les mânes des morts, et c’est de ces expiations qu’il se nomme Février, du verbe februare, expier. – Ce nombre deux exprime aussi l’état de mélange et de contrariété dans lequel se trouve la nature humaine, où tout est double ; ainsi la nuit et le jour, la lumière et les ténèbres, le froid et le chaud, la santé et l’état de maladie, l’erreur et la vérité, l’un et l’autre sexe.
Ternaire
4. Le ternaire était pour les pythagoriciens un nombre intéressant, et il est comme révéré dans l’antiquité sacrée… et en effet il n’y a que trois divisions possibles dans tout être étendu ; il n’y a que trois figures dans la géométrie, puisqu’il n’y a point d’espace autour d’un point donné, qu’on ne puisse égaler à un triangle, à un carré, ou à un cercle. – Et les anciens chimistes distinguaient, sur tous les principes naturels, le sel, le soufre et le mercure, dont ils rapportaient respectivement l’action sur les animaux aux trois divisions corporelles, la tête, la poitrine et le ventre inférieur. – Il y a plus, d’habiles physiciens modernes ne reconnaissent que trois éléments… ; et en refusant à l’air le rang qu’il occupait dans les principes constitutifs de la nature, ils ne le regardent plus que comme la réunion des vapeurs qui échappent sans cesse des autres corps… et c’est à cette triple classification des éléments qu’il faut rapporter encore celle des trois règnes des naturalistes, le règne animal où domine le feu, le règne végétal que l’eau fait essentiellement germer ou reproduire, et le règne minéral dont la terre est tout-à-la fois la matrice, ainsi que l’organe de réaction. – D’ailleurs, toute surface étant réductible en triangles, le ternaire représentait aux Pythagoriciens non seulement la surface, mais encore le principe de la formation des corps : aussi ne comptait-on que trois grâces ; aussi n’y a-t-il que trois grades essentiels chez les Francs-Maçons ; aussi vénèrent-ils dans le triangle le plus auguste mystère, qui est celui du ternaire sacré, l’objet de nos hommages et de notre culte.
Triple ternaire ou neuvaire
5. Si le nombre trois a été célèbre chez les premiers Sages, celui de trois fois trois n’a pas eu moins de célébrité, et en voici la cause : c’est que chacun des trois éléments, qui constituent nos corps, étant ternaire ; l’eau renfermant de la terre et du feu ; la terre contenant des particules ignées et aqueuses ; le feu à son tour étant tempéré par des globules d’eau et des corpuscules terrestres qui lui servent d’aliment ; aucun des trois éléments ne se trouvant ainsi dégagé entièrement des deux autres, tous les êtres matériels, composés de ces trois éléments, dont chacun est triple, peuvent dès-lors se désigner par le nombre figuratif de trois fois trois, qui est devenu le symbole de toute corporisation : de-là vient que j’ai appelé la matière une enveloppe neuvaire ; ou, pour m’exprimer en d’autres mots, je dirai que toute étendue matérielle, toute ligne circulaire a pour signe représentatif le nombre neuf chez les Pythagoriciens ; et l’on sait que la propriété que possède ce nombre de se reproduire sans cesse lui-même tout entier dans la multiplication, offre à l’esprit un emblème bien frappant de la matière qui se compose sans cesse à nos yeux, après avoir subi mille et mille décompositions. – (En additionnant à la pythagoricienne les chiffres des nombres que produit 9, on le retrouve toujours ainsi : 2 fois 9 = 18, or 1 + 8 = 9; de même 3 fois 9 = 27, or 2 + 7 = 9, et enfin 9 fois 9 = 81, or 8 + 1 = 9 ; et si nous disons que le nombre neuvaire est le signe de toute circonférence, c’est que 360 degrés, valeur de la circonférence, sont dans cette manière de compter égaux à 9.) Aussi le nombre neuf était-il employé dans les mystères d’Éleusis pour peindre la fragilité des choses humaines, tout ce qui est versatile et sujet au changement ; de-là peut-être la Mythologie a-t-elle reconnu neuf Muses, vu l’inconstance, la variété et l’arrondissement du rythme, qui est l’âme de la versification.
Quaternaire
6. Ce nombre quatre, employé par les Pythagoriciens et par toutes les Sociétés mystérieuses comme l’emblème du mouvement et de l’infini, représentait tout ce qui n’est ni corporel ni sensible ; il était proprement le symbole du principe éternel et créateur : aussi Pythagore communique-t-il à ses disciples, sous le nom de quaternaire ou de [texte en grec] le nom ineffable de Dieu, Jehovah ; (יּﬣוּﬣ) qui veut dire source de tout ce qui a reçu l’être, et qui est de quatre lettres en hébreu. D’ailleurs, c’est au nombre quatre ou au carré que la Géométrie ramène tout ce qu’elle se propose de mesurer ; et elle ne considère le triangle que comme division et comme moitié du même carré. Enfin la puissance du dix, c’est le quatre; car avant qu’on parvienne jusqu’au dix accompli et parfait, on découvre dans le quaternaire toute la perfection du dix, en assemblant les nombres depuis un jusqu’à quatre ; cette addition fait dix :
1
2
3
4
10
Ajoutez que c’est dans le quatre que se trouve la première figure solide, le symbole universel de l’immortalité, la pyramide. – Car si le triangle, figuré par le nombre trois, est la plus simple des figures rectilignes, le propre du quatre est la solidité ; et si le nombre trois fait la base triangulaire de la pyramide, c’est l’unité qui en fait la pointe ou le sommet. – Aussi Lysis et Timée de Locres disent-ils qu’on ne saurait nommer une seule chose qui ne dépende du quaternaire comme de sa racine. Aussi, la matière étant représentée par le nombre neuf ou trois fois trois, et l’esprit immortel ayant pour hiéroglyphe essentiel le quaternaire ou le nombre quatre, les Sages ont dit que l’homme s’étant trompé et jeté dans un labyrinthe inextricable, en allant de quatre à neuf, le seul chemin qu’il ait à prendre pour sortir de ces routes ambiguës, de ces détours et du gouffre de maux où il s’est plongé, c’est de rebrousser chemin, c’est d’aller de neuf à quatre.
Quinaire
7. Le nombre cinq se considérait par Pythagore comme formé du ternaire, si intéressant dans ses résultats, et du binaire, symbole de ce qui est faux et double ; il exprimait donc énergiquement l’état d’imperfection, d’ordre et de désordre, de bonheur et d’infortune, de vie et de mort, qui se voit sur la terre ; il offrait même aux Sociétés mystérieuses l’image effrayante du principe mauvais, jetant le trouble dans l’ordre inférieur, et, en un mot, le binaire agissant dans le ternaire. – Le quinaire, sous un rapport différent, était aussi l’emblème du mariage, parce qu’il est composé de deux ; premier nombre pair, et de trois, premier nombre impair : aussi Junon présidant à l’hyménée, avait-elle pour hiéroglyphe le nombre cinq. Enfin, le quinaire offre une des propriétés du nombre neuf, celle de se même, c’est-à-dire cinq par cinq ; le produit de 125 par 5 ; ce second produit encore par 5, etc. Il vient toujours un nombre cinq à la droite du produit, résultat qui le faisait employer comme le symbole des vicissitudes matérielles.
Sénaire
8. Le nombre six était, dans les mystères anciens, un emblème frappant de la nature, comme présentant les six dimensions de tous les corps, les six lignes qui en composent la forme, la ligne de direction vers le nord, celle de direction vers le midi, la ligne qui tend à l’orient et celle qui indique l’occident, avec la ligne de hauteur et celle de profondeur répondant au zénith et au nadir. – Les Sages appliquaient le nombre sénaire à l’homme physique, tandis que le septénaire était pour eux le symbole de son esprit immortel.
Septénaire
9. Le nombre sept était considéré par les pythagoriciens tantôt comme formé de ceux de trois et de quatre, dont le premier leur offrait l’image des trois éléments matériels, tandis que le second leur peignait le principe de tout ce qui n’est ni corporel, ni sensible ; et ce nombre, sous ces rapports réunis, leur présentait l’emblème de tout ce qui est parfait : tantôt ces mêmes Philosophes voyaient le nombre sept comme composé du sénaire et de l’unité ; et dès-lors ils s’en servaient pour désigner le centre ou l’esprit de chaque chose, vu qu’il n’est aucun corps dont six lignes ne constituent la forme, laquelle à son tour ne saurait exister sans un septième point intérieur, qui est le centre et la réalité de ces mêmes corps desquels les dimensions extérieures ne donnent que l’apparence. Mais il n’est aucun de mes lecteurs qui ne sache que, dans les mathématiques, tout centre est supposé, qu’il est indépendant de manifestation formelle quelconque, puisque c’est sur ce centre supposé que toute démonstration géométrique est fondée, et non sur aucun centre visible ; d’où les pythagoriciens ont cru devoir représenter ce centre invisible de chaque chose par le nombre sept ou le septénaire, qui est le complément numérique de tout corps ; – et les sept jours de la création du monde, les sept sons vocaux, les sept tons de l’harmonie, les sept métaux, les sept filets colorés de la lumière, et tant d’autres phénomènes naturels, confirmèrent les anciens Sages dans l’emploi de ce symbole. – D’ailleurs, ils exaltaient les propriétés du sept comme ayant en second la perfection de l’unité, qui est le nombre des nombres ; car, si l’unité est incréée, si aucun nombre ne la produit, le sept non plus n’est engendré par aucun nombre contenu dans l’intervalle du dix, et le quatre offre un milieu arithmétique entre l’un et le sept, puisqu’il surpasse l’un du même nombre qu’il est surpassé lui-même par le sept ; et ce nombre, c’est le trois ; quatre étant au-dessus d’un, comme sept est au-dessus de quatre.
Dénaire
10. Je m’abstiens ici de parler du nombre huit, bien qu’il soit de la plus haute importance et qu’il y ait infiniment de choses à en exposer, et je termine ici ces observations par le dénaire.
Le nombre dix, contenant toutes les prérogatives des nombres qui le précèdent, figurait aux Sociétés mystérieuses l’assemblage de toutes les merveilles de l’univers : aussi le traçaient-elles d’une manière différente de la nôtre ; elles plaçaient l’unité au milieu du zéro, comme le centre d’un cercle ¤, et ce chiffre était pour les anciens le symbole et la lettre initiale de la Divinité. Ils voyaient en lui tout ce qui est digne de fixer notre pensée ; le centre, le rayon et la circonférence leur représentaient Dieu, l’homme et l’univers.
Ajoutons que l’intervalle fini du nombre, c’est le dix ; car celui qui veut compter davantage après le dix, revient à un, deux, trois, et compte ainsi la seconde dizaine jusqu’à vingt, et la troisième dizaine de même jusqu’à trente, et ainsi à toutes les dizaines jusqu’à cent. Après cent, il revient encore de même à un, deux, trois; et ainsi l’intervalle du dix répété sans cesse va jusqu’à l’infini.–Mais le dix n’étant que le chiffre 1 suivi du zéro, montrerait, suivant Pythagore, que l’on dit avoir inventé les figures numérales, que, hors de l’unité, tout est néant, et que ce n’est que par elle que toutes choses subsistent.
Je ne dois pas enfin omettre un symbole touchant qu’offre le dénaire ; c’est que les Sociétés mystérieuses l’employaient comme un signe expressif de la concorde, de l’amour et de la paix ; vu que les deux mains jointes ensemble forment, par le moyen des doigts, le nombre de dix, et que deux personnes qui veulent se lier étroitement, se serrent la main en témoignage d’une amitié réciproque.
11. Mais, dira quelque lecteur, voilà les opinions de l’ancienne école, et cette doctrine numérique repose uniquement sur des conventions, qui n’ont d’usage que pour ceux qui en reconnaissent l’emploi et le sens. – Je réponds d’abord, que je ne prétends ici enseigner à qui que ce soit la science des nombres pythagoriques ; que je me suis borné à en offrir quelques rapports généraux et les idées qui se rapprochent le plus de l’intelligence la moins exercée, laissant au travail particulier de chacun à en pénétrer les résultats plus profonds. – Je dis encore, que je ne vois pas pourquoi, indépendamment de la géométrie et du calcul, on ne serait pas libre d’employer les chiffres, d’après l’usage constant des anciens, comme signes représentatifs d’idées et d’objets quelconques.– Qu’il suffit de n’attacher aux nombres aucune vertu, aucune puissance physique ou spirituelle, pour n’être point taxé de superstitieux. – Qu’on ne peut lire ni les écrits maçonniques, ni rien de ce qui tient aux mystères de l’antiquité, sans rencontrer les nombres employés comme langage symbolique, comme peignant des objets dont ils enveloppent aux uns et manifestent aux autres les secrets rapports. – Que j’ai donc jugé convenable d’offrir une clef de ce langage, afin que l’intelligence du lecteur, reposant sur les idées qu’expriment ces nombres, ne se fatiguât plus à y chercher ce qui n’y est point.
12. Si l’on m’objecte enfin, qu’au lieu des trois éléments de Pythagore et des Francs-Maçons, les chimistes de nos jours en ont découvert trente, je dirai qu’ils entendent le mot élément dans un sens entièrement différent du nôtre, puisqu’ils ne reconnaissent pour éléments que les corps ou les substances qui ne peuvent plus se décomposer ; tandis que nous établissons de notre côté, que tout élément est triple, que tout dans la nature est composé, et qu’il n’est que l’unité qui soit simple. Les années seules prononceront sur la vérité de ces assertions ; l’on revient déjà ouvertement à des opinions que les Philosophes modernes avaient témérairement méprisées, et l’on voit chaque jour cet adage d’Horace se réaliser ! Il y a plusieurs mots qui sont tombés depuis bien des siècles, et qui renaîtront ; d’autres opinions, d’autres mots qui règnent avec éclat et avec grâce, tomberont à leur tour, si l’usage le veut. Or, il en est du langage des nombres comme de celui des mots, pourquoi n’auraient-ils pas comme eux une renaissance ?
Multa renascentur quae jam cecidere, cadentque
Quae nunc sunt in honore, si volet usus.
Horatii Ars Poetica
[Bien des choses renaîtront qui sont déjà tombées et tomberont qui sont maintenant en honneur. Horace, Art Poétique]
Pierre de Joux
[*] Pythagore, dont le père Mnémarchus était originaire de Samos, île de l’Archipel, naquit à Sidon en Phénicie, 59o ans avant Jésus-Christ. Le désir ardent de s’instruire lui fit parcourir une grande partie de l’Asie ; il demeura en Égypte vingt-cinq ans, fut initié aux mystères de Diospolis après les plus austères épreuves. – De-là il se rendit chez les Chaldéens, où il eut un grand commerce avec des Prêtres hébreux et avec le second des Zoroastre. – De retour dans son pays paternel, il donna des lois à plusieurs villes libres de la Grèce, eut à son école plus d’un Souverain, fonda diverses Républiques en Italie, apaisa les séditions qui déchiraient un grand nombre de Communautés, rétablit le calme et la paix dans une infinité de familles, civilisa les mœurs féroces de bien des nations, fit refleurir la religion et la morale, et adoucit le système des Gouvernements ; partout, en un mot, où furent adoptés ses principes, germa le bonheur.On sait que les disciples regardaient les paroles de leur Maître comme les oracles d’un Dieu, et qu’ils n’alléguaient, pour établir un dogme, que ce mot célèbre : il l’a dit. Sa demeure était nommée le sanctuaire de la vérité, et on appelait la Cour de sa maison le Temple des Muses. Archytas, cet illustre Géomètre, dont Horace nous dit qu’avec d’infinis calculs il mesura la terre et les eaux, et s’éleva jusqu’aux régions célestes ; Lysis, qui fut précepteur d’Epaminondas, le fameux Empédocle, Timée de Locres dont les écrits nous restent, Epicharme de Sicile que Cicéron assure avoir été un homme de beaucoup d’esprit, et plusieurs autres grands hommes sortirent de son école, parmi lesquels se trouvent trois sages Législateurs, Zaleucus qui donna des lois à la ville de Locres ; Charondas qui gouverna celle de Thuriuin, et Zamolxis, esclave de Pythagore, qui fut trouvé digne de rédiger pour le Royaume de Thrace un système de législation.
Les Romains, eux-mêmes, ouvrirent l’oreille à ses utiles préceptes ; et l’admiration qu’ils eurent pour lui fut si grande, que, longtemps après sa mort, ils lui firent élever, dans la place, une statue de bronze, comme au plus sage de tous les humains ; s’il faut, en effet, mesurer la gloire d’un Philosophe à la durée de ses dogmes et à l’étendue des lieux où ils ont pénétré, rien n’égalera la réputation de Pythagore, puisque la plupart de ses opinions sont encore suivies dans la plus grande partie du monde entier; mais ce qui est infiniment plus glorieux pour cet homme vraiment célèbre, c’est que Socrate et Platon, les deux plus grands génies de la Grèce, ont suivi ses opinions et sa manière de les expliquer. Tel fut enfin l’éclat de sa doctrine, que plusieurs siècles après lui on disait de ses disciples : Nous admirons plus un pythagoricien quand il se tait, que les autres Philosophes, même les plus éloquents, quand ils parlent. Il mourut à Métapont, dans la grande Grèce, âgé d’environ quatre-vingt-dix ans. Du reste, il est ici très-important de relever une grande erreur dont la doctrine de la nature de l’âme aurait été accablée, c’est le dogme de la transmigration de l’âme en plusieurs corps, soit d’hommes, soit d’animaux, soit de plantes, dans lesquels elle passerait au sortir de ce monde pour expier ses péchés. L’on s’est trompé de la manière la plus grave sur cette métempsycose, qui est encore reçue chez les Indiens, et qui était admise dans l’Égypte et en Asie. – Voici la vraie explication de l’erreur qui la fit attribuer aux pythagoriciens.
Tout le secret de cette fiction si merveilleuse, et dont on a fait un monstre en la prenant à la lettre trop grossièrement, c’est que l’homme peut se rendre semblable aux bêtes par le vice, comme il est capable d’atteindre par la vertu à la ressemblance de Dieu. – Ainsi Homère suppose élégamment que l’enchanteresse Circé, dégradant par l’excès des plaisirs sensuels les compagnons d’Ulysse, les avait métamorphosés en pourceaux. Ainsi encore le divin Précepteur des Sociétés humaines donnait à ses féroces contemporains les noms des animaux irraisonnables auxquels ils paraissaient ressembler le plus – ; et les qualifications de loups, de chiens, de pourceaux et de serpents lui servaient à désigner les injustes, les impudents, les débauchés, les perfides. – Ici il dénomme ses disciples par l’épithète de l’inoffensive brebis ; – là il est lui-même appelé l’Agneau de Dieu à cause de sa parfaite innocence ; ailleurs enfin il désigne Hérode sous l’emblème du renard, pour exprimer son astuce et sa malignité. Cependant les Poètes, regardant cette métaphore comme leur bien, à cause de la fiction qui prête à une grande vérité une brillante enveloppe, habitant par caractère et par profession le pays de la fable et de la chimère, ont débité dans leurs écrits que Pythagore avait enseigné la transmigration, qu’il avait lui-même assuré avoir subi diverses métamorphoses. – De prétendus Philosophes, amoureux de la singularité ou de sectes opposées à l’École Italique, empruntèrent bientôt des Poètes cette mensongère opinion ; ils séduisirent même, et attirèrent à cette absurde et injuste notion sur Pythagore plusieurs Historiens, dont quelques-uns ne sont pas moins amoureux de fables que les Poètes.
Il est néanmoins une preuve sûre et incontestable que Pythagore n’eut et n’enseigna jamais la ridicule opinion du passage de l’âme en d’autres corps ; c’est qu’il n’y en a pas le moindre vestige dans les symboles qui nous restent de lui, ni dans les préceptes admirables que Lysis son disciple a recueillis, et que l’antiquité nous a conservés avec une fidélité respectueuse sous le titre de vers dorés de Pythagore, pour marquer et leur excellence et leur parfaite beauté : au contraire, nous y voyons que les hommes, quant à leur essence, demeurent toujours tels qu’ils ont été créés, qu’ils ne peuvent se dégrader que par le vice, et s’anoblir que par la vertu. – Voici les expressions d’Hiéroclès, l’un de ses plus zélés et de ses plus célèbres disciples.
Celui qui s’attend qu’après sa mort il se revêtira du corps d’une bête, qu’il deviendra un animal sans raison, à cause de ses vices, ou qu’il sera changé en quelque plante, en vertu de sa stupidité et de sa pesanteur, cet homme, croyant par sa conduite se précipiter dans quelqu’une des substances inférieures, se trompe infiniment ; il ignore absolument la forme éternelle de notre âme, qui ne peut jamais changer ; car étant et demeurant toujours l’homme, elle est dite devenir Dieu ou bête par la vertu ou par le vice, quoiqu’elle ne puisse parvenir à être ni l’un ni l’autre par sa nature, mais seulement par sa ressemblance avec l’un des deux. Et Timée de Locres, autre disciple illustre de, Pythagore, choqué qu’on lui attribuât si injustement cette prétendue transmigration, et qu’on prît si grossièrement l’opinion de son Maître, dont il était parfaitement instruit, nous a laissé dans son Traité de l’âme ces remarquables paroles : Comme nous guérissons quelquefois les corps malades par des remèdes violents, nous en usons de même pour la guérison des âmes : quand elles refusent de se rendre aux simples vérités, nous les guérissons par de mortifiantes allégories et par de frappants emblèmes.
C’est pour effrayer salutairement les hommes corrompus, et pour les empêcher de commettre les crimes qui les déshonorent, que nous sommes réduits à les menacer d’étranges purifications, et de pénitences qui les humilient, jusqu’à leur déclarer, que les âmes passent en de nouveaux corps ; que l’âme d’un poltron, par exemple, passe dans le corps du cerf timide ; celle du ravisseur dans celui du loup ; celle du meurtrier dans le corps de quelque bête plus féroce encore ; celle de l’homme impur dans le corps d’un pourceau. Proclus et Socrate, dans le Phédon, s’expliquent à peu près de même sur la prétendue métempsycose, trop injustement attribuée à Pythagore. Lysis enfin, l’ami particulier de ce Philosophe, et qui avait reçu de sa bouche même les dogmes qu’il enseigne dans ses vers dorés, dit formellement, que quand l’âme, après s’être purifiée de ses crimes, a quitté le corps, et qu’elle est retournée dans le Ciel, elle n’est plus sujette ni au changement, ni à la mort, et qu’elle jouit dès-lors d’une félicité éternelle. Voilà qui est concluant. J’ai cru devoir cette explication de la plus grande des doctrines humaines, et inspirer ainsi à mes lecteurs une confiance que méritent les pythagoriciens, et par la sublimité de leurs principes si rapprochés de ceux de nos saintes écritures, et par la moralité exemplaire de ceux qui en estiment les sentiments.
Notes :