Martinès de Pasqually quitte la France le 5 mai 1772 pour un voyage à Port-au-Prince dont il ne reviendra pas. Le fondateur de l’Ordre des Élus coëns meurt en effet le 20 septembre à Saint-Domingue. Avant même sa disparition, nombre de ses émules délaissaient déjà l’Ordre pour rejoindre les mouvements maçonniques qui fleurissaient alors en France [1. Les documents présentés sur cette page appartiennent au Fonds Willermoz de la Bibliothèque municipale de Lyon, Ms 5526, pièce 29. Nous remercions la BML de nous avoir autorisé à les reproduire ici.]. L’un d’eux, la Stricte Observance templière, va séduire plus d’un disciple de Martinès de Pasqually. Louis-Claude de Saint-Martin fut lui-même été tenté par l’aventure.
En 1773, Saint-Martin s’associa à la requête adressée par Jean-Baptiste Willermoz au baron Weiler pour installer la Stricte Observance à Lyon, mais il se ravisa rapidement, ce qui eut pour conséquence de refroidir ses relations avec son ami. Il faudra attendre l’affaire de l’Agent inconnu pour voir le Philosophe inconnu revenir vers le néo-templarisme lyonnais, depuis transformé en Régime écossais rectifié (R.E.R).
Au printemps de l’année 1785, Marie-Louise-Catherine de Monspey, dite Mme de Vallière, communique à Jean-Baptiste Willermoz des messages provenant d’un mystérieux esprit, « l’Agent inconnu ». Ce dernier lui demande de fonder une nouvelle organisation : la Société des Initiés, laquelle, selon l’Agent inconnu, serait appelée à devenir le « centre général de la lumière des derniers temps et de la parfaite et primitive initiation ».
Beaucoup d’anciens élus coëns furent appelés à rejoindre ce nouvel ordre. Jean-Baptiste Willermoz invita donc Saint-Martin à y participer. Le théosophe d’Amboise, enthousiasmé par ce projet, revint à Lyon pour se joindre à la Société des Initiés. L’Agent inconnu ayant imposé l’appartenance au R.E.R. pour être admis dans son cercle, Saint-Martin accepta, un peu malgré lui, d’y être reçu. Arrivé à Lyon le 4 juillet à midi, il fut initié le jour même à 17 heures aux différents grades du Régime rectifié. Les degrés supérieurs de l’Ordre, ceux de Chevalier bienfaisant de la Cité Sainte avec le grade de Grand Profès, lui ayant été conférés, il put alors être admis à la loge de la Bienfaisance en tant qu’affilié non résidant à Lyon.
Comme le veut la tradition du Régime rectifié, Saint-Martin y prit un nom initiatique, EquesLudovicus Claudius a Leone Sideo, une devise, Terrena Reliquit (« il a abandonné les choses terrestres »), ainsi qu’un blason (voir ci-dessus). Ce dernier figure dans un document conservé dans le fonds Willermoz de la bibliothèque municipale de Lyon (Ms 5526, pièce 29). Cette belle pièce richement décorée s’intitule :
« Tableau des dignitaires officiers et membres composants les chapitres de la Préfecture de Lyon dans Ia IIème) Province de l’Ordre des Maçons Réunis & Rectifiés dite Dauvergne ; arrêté en chapitre le 15 janvier 1786 ».
Saint-Martin suivra assidûment les réunions de la Société des Initiés jusqu’en 1787, date à laquelle, déçu par la platitude des messages de l’Agent inconnu, il abandonnera progressivement cette voie, tout comme celle du Régime rectifié. Il regagnera alors Paris avec Basile Zinoviev, l’un des nobles russes qui fréquentait la loge dirigée par Jean-Baptiste Willermoz.
Saint-Martin ira ensuite à Londres et en Italie, où il rejoindra le prince Galitzine. Finalement, il posera ses valises à Strasbourg, où il s’installera le 6 juin 1788. Une nouvelle période de la vie mystique du Philosophe inconnu commence alors, avec la découverte des œuvres de Jacob Boehme, qui vont le conforter dans son détachement à l’égard des initiations humaines. À partir de cette époque, il s’éloigne définitivement des loges.
Il semble pourtant avoir conservé une certaine sympathie pour le R.E.R. Ainsi, en juin 1788, il envoie vers Willermoz un jeune Américain nommé Despallières, désireux d’entrer dans la maçonnerie : « Je l’ai assuré qu’il ne pouvait mieux faire et je vous l’adresse, car par moi-même je n’aurais pas pu le mener loin dans ce sentier. Je vous prie donc de faire pour lui ce que votre sagesse vous dictera. » [2. (Lettre reproduite dans, Papus, L’Illuminisme en France, 1771-1803, Louis-Claude de Saint-Martin, sa vie, sa voie théurgique, ses ouvrages, son œuvre, ses disciples, suivi de la publication de 50 lettres inédites, Paris, Charconac, 1902, p. 204-205. Robert Amadou a publié une version corrigée et plus fidèle de ces lettres dans Renaissance traditionnelle, n° 47, juillet 1981 au n° 54-55, avril-juillet 1983).]
L’année suivante, le 16 décembre 1789, Saint-Martin demandera à Willermoz « si sans tenir à la société maçonnique ni intérieure ni extérieure, [il serait] néanmoins apte à participer aux instructions secrètes de l’initiation, dans le cas où [ses] pas se dirigeraient vers [sa] bonne ville ». Willermoz ne lui ayant pas répondu, le Philosophe inconnu marquera alors plus clairement sa position vis-à-vis de la franc-maçonnerie. Le 4 juillet 1790, il écrira à Antoine Willermoz :
Dites aussi s’il vous plaît au Cher f. aîné que j’attendais de lui une réponse qui n’aurait pas été bien longue, que ne la voyant pas venir je peux présumer d’avance de quelle nature elle serait ce qui me détermine à prendre mon parti, qu’en conséquence je le prie de présenter et de faire admettre ma démission de ma place dans l’ordre intérieur et de vouloir bien me faire rayer de tous les registres et listes maçonniques où j’ai pu être inscrit depuis 85 [1785, année de son entrée dans le R.E.R). Mes occupations ne me permettant pas de suivre cette carrière. Je ne le fatiguerai pas par un plus ample détail des raisons qui me déterminent. Il sait bien qu’en ôtant mon nom de dessus des registres il ne se fera aucun tort puisque je ne lui suis bon à rien. Il sait d’ailleurs que mon esprit n’y a jamais été inscrit, or ce n’est pas être liés que de ne l’être qu’en figure.
Nous le serons toujours, je l’espère, comme coëns, nous le serons même par l’initiation si toutefois ma démission n’y met pas d’obstacle, car alors je ferai même le sacrifice de l’initiation, attendu que tout le régime maçonnique devient pour moi chaque jour plus incompatible avec ma manière d’être et la simplicité de ma marche. Je n’en respecterai pas moins jusqu’au tombeau celle de ce cher frère et il peut être sûr que je ne la troublerai de ma vie. [3. (Lettre reproduite dans, Papus, L’Illuminisme en France, 1771-1803, op. cit., p. 207-208.)]
Ainsi s’achèvera le passage du Philosophe inconnu au sein du Régime écossais rectifié.
Dominique Clairembault