Papus s’est-il trompé en associant Saint-Martin à la théurgie ? Pas réellement, car ce qu’il entend par voie cardiaque n’est pas ce que nous désignons aujourd’hui par ce terme.
Note : Ce texte a été donné lors d’un Déjeuner-séminaire d’Antoine Faivre à Paris en février 2017. Nous le remercions de nous avoir autorisé à le publier sur ce site.
En 1902, Papus publie une biographie de Saint-Martin au titre surprenant :
L’Illuminisme en France 1771-1803 | Louis-Claude de Saint-Martin | Sa vie – Sa voie théurgique | Ses ouvrages – Son œuvre – Ses disciples | Suivi | de la publication de 50 lettres inédites [1] Voir bibliographie à la fin de cette étude. .
« Sa voie théurgique », écrit Papus ! Lorsqu’on connaît un peu l’histoire du martinisme, on pense évidemment qu’il se trompe, car s’il existe bien un aspect qui caractérise Louis-Claude de Saint-Martin, c’est son rejet de la théurgie dont son premier maître, Martinès de Pasqually, recommandait l’usage.
À notre époque, lorsqu’on parle des diverses tendances qui distinguent le martinisme, on oppose d’un côté la théurgie (voie externe), celle que pratiquait Martinès de Pasqually avec son ordre des Élus coëns, et de l’autre la « voie cardiaque » (voie interne), la voie mystique, de l’intériorité, celle que Saint-Martin recommandait après avoir rejeté la théurgie. Notons que le théosophe d’Amboise n’utilise pas l’expression « voie cardiaque », même s’il ne cesse de parler du cœur dans ses écrits. C’est à Papus que nous devons l’invention de cette formule.
Papus s’est-il trompé en associant Saint-Martin à la théurgie ? Pas réellement, car ce qu’il entend par voie cardiaque n’est pas ce que nous désignons aujourd’hui par ce terme. Le fondateur de l’Ordre Martiniste en donne d’ailleurs lui-même la définition dans le livre que nous venons d’évoquer (L’Illuminisme en France 1771-1803…).
Sommaire
La voie mentale et la voie cardiaque
Papus définit la voie cardiaque comme étant l’une des deux voies qui, selon sa compréhension, s’offrent aux initiés : la « voie mentale » d’une part et la « voie cardiaque » de l’autre.
Pour lui, la première, « la voie mentale ou cérébrale a son point de développement ultime dans l’exercice de la Magie cérémonielle qui nécessite un entraînement et des connaissances toutes cérébrales […]» [2] Papus, L’Illuminisme en France 1771-1803 : Louis-Claude de Saint-Martin sa vie – Sa voie théurgique – Ses ouvrages – Son œuvre – Ses disciples suivi de la publication de 50 lettres inédites, Paris, Chacornac, 1902, p. 48 éd. 1902). .
Pour ce qui est de la seconde, « cette autre voie que nous appellerons la voie cardiaque se concentre et se résume dans la Théurgie [3] Papus, L’Illuminisme en France 1771-1803, op. cit., p. 48. ».
Et il ajoute :
« Autant la Magie [cérémonielle] développe la volonté personnelle et, souvent l’orgueil, autant la théurgie tue l’orgueil, pour développer l’humilité, et remplacer le commandement et les ordres donnés aux Esprits volontaires de l’Astral, par la Prière et l’appel aux Anges du Plan divin. [4] Ibidem. »
Résumons l’idée de Papus : la voie cardiaque, c’est la théurgie, et cette dernière s’adresse aux anges du monde divin, à l’inverse de la voie mentale, qui est la magie cérémonielle, magie s’adressant aux esprits du monde astral.
Et Papus de préciser :
« Claude de Saint-Martin est, par nature et par tempérament, un théurge. Il préfère le côté passif et contemplatif de la théurgie qui offre aussi d’autres aspects, mais enfin il demande à l’humilité et à la prière ses plus grandes consolations. [5] Papus, L’Illuminisme en France 1771-1803, op. cit., p. 50. »
Papus n’a donc pas commis d’erreur dans le titre de son ouvrage, du moins il est cohérent avec lui-même. Il commet cependant une faute importante, car la théurgie des Élus coëns relève avant tout de la magie cérémonielle. Sa définition, qui présente la théurgie comme une voie cardiaque où la prière tiendrait la première place, révèle son manque de connaissance des pratiques des Élus coëns.
Allons un peu plus loin. Avant la publication de son livre sur Saint-Martin, Papus a évoqué plusieurs fois cette théurgie de prière, notamment dans Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-maçonnerie, ouvrage publié en 1899.
« Occupons-nous […], écrit Papus, de ce qui se passait dans la loge des Cohens […] Il résulte formellement des documents actuellement placés sous la garde du Suprême Conseil Martiniste et venant directement de Willermoz que les séances, réservées aux membres pouvant justifier de leur titre d’illuminés, étaient consacrées à la prière collective et aux opérations qui permettaient la communication directe avec l’Invisible.
« Ce que nous devons révéler et ce qui jettera une grande lumière sur beaucoup de points, c’est que les initiés nommaient l’être invisible qui se communiquait le Philosophe Inconnu ; que c’est lui qui a donné, en partie, le livre « des Erreurs et de la Vérité », et que Claude de Saint-Martin n’a pris pour lui seul ce pseudonyme que plus tard et par ordre. [6] Papus, Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-maçonnerie, Paris, Chamuel éditeur, 1899, p. 14. »
Poursuivant sur sa logique, Papus va plus loin en assimilant le « Philosophe Inconnu », l’être invisible censé se manifester pendant les opérations théurgiques des Élus coëns, à l’Agent Inconnu. Il écrit à la suite du texte que je viens de citer :
« L’Agent ou Philosophe Inconnu » avait dicté 166 cahiers d’instruction, desquels Claude de Saint-Martin avait pris connaissance et dont il avait copié quelques-uns de sa main. Sur ces cahiers, 80 environ furent détruits dans les premiers mois de 1790 par l’Agent lui-même, qui voulait éviter de les voir tomber aux mains des envoyés de Robespierre, qui firent des efforts inouïs pour les atteindre. [7] Papus, Martinésisme, Willermosisme, Martinisme, op. cit., p. 15. »
Résumons de nouveau les propos de Papus : pour lui, les Élus coëns pratiquent la voie cardiaque ou théurgique, une voie contemplative, qui s’adresse aux anges par la prière ; elle provoque des communications venant du Philosophe Inconnu ou Agent Inconnu !
Outre le fait que Papus semble ignorer ce qu’est la théurgie des Élus coëns, il confond également deux choses : d’une part le pseudonyme avec lequel Saint-Martin signait ses livres « Philosophe Inconnu », et de l’autre « l’Agent Inconnu », un personnage qui illustre un épisode caractéristique de l’histoire du martinisme lyonnais, celui que nous allons évoquer rapidement.
Le magnétisme
Deux points importants sont à prendre en compte pour saisir ce qui va suivre, concernant le contexte de l’époque qui nous intéresse, car nous sommes à Lyon en 1785.
1) Le premier est celui de l’effritement du martiniste primitif. Martinès de Pasqually a quitté la France en 1772. Il est mort en 1774, laissant un ordre des Élus coëns à peine constitué. Les membres de Lyon restent cependant assez actifs. Sous la direction de Jean-Baptiste Willermoz, ils se réunissent entre 1773-1775 pour des « conférences/séminaires » où ils tentent d’approfondir et d’éclaircir la doctrine de Martinès de Pasqually. Saint-Martin y joue un rôle actif et c’est au cours de ce séjour lyonnais qu’il écrit son premier livre, Des Erreurs et de la Vérité [8] Des Erreurs et de la Vérité, ou Les hommes rappelés au principe universel de la science […] Par un PH….. INC….., Édimbourg [Lyon, chez Jean-André Périsse-Duluc],1775. .
Cependant, les Lyonnais se tournent progressivement vers la Stricte Observance Templière qui s’implante alors en France et va connaître une réforme en adoptant la doctrine martiniste (Convent des Gaules en 1778 et Wilhelmsbad en 1782) pour aboutir au Régime écossais rectifié.
2) Le deuxième point à prendre en compte, et qui est important pour nous ici, est l’apparition du magnétisme, qui se développe en France depuis l’arrivée de Franz-Anton Mesmer à Paris en 1779. D’abord procédé médical, le magnétisme évolue dans une nouvelle direction à la suite des observations du colonel Armand Puységur. Ce dernier constate en effet qu’un sujet placé dans un état de « sommeil magnétique » acquiert une sensibilité particulière – nous dirions aujourd’hui qu’il accède à un état modifié de conscience. Il peut ainsi répondre à des questions relatives à l’autre monde [9] Sur ce point, voir Faivre A. « ‘‘L’éloquence magique’’, ou descriptions des mondes de l’au-delà explorés par le magnétisme animal : Au carrefour de la Naturphilosophie romantique et de la théosophie chrétienne (première moitié du XIXe siècle) », Aries 8 (2008), Brill, p. 191-228. , donnant des éléments qui dépassent ses propres connaissances. Le magnétisme prend alors un nouveau tournant.
Cet épisode aura bien des conséquences sur les pratiques des Élus coëns. Pour nombre d’entre eux, le somnambulisme va se substituer à la théurgie instaurée par Martinès de Pasqually. Ils voient dans le magnétisme animal, le somnambulisme, un moyen plus simple, moins contraignant, pour frayer avec l’inconnu.
Lyon devient alors un pôle important de la pratique du magnétisme et les maçons lyonnais vont ouvrir un centre, La Concorde, où ils s’adonnent à cette nouvelle science. Willermoz expérimente d’abord avec un médium : Jeanne Rochette. Cette jeune femme précise que lorsqu’elle est plongée en sommeil magnétique, elle a l’impression que son âme retrouve sa pureté primitive et qu’elle entre alors en relation avec l’autre monde. Mais c’est bientôt un autre médium qui va obtenir les faveurs de Willermoz : l’Agent Inconnu.
L’Agent Inconnu
Le 5 avril 1885, Alexandre de Monspey, un élu coën, apporte à Willermoz des cahiers contenant des messages recueillis par un médium qui veut rester inconnu. Willermoz juge l’affaire suffisamment importante pour consacrer les trois jours suivants à leur lecture.
Voici comment il rapporte ces événements quelques semaines plus tard dans une lettre au duc Ferdinand de Brunswick, datée du 30 juillet 1785 :
« […] nous reçûmes à la fin de l’hiver dernier par la voie la plus imprévue et la plus extraordinaire que l’esprit humain puisse concevoir, des instructions très lumineuses sur tout ce qui existe de vrai et d’essentiel à l’homme dans la nature. Elle consiste dans une multitude de cahiers qui traitent chacun des objets séparés et dont l’ensemble forme la conviction la plus complète de la vérité des principes et des développements qui y sont contenus. Ce don a été fait pour toujours au Directoire de la loge de la Bienfaisance de Lyon destinée à être le centre général de la lumière des derniers temps et de la parfaite et primitive initiation, qui contient tout ce qu’il y a de bon partiellement dans toutes les autres initiations répandues sur la terre, qui doivent être réunies à celle-ci, étant toutes défectueuses, dégradées ou corrompues pour s’être en divers temps détachées du tronc ; c’est de ce nouveau centre que la lumière doit être successivement propagée dans le monde entier pour les Maçons qui animés d’un vrai et pur désir renonceront à leurs préjugés et à leurs préventions pour les fausses et dangereuses initiations […].
« Celui dont la main a tracé la doctrine dont je parle et ses développements, est absolument inconnu : il doit rester inconnu, tant qu’il plaira à Dieu, et jusque-là il ne doit être connu que de moi seul […]. Aucun de nous n’a quant à présent la liberté d’élire ceux qui sont destinés à cette initiation : leur élection se fait d’en haut, et je reçois les noms des Élus par la voie même que j’ai reçu les instructions, avec l’ordre de notifier à ces élus leurs vocations […]. [10] Rijnberk Gérard van, Épisodes de la vie ésotérique, 1780-1824, Lyon, Librairie Astro-ésotérique, 1948, p. 63. »
Willermoz découvrira bientôt que le médium qui est l’auteur de ces cahiers n’est autre que Marie-Louise de Monspey, dite Madame de Vallière [11] La comtesse Marie-Louise de Monspey, dite Églé de Vallière (1733-1813), chanoinesse de Remiremont, est l’une des filles de Joseph-Henri, marquis de Monspey, comte de Vallière, chevalier de Malte et de Saint-Louis et de Marie-Anne-Livie de Pontevès d’Agoult. Sur ce personnage, voir l’étude de C. Bergé dans la bibliographie. , la sœur du chevalier de Monspey, l’un des premiers magnétiseurs lyonnais et ami de Barbarin. Près d’un siècle avant l’éclosion en Europe de l’écriture automatique, Madame de Vallière, médium écrivain, retranscrit sur ses cahiers des messages dont elle prétend qu’ils lui sont dictés par la Vierge elle-même ! Ces messages sont écrits dans un langage complexe, mélangeant le vocabulaire courant avec des mots inventés (amnos, chamos, gouromador, fomoros…), auxquels s’ajoutent souvent des dessins.
Les révélations de l’Agent Inconnu se succèdent et Papus, qui sera l’un des premiers à consulter les cahiers de l’Agent dans les archives de Willermoz, nous parle de « 166 cahiers dictés par un être invisible, que les initiés nommaient Agent Inconnu ou Philosophe Inconnu [12] Papus, Martinésisme, Willermosisme, Martinisme, op. cit., p. 15. ».
L’Agent Inconnu demande à Willermoz de créer une société destinée à rassembler ceux qui seront élus pour partager cette révélation : la Société des Initiés. C’est l’Agent Inconnu lui-même qui donne progressivement les noms de ces élus. Tous doivent obligatoirement être membres du Régime écossais rectifié [13] Parmi les premiers membres, les « sacerdos », figurent Paganucci, De Grainville, Millanois, Monspey, Savaron et Braun. Puis ce sont Saint-Martin, le vicomte de Tavannes, Tieman, Salzmann, Turckheim, Barberin, le duc D’Havré de Croy, etc. Saint-Martin, qui jusqu’à présent a refusé d’intégrer ce Régime, ne fait pas partie des premiers élus. Il n’est d’ailleurs pas à Lyon mais à Paris. Le 10 avril, Willermoz réunit chez le chevalier Gaspard de Savaron ceux qui sont invités à devenir membre de la Société des Initiés.
Après quelques épisodes sur lesquels nous ne pouvons pas nous arrêter ici, Saint-Martin finit par être élu – après quelques hésitations de l’Agent Inconnu. Il quitte donc Paris pour rejoindre Lyon. Arrivé en juillet 1785, il est initié dans le Régime écossais rectifié le jour même, pour remplir les conditions exigées par l’Agent Inconnu. Pendant plusieurs mois, il s’efforce avec ses amis lyonnais d’interpréter et de synthétiser les révélations de l’Agent Inconnu.
Avec le temps, il apparaît que le sens de ces messages, qui prétendaient apporter des interprétations secrètes de la Bible et abordent aussi bien la théologie, la botanique ou la science des nombres, se révèlent d’un piètre intérêt. De même les annonces et les preuves invoquées par l’Agent Inconnu tournent court. Saint-Martin finit par se désintéresser de cette affaire et regagne Paris en juin 1786.
Quant à Willermoz, il abandonnera la direction de la Société des Initiés à Jean Paganucci en octobre 1788, mais cet épisode aura pour conséquence de diviser ce qui restait des Élus coëns lyonnais et de ralentir le développement du Régime écossais rectifié à la veille de la Révolution française.
Ainsi s’achève l’histoire de l’Agent Inconnu. Ce dernier va pourtant reparaître sous la plume de Papus.
L’époque de Papus
Les premières années de la création de l’Ordre Martiniste par Gérard Encausse sont marquées par un événement : la mise au jour des archives de Jean-Baptiste Willermoz par un libraire lyonnais. Paul Paoloni nous a présenté ici même, l’année dernière, l’histoire de ces documents, thème qui a fait l’objet d’un article très détaillé qu’il a publié dans la revue Renaissance Traditionnelle [14] Paoloni Paul, « Une vue des pratiques occultes à travers l’odyssée des archives de Jean-Baptiste Willermoz (1763-1956), Renaissance Traditionnelle, n° 181-182, janvier-avril 2016, p. 110-189. .
La mise au jour de ces archives va faire réapparaître un nombre considérable de documents, rituels, lettres, et papiers divers de Willermoz, parmi lesquels figurent quelques cahiers de l’Agent Inconnu. Papus va racheter une partie de ces archives, qui vont constituer la documentation qui lui permettra de composer trois livres sur l’histoire du martinisme :
- L’Illuminisme en France (1767-1774), Martines de Pasqually, sa vie, ses pratiques magiques, son œuvre, ses disciples, suivis des catéchismes des élus coëns, d’après des documents entièrement inédits, Paris, Chamuel, 1895 ;
- Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-maçonnerie, avec un résumé de l’histoire de la franc-maçonnerie en France, de sa création à nos jours, et une analyse nouvelle de tous les grades de l’écossisme, Paris, Chamuel, 1899 ;
- L’Illuminisme en France, 1771-1803, Louis-Claude de Saint-Martin, sa vie, sa voie théurgique, ses ouvrages, son œuvre, ses disciples, suivi de la publication de 50 lettres inédites, Paris, Chacornac, Librairie générale des sciences occultes, 1902.
Dans ces livres, Papus fait référence à l’Agent Inconnu d’une manière caractéristique. Le plus souvent, il voit dans l’Agent Inconnu et le Philosophe Inconnu un seul et même personnage.
Dans son livre, Martinésisme, Willermosisme Martinisme et Franc-maçonnerie, Papus insiste sur un point qui lui paraît fondamental : les opérations théurgiques des Élus coëns donnaient lieu à la manifestation d’un être invisible, le Philosophe Inconnu. Pour Papus, c’est ce dernier qui a donné, en partie, les éléments du premier livre de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité [15] Papus, L’Illuminisme en France 1771-1803…, op. cit., p. 50. . Il va jusqu’à dire que cet ouvrage a été « composé avec les enseignements donnés par « l’Agent Inconnu » qu’il dût recevoir pendant son séjour avec Martinès et reviendra [cet Agent Inconnu] plus tard au milieu des frères de Lyon [16] Papus, ibidem, p. 15. ».
En effet, pour Papus, c’est ce même Agent Inconnu, ou Philosophe Inconnu, qui s’est manifesté plus tard à Lyon entre 1775 et 1788 dans l’épisode que nous avons évoqué avec l’histoire de la Société des Initiés. Papus voit là une preuve que Willermoz et ses amis avaient obtenu « un grand succès dans leurs opérations théurgiques [17] Papus, ibidem, p. 25. ». Il semble ignorer le fait que cet épisode ne se situe pas dans un contexte élus coën, mais qu’il est lié à la vogue du magnétisme animal.
Papus accorde une telle importance à l’influence de l’Agent Inconnu sur Saint-Martin qu’il va jusqu’à penser que si ce dernier utilise le surnom de Philosophe Inconnu, c’est parce que les écrits qu’il publie ne viennent pas de lui. Ils lui ont été inspirés, voire dictés par l’Agent Inconnu, dont il ne fut en quelque sorte que le porte-parole. Il « n’a pris pour lui seul ce pseudonyme que plus tard et par ordre [18] Papus, Martinésisme Willermosisme Martinisme et Franc-Maçonnerie, Paris 1899, Chamuel, p. 14. ». Rappelons que la plupart des livres de Saint-Martin sont publiés sans nom d’auteur, sauf le premier, signé avec les initiales « Ph…… Inc….. », et les deux derniers, De l’esprit des choses (1800) et le Ministère de l’homme-esprit (1803), où cette fois il utilise clairement le pseudonyme « le Philosophe Inconnu ».
Peut-on en vouloir à Papus de s’être fourvoyé à ce point et d’avoir confondu deux éléments aussi différents, l’Agent Inconnu et le Philosophe Inconnu ? Il faut admettre qu’à son époque, l’histoire de l’Agent Inconnu était totalement ignorée. Jacques Matter lui-même avouait son ignorance sur ce sujet. Il n’y consacre que deux lignes dans sa biographie du théosophe d’Amboise, s’interrogeant sur ce que veut dire Saint-Martin dans Mon portrait historique et philosophique lorsqu’il écrit : « l’agent de Lyon m’a désigné tel lorsqu’il m’a vu dans ma racine en 1785 [19] Matter Jacques, Saint-Martin, Le Philosophe inconnu, Paris, Didier et Cie, 1862, p. 126 » [Mon portrait, n° 346].
« Qu’est-ce que l’agent de Lyon ? Le mot d’agent, dans les lettres de Saint-Martin, désigne souvent une intelligence supérieure, bonne ou mauvaise. Si l’agent de Lyon en était une, était-il du premier ordre ? Était-ce un esprit amené par la théurgie ? En ce cas on le faisait donc parler par cette science ! [20] Ibidem, p. 126. »
Ce n’est que beaucoup plus tard, en 1938, avec les travaux d’Alice Joly, Un mystique lyonnais et les secrets de la Franc-Maçonnerie, Jean-Baptiste Willermoz (1938) et « Jean-Baptiste Willermoz et l’Agent Inconnu des initiés de Lyon » (1962), que le rôle de Marie-Louise de Monspey, dite Madame de Vallière, sera révélé. Papus ne pouvait donc pas comprendre le sens réel des documents et des lettres qu’il avait sous les yeux. Remarquons que la façon dont il voit l’Agent Inconnu cadre assez bien avec une époque où les succès du spiritisme font tourner autant les têtes que les tables…
La Société du Philosophe Inconnu
À la suite des ouvrages dont nous avons parlé, Papus reviendra rarement sur le sujet de l’Agent Inconnu. Il faudra attendre le début de la Première Guerre mondiale pour voir ce thème ressurgir dans le martinisme avec Démétrius Platon Sémélas (1883-1924), un martiniste d’origine grecque, revendiquant par ailleurs une filiation venant de la Rose-Croix d’Orient. Il tentera de convaincre Papus, puis Augustin et Jean Chaboseau, qu’après avoir quitté l’ordre de Élus coëns, Saint-Martin avait été admis en 1793 dans une mystérieuse société. Selon Démétrius Platon Sémélas, le théosophe d’Amboise aurait alors reçu la mission de restaurer cette tradition, dont l’ordre des Élus coëns n’avait été que l’avatar. Cette théorie connaîtra un certain succès à partir des années 1946, contribuant à alimenter les querelles sur la filiation dont le martinisme peut se réclamer.
En effet, pour Jean Chaboseau, la filiation martiniste dont peut se réclamer Papus « n’a aucun rapport avec l’Ordre des Cohens […] », elle vient de « la Société des Philosophes Inconnus » à laquelle « se rattacha Saint-Martin lorsqu’il eut démissionné des Cohens, de la S.O.T., etc. [21] Chaboseau Jean, « Note historique sur l’Ordre Martiniste », in Ambelain R., Le Martinisme histoire et doctrine, Paris, Niclaus, 1946, p. 173. ».
Au terme de cette présentation qui nous a fait voyager du Philosophe Inconnu jusqu’à une énigmatique Société des Philosophes Inconnus, sous couvert de l’Agent Inconnu, nous pouvons percevoir la variété de l’imaginaire initiatique martiniste. Le mariage insolite fait par Papus entre Agent et Philosophe Inconnus nous offre peut-être un éclairage particulier sur l’héritage dont il se réclamait. Rappelons, comme nous le montrent les chartes et documents martinistes, que Papus plaçait l’Ordre Martiniste sous les « Auspices du Phil. Inconnu ». On peut donc s’interroger sur ce qu’il entendait alors par là… La lecture de ses textes nous révèle que sa pensée sur ce point est assez confuse, et c’est sur ce point que je souhaitais attirer votre attention.
Dominique Clairembault, février 2017
Bibliographie
Bergé Christine, « Le corps et la plume. Écritures mystiques de l’Agent Inconnu », Revue d’histoire du XIXe siècle, 38, 2009, p. 41-59. Cet article est disponible en ligne : https://rh19.revues.org/3867#abstract (lien consulté le 12/01/2017).
— L’Au-delà et les Lyonnais, mages, médiums et francs-maçons du XVIIIe au XXe siècle, Lyon, Lugd, 1995.
Chaboseau Jean, « Note historique sur l’Ordre Martiniste », in Ambelain R., Le Martinisme histoire et doctrine, Niclaus, Paris, 1946.
Edelman Nicole, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France 1785-1914, Paris, Albin Michel, 1995. Voir en particulier dans le chapitre premier « Somnambules magnétiques et médiums : profils », p. 16-39.
Faivre Antoine « ‘‘L’éloquence magique’’, ou descriptions des mondes de l’au-delà explorés par le magnétisme animal : Au carrefour de la Naturphilosophie romantique et de la théosophie chrétienne (première moitié du XIXe siècle) », Aries 8 (2008), Brill, p. 191-228.
Joly Alice, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Jean-Baptiste Willermoz 1730-1824, Mâcon, Protat Frères, 1938.
— « Jean-Baptiste Willermoz et l’Agent Inconnu des Initiés de Lyon », in R. Amadou et A. Joly, De l’Agent Inconnu au Philosophe Inconnu, Paris, Denoël, 1962.
Matter Jacques, Saint-Martin, Le Philosophe Inconnu, sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, Paris, Didier et Cie, 1862,
Paoloni Paul, « Une vue des pratiques occultes à travers l’odyssée des Archives de Jean-Baptiste Willermoz (1763-1956), Renaissance Traditionnelle, n° 181-182, janvier-avril 2016, p. 110-189.
Papus, Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-maçonnerie, avec un résumé de l’histoire de la franc-maçonnerie en France, de sa création à nos jours, et une analyse nouvelle de tous les grades de l’écossisme, Paris, Chamuel, 1899.
— L’Illuminisme en France (1767-1774). Martines de Pasqually, sa vie, ses pratiques magiques, son œuvre, ses disciples, suivis des catéchismes des élus coëns, d’après des documents entièrement inédits, Paris, Chamuel, 1895.
— L’Illuminisme en France, 1771-1803. Louis-Claude de Saint-Martin, sa vie, sa voie théurgique, ses ouvrages, son œuvre, ses disciples, suivi de la publication de 50 lettres inédites, Paris, Chacornac, Librairie générale des sciences occultes, 1902.
Rijnberk Gérard van, Épisodes de la vie ésotérique, 1780-1824, Lyon, Librairie Astro-ésotérique, 1948.
Notes :