Le texte ci-dessous a été publié par Sédir en 1894 sous le titre : « Le cordonnier-philosophe, révélation véridique de sa vie et de sa mort, de ses œuvres et de ses doctrines, d’après les récits d’Abraham von Frankenberg, des Dr Cornélius Weissner et Tobias Kober, de Michel Curtz et du conseiller Hegenitus. » Cet ouvrage, publié à Paris chez Chamuel a été réédité en 1901 par les éditions de l’Initiation.
Pour décrire la vie admirable de cet homme miraculeux et comblé de grâces divines, dit Frankenberg, il faudrait un rhéteur plus accompli que moi-même. Mais, comme aucun de ses compatriotes ne s’est encore chargé de ce soin jusqu’à ce jour, je vais essayer de le faire brièvement au moyen de souvenirs que je recueillis de sa propre bouche, pendant les années 1623 et 1624, où je fus son voisin. C’est cette relation que nous allons reproduire, en la complétant par celles d’autres disciples du théodidacte ; le portrait que nous donnons est dessiné d’après un cuivre dont nous devons la communication à l’obligeance de M. L. Bodin, le libraire bien connu.
Le bienheureux Jacob Boehme est né en 1575 après Jésus-Christ dans la bourgade d’Alt-Seidenberg, à environ deux lieues de Görlitz en Ober-Lausitz. Son père Jacob et sa mère Ursule étaient de pauvres paysans honnêtes et vertueux. Dès sa jeunesse, il fut employé avec les autres enfants du village à garder les troupeaux.

Pendant l’une de ces journées solitaires, où le calme de la nature développait puissamment son esprit méditatif, il lui arriva une chose remarquable. S’étant trouvé un jour, vers l’heure de midi, un peu éloigné de ses camarades, il avait gravi les premières rampes d’une colline avoisinante, nommée « Landes-Crone », lorsqu’il aperçut, à un endroit qu’il me fit voir par la suite, une façon de porte formée de grandes pierres rouges ; il y entra et s’engagea dans un souterrain qui le mena devant une grande masse d’argent ; arrivé là, il sentit un vent de terreur pénétrer son être ; il n’osa donc toucher à rien, et redescendit précipitamment la colline.
Bien qu’il retournât souvent, par la suite, à cè endroit, avec ses jeunes camarades, l’entrée du souterrain resta invisible aux yeux de tous. Cette aventure fut, peut-être, la figure symbolique de l’initiation ultérieure de Boehme aux secrets de la sagesse naturelle et divine. Frankenberg apprit, par la suite, de sa propre bouche, que le trésor avait été enlevé par un étranger, mais ce dernier était mort misérablement parce qu’une malédiction avait été portée contre lui.
Mais revenons à notre Boehme. Ses parents, ayant remarqué dans leur fils une nature bonne, douce et spirituelle, l’envoyèrent à l’école, où il apprit à lire, à écrire et à faire ses prières jusqu’à ce qu’on lui fit apprendre le métier do cordonnier. Il termina son tour de compagnon, en 15 mois et se maria dans la même année avec Catharina Kunschmanns, fille d’un boucher de Görlitz.
Il vécut pendant trente ans avec elle, jusqu’à sa mort, dans une union constante ; la bénédiction de Dieu lui donna quatre fils ; il fit, du premier, un orfèvre, du second, un cordonnier ; et des deux autres, des ouvriers.
On voit que, dès son enfance, Jacob Boehme s’était tenu dans la plus pieuse humilité et dans la crainte de Dieu. L’un des textes sacrés sur lesquels il méditait le plus souvent était celui-ci : « Le Père qui est au ciel donnera le Saint-Esprit à ceux qui le lui demanderont. » (Luc, XI, 1 3.) Le peu que Boehme avait appris des disputes théologiques lui avait fait désirer avec ardeur la connaissance de la vérité, vers laquelle il aspirait sans cesse. Cette prière constante fut exaucée pendant son tour de compagnonnage : le Père le plaça par le moyen de son Fils dans Très Saint Sabbat, lieu du repos des âmes, et il demeura dans la lumière divine sept jours entiers, dans la plus haute exaltation et contemplation.
Selon cette école apocalyptique de l’Esprit de Dieu, que la perversité et l’aveuglement des hommes ont corrompue, Jacob étudia les écrits des saints patriarches, des prophètes, des apôtres et des hommes de Dieu ; et il persévérait sans cesse dans la science des mystères du royaume de Dieu.
On peut croire qu’un feu secret s’alluma dans son être par l’opération magico-astrale de cet esprit sidérique. Voici ce que lui-même nous dit lui être arrivé dans sa jeunesse. Il gardait un jour la boutique de son patron, pendant l’absence de celui-ci, lorsqu’un étranger, mal mis, quoique de belle et respectable apparence, vint marchander une paire de souliers. Jacob lui en proposa un prix un peu plus élevé que celui de leur valeur réelle ; l’inconnu paya sans observation, et s’en alla jusqu’au milieu de la rue ; puis il appela à haute voix : « Jacob ! viens ici ! » Le jeune apprenti, bien qu’effrayé d’entendre qu’un inconnu connaissait son nom, s’approcha cependant : l’homme lui prit la main droite, et, le regardant avec des yeux étincelants, qui pénétraient jusqu’au fond de l’âme, lui dit d’un ton grave et doux: « Jacob, tu es humble, mais tu deviendras grand ; tu deviendras un tout autre homme ; de sorte que le monde s’émerveillera devant toi. Sois donc pieux, crains Dieu, et honore Sa parole ; lis toujours la Sainte Écriture ; tu y trouveras réconfort et instruction, car il faut que tu souffres grandement du besoin, de la pauvreté et de la persécution. Mais console-toi et demeure constant, car tu es aimé de Dieu et ll t’est favorable ! » Sur quoi l’étranger lui jetant encore une fois un regard perçant, lui serra la main et s’en alla. Sa figure se grava profondément dans la mémoire de Jacob, ainsi que ses paroles ; le jeune apprenti s’appliqua dès lors avec une nouvelle ardeur à parfaire sa conduite, de sorte que ses pieux efforts furent bientôt récompensés par un second appel de l’Esprit à un second sabbat.

Lorsqu’il en sortit, il abandonna complètement les plaisirs de la folle jeunesse ; il ne fréquenta plus que les églises, s’enfonçant dans l’étude de la Bible, et recueillant avec empressement la parole des prédicateurs et la vertu des sacrements. L’austérité de sa vie et la pureté de ses mœurs ne firent que lui susciter les persécutions de son entourage ; son maître alla même jusqu’à le renvoyer.
Tout en se livrant avec ardeur au travail, et en gagnant son pain à la sueur de son front, il fut, en 1600, à la vingt-cinquième année de sa vie, saisi encore une fois par la lumière divine et conduit, dans son propre esprit sidérique, au moyen de la vue soudaine d’un vase d’étain (luisance joviale), jusqu’au CENTRE de la Nature secrète. Comme il restait dans le doute, combattant ce qu’il supposait être une fantaisie de ses facultés, il sortit de Görlitz par la porte de la Neiss (près de laquelle il demeurait) pour méditer dans les champs ; la même vision se reproduisit alors pour la seconde fois, de sorte que la SIGNATURE des êtres lui fut révélée et qu’il put désormais en déchiffrer la Nature intérieure (ainsi qu’il l’explique dans son livre De Signatura Rerum) ; il en conçut une grande joie, remerciant Dieu silencieusement du fond de son cœur, mais il n’en tira nullement vanité et tint cette grande lumière secrète.

Son effort obscur et actif vers Dieu fut encore béni ; dix ans après, le Saint-Esprit l’obombra pour la troisième fois et le remplit de lumières et de grâces. Mais, pour ne pas laisser perdre de tels trésors, il en consigna la substance pour lui seul et sans l’aide d’aucun autre livre que la Bible.
C’est en 1612 qu’il confia à un gentilhomme, qui l’en avait supplié, le manuscrit de sa première œuvre, L’Aurore naissante ; ce gentilhomme en fit prendre copie fort diligemment, de sorte que plusieurs personnes en eurent connaissance, notamment le curé de Görlitz, Gregorius Richter ; lequel fulmina du haut de sa chaire contre l’innocent auteur, si violemment et si souvent que l’échevin finit par citer Boehme devant son tribunal (le vendredi 26 juillet 1613).
Le célèbre médecin et chimiste Cornélius Weissner, de Breslau, a raconté toutes ces procédures qui dupèrent vingt-sept ans. Ce docteur avait fait la connaissance de Boehme en 1618 par le frère de sa femme, tailleur de son état, et par un jeune prédicateur, Salomon Schröter ; Weissner était à ce moment précepteur des enfants de Balthazar Tilcken ; il remplit plusieurs pages in-quarto du récit des imprécations bibliques dont le curé de Görlitz voulut foudroyer Jacob Boehme, et de la douceur angélique que celui-ci lui opposa, lui demandant de faire pénitence s’il l’avait offensé ; les échevins, fort émus de tous ces anathèmes, finirent par intimer au pauvre cordonnier l’ordre de sortir sur l’heure de la ville, sans lui laisser seulement le temps d’aller embrasser sa famille. Boehme se soumit avec sérénité à cet arrêt inique ; mais le lendemain matin, on vint le rechercher dans la campagne, et on le ramena en grande pompe dans sa maison.
Le manuscrit de L’Aurore naissante resta dans les cartons du Conseil jusqu’au 26 novembre 1641, jour où le bourgmestre de Görlitz, Dr Paul Scipio, d’après l’avis du chambellan Georg von Pflüger, l’envoya à Amsterdam, à Abraham Villems von Beyerland. Après avoir écrit cette première œuvre, le saint et patient serviteur de Dieu eut à subir une épreuve de sept années, pendant lesquelles la lumière se retira de lui ; on peut voir ses plaintes dans les Trois Principes (1) et dans ses Lettres (2). Mais, lorsque ses prières et ses pénitences eurent fait descendre à nouveau la grâce en lui, il reprit la plume pour ne plus la quitter. On verra plus loin quelques renseignements sur ses œuvres.
N’oublions pas une circonstance qui peut jeter un nouveau jour sur les théories de notre Boehme. Dans l’année 1620, il fit la connaissance d’un certain Dr Balthazar Walter, de Gros-Glokau (Silésie), qui demeura plus de trois mois avec lui, avec lequel il eut de longs et fort secrets entretiens. Ce docteur, qui mourut plus tard à Paris, avait voyagé pendant six ans en Arabie, en Syrie et en Égypte, où il s’était instruit de la sagesse cachée. II fit connaître à Boehme les œuvres de Reuchlin, de Riccius, de Pic de la Mirandole, d’Angelus de Burgo-Nuovo ; ils discutèrent ensemble la philosophie du Zohar et se quittèrent plein d’estime mutuelle.
Tous les contemporains du « théodidacte » ne tarissent pas en éloges sur son admirable douceur et sa longanimité. C’est ainsi qu’un jour il vit arriver un inconnu qui voulut conjurer son esprit familier par les incantations d’une fausse magie ; Boehme se borna à lui faire des remontrances sérieuses et le renvoya.

Une autre fois, un pieux gentilhomme du voisinage, David von Schweinitz, le fit mander dans sa terre de Seifersdorf ; mais le médecin de ce baron, ennemi acharné de Boehme, soudoya le jeune serviteur qui devait lui servir de guide, afin qu’il le précipitât dans un fossé ; le jeune homme exécuta en effet l’ordre reçu ; et notre pauvre philosophe se fendit la tête sur une pierre ; le seigneur de Schweinitz put heureusement le faire soigner avec assez de diligence pour que l’accident n’eût pas de suite.
C’est alors que, présenté aux enfants de Schweinitz et à son beau-frère, celui-ci le tourmenta pour obtenir une prophétie ; et Boehme lui dévoila toutes les frivolités et les turpitudes de sa vie. Notre théosophe était un homme de petite taille et d’aspect peu avantageux ; le front bas, le crâne élevé, le nez un peu recourbé, des yeux brillants d’un gris presque bleu ; peu de barbe, la voix faible, mais cordiale ; ses attitudes étaient dignes, ses paroles sobres, sa contenance modeste. Le sceau qu’il s’était choisi représentait une main tendant depuis le ciel une branche de trois lis. Sa devise était : Unser Heil Im Leben Jesu Christi ln Uns ; c’est-à-dire « Notre salut en Jésus-Christ (qui est) en nous ».
Nous avons vu que, dans l’été de 1624, Boehme fut appelé à Dresde devant un aréopage de savants ; il en sortit malade de la fièvre et demeura assez souffrant, l’automne qui suivit, chez son ami Frankenberg. Le Dr Tobias Kober, qui adressa à Schweinitz une relation circonstanciée de la mort du théodidacte, nous apprend que, revenu à Görlitz, il dut garder le lit à partir du jeudi 7 novembre 1624 ; des douleurs lancinantes dans le côté gauche, l’enflure du ventre et des pieds, le halètement, la consomption de la poitrine et de la face, l’altération des urines, tout faisait prévoir une fin prochaine.
On fit donc venir le prêtre pour lui administrer les derniers sacrements ; il répondit à ses questions avec précision et humilité ; ceci eut lieu le vendredi matin 15 novembre. Le lendemain il prédit le jour de sa mort. Le dimanche, vers minuit, il parut se réveiller et demanda à son fils Tobie s’il entendait la belle musique et, sur sa réponse négative, fit ouvrir la porte afin de mieux jouir de ce concert. Ensuite il demanda l’heure ; on l’entendit s’écrier: « Ô très puissant Tzebaoth ! sauve-moi selon ta volonté ! » puis : « Ô Seigneur Jésus-Christ crucifié ! aie pitié de moi et garde-moi dans ton royaume ! » Il exprima quelques préoccupations sur l’avenir de sa veuve, et dit qu’elle ne lui survivrait pas longtemps. Vers 6 heures, il bénit sa femme et ses enfants, puis disant : « Je vais maintenant au Paradis », il exhala doucement son dernier soupir.
Le clergé, qui l’avait poursuivi pendant sa vie, ne put pas le laisser en repos après sa mort ; il fallut des pétitions, des suppliques, des démarches pour obtenir une oraison funèbre — si mauvaise que le prolixe Dr Kober ne l’a pas jugée digne d’être transcrite — et le permis d’inhumer.
Voici la liste de ses ouvrages selon l’ordre chronologique :
1616
– L’Aurore naissante
1619
– Des trois principes de l’Être divin
1620
– De la triple vie de l’homme
– Quarante questions sur l’homme ou Psychologia vera
– De l’incarnation de Jésus-Christ
– Six points théosophiques
– Du mystère céleste et terrestre
– Des derniers temps
1621
– De Signatura Rerum
– Des quatre complexions
– Apologie à Balthazar
– Mémoire pour Escias Stiefel
1623
– De la vraie pénitence
– Du véritable abandon
– De la régénération
– De la pénitence
– De l’élection de la grâce
– Mysterium Magnum
1624
– Table des principes
– De la vie hyperphysique
– De la contemplation divine.
– Des deux testaments du Christ
– Dialogue d’une âme illuminée avec une âme non illuminée
– Apologie pour Gregorius Richter. De 147 questions théosophiques. Extrait du Mysterium Magnum. Petit manuel de prières
– Table des trois mondes
– De l’erreur d’Ezechiel Meth. Du jugement dernier
– Lettres à diverses personnes
Saint-Martin a traduit en français L’Aurore, la Triple Vie, les Trois Principes, les Quarante Questions. On a réuni sous le titre de Chemin pour aller à Christ, les Quatre Tempéraments, la Vraie Pénitence, le Véritable Abandon, la Régénération, la Vie hyperphysique, la Contemplation et le Dialogue ; c’est une excellente traduction (Berlin, 1722). Le Signatura Rerum a été traduit en français à la fin du XVIIe siècle, mais c’est un livre illisible ; nous en avons fait une traduction qui paraîtra prochainement ainsi que celle du Traité de l’Élection de la grâce. On va réimprimer enfin la Vie hyperphysique. L’Incarnation a été traduite aussi. Il y a une grande quantité d’éditions des œuvres complètes et des œuvres séparées. La meilleure est celle en 5 volumes in-8, Amsterdam, 1682 et 1730. Les nombreuses figures initiatiques en ont été dessinées par Gichtel.
Pour des renseignements bibliographiques plus détaillés, nous prierons le lecteur de se reporter à la première édition de la présente brochure, publiée dans Le Voile d’Isis en 1897.
Sédir
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Note : Le texte de Sédir propose ensuite un « Vocabulaire de la terminologie de Jacob Boehme » permettant la compréhension des « capitaux de son système »