Si Dieu est tout, si le tout est la forme de Dieu, il résulte que nulle forme particulière ne peut exister sans être un tout selon sa classe, c’est-à-dire sans être l’extrait en petit de l’universel, puisque chaque production doit être l’image de cet universel.
Les textes que nous présentons ici sont extraits d’un manuscrit inédit de Louis-Claude de Saint-Martin, intitulé De l’origine et de l’esprit des formes (parfois désigné sous le titre de Traité des formes). Il s’agit d’un traité qui figure parmi les œuvres inédites laissées par le Philosophe inconnu. Contrairement à certaines d’entre elles, comme Les Nombres, le traité De l’origine et de l’esprit des formes, longtemps considéré comme perdu, n’a pas connu d’édition intégrale depuis sa redécouverte par Robert Amadou en 1978.
D’emblée, notons que Saint-Martin fait lui-même référence à ce traité dans une note écrite entre parenthèses, figurant au début des Nombres. Très tôt, ses biographes ont évoqué l’existence de ce texte parmi ses œuvres inédites. Le premier, Elme Caro, le désigne en 1852 sous le titre « traité de l’Origine et de l’Esprit des formes » (p. 95). [1. CARO Elme (et non pas Edme, comme l’écrit Robert Amadou dans L’Esprit des choses, n° 28, p. 128), Du mysticisme au XVIIIe siècle, essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le Philosophe inconnu. Il s’agit d’une thèse de doctorat ès lettres consacrée à Saint-Martin].
Le second, Jacques Matter, le présente en 1862 comme un traité « sur le principe et l’origine des formes » [2. MATTER Jacques, Saint-Martin le Philosophe inconnu : sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, d’après des documents inédits, Paris, Didier, 1862.] .
Les copies du Traité des formes
Après la mort de Saint-Martin en 1803, Joseph Gilbert hérita de la majeure partie des papiers du Philosophe inconnu. Il laissa quelques amis prendre copie de certains de ces textes. Prunelle de Lière, qui fut lui-même un ami intime de Saint-Martin et le collaborateur de Joseph Gilbert dans l’édition des traductions de Boehme laissées par le Philosophe inconnu, fut probablement le premier à obtenir une copie du Traité des formes. Le fonds Prunelle de Lière, conservé à la bibliothèque municipale de Grenoble, en comporte une version sous le titre De l’origine et de l’esprit des formes (Ms 4121, 96 pages).
En avril 1839, Joseph Gilbert donna également une copie du Traité des formes au capitaine Charles Cunliffe-Owen (1786-1872). Membre de la Société biblique de Berne, cet ancien officier de la Royal Navy, installé en Suisse, avait été mandaté par L’Union des cœurs, une loge de Genève travaillant au Régime rectifié, pour rechercher des textes martinistes, et en particulier le Traité sur la réintégration des êtres. Les membres de cette loge chérissaient les idées de Louis-Claude de Saint-Martin. L’un d’eux, Jean-Gédéon Lombard (1763-1848), avait été initié à Lyon, ville où il avait eu l’occasion de rencontrer le Philosophe inconnu.
De passage à Paris, Charles Cunliffe-Owen obtiendra auprès de Joseph Gilbert non seulement une copie du Traité sur la réintégration des êtres de Martinès de Pasqually, mais également des textes inédits comme Les Nombres et De l’origine et de l’esprit des formes. Le 1er septembre 1839, lors d’une tenue de la loge L’Union des cœurs, Christophe Aubanel donna lecture de plusieurs extraits de L’origine et de l’esprit des formes. Le procès-verbal de cette réunion précise leurs titres : le premier est intitulé « Famille, droits paternels », le deuxième, « Des individualités », le troisième, « De la forme de la prière ». [2. RUCHON François, Histoire de la franc-maçonnerie à Genève de 1736 à 1900, Genève, 1935, p. 163. Robert Amadou reprendra ces références, notamment dans l’étude qu’il a consacré à Joseph Gilbert, sans préciser toutefois les titres des textes lu à cette occasion (Deux amis de Saint-Martin, Gence et Gilbert, œuvres commentées, « Document martiniste n° 24 », Cariscript, 1982, p. 29-31. ]
Le premier texte lu par Christophe Aubanel se rapporte en réalité à deux sections du traité De l’origine et de l’esprit des formes : « Familles » et « Droits paternels ». Elles correspondent aux pages 53 à 56 de la copie de Grenoble. Le titre du deuxième texte n’est pas exact, mais semble correspondre à la section intitulée « Distinctions individuelles », figurant page 56. Le troisième texte, « Forme de la prière et de la pénitence », est plus long que les précédents. Il occupe les pages 75 à 85.
Les deux copies du traité De l’origine et de l’esprit des formes dont nous venons de parler, celle de Prunelle de Lière, conservée à Grenoble, et celle de la loge L’Union des cœurs de Genève, vont longtemps rester dans l’ombre. La première entre pourtant à la bibliothèque municipale de Grenoble en 1888, dans le lot de documents de Prunelle de Lière légués par Camille-Eugène Chaper à la bibliothèque dauphinoise. La seconde viendra probablement enrichir les archives du Grand Prieuré indépendant d’Helvétie à Genève, avec la copie du Traité sur la réintégration des êtres.
En 1975, Robert Amadou fut appelé à faire l’inventaire des archives du Grand Prieuré indépendant d’Helvétie, fonds qu’il désigna dans ses écrits sous le nom de « Fonds S.O. fonds Th ». En effet, il précisa lui-même son projet d’en publier l’inventaire dans le Cartarium esotericum [3. Robert Amadou évoque plusieurs fois cette publication « mensuelle dirigée par François Secret et Robert Amadou, aux éditions Dumas » (Amadou, « Introduction » de Martines de Pasqually, Traité de la réintégration des êtres créés, 1974, p. 49). François Secret présente lui-même ce projet auquel était également associé Jean-Pierre Laurant : « Nous avons entrepris la constitution d’un Cartarium esotericum, ordonné selon l’alphabet, mais dont les fiches sur des personnages, des lieux, des ouvrages (livres ou revues), etc., seront publiées selon l’ordre de la recherche en cours. » (Secret François, « Conférence de M. François Secret », École pratique des hautes études, p. 259. Il semble que le Cartarium esotericum n’ait jamais été publié], sous le titre « Archives S.O. fonds Th ». Dans l’introduction au Traité sur la réintégration qu’il a publié chez Dumas en 1974 (p. 18), il évoque la présence du Traité de Martinès de Pasqually dans le Fonds S.O., mais ne dit mot au sujet du manuscrit De l’origine et de l’esprit des formes. Y figurait-il encore ?
Ce n’est qu’en 1978 que Robert Amadou fait resurgir le Traité des formes sur le devant de la scène :
J’annonce avec joie, précise-t-il, la mise au jour du fameux Traité de l’origine et de l’esprit des formes, par Saint-Martin, qu’on croyait perdu à jamais. Il sera publié en même temps que d’autres inédits, relevant notamment de la théurgie et provenant aussi du Philosophe inconnu, sous les auspices des Amitiés martinistes. » (L’Initiation 1978, n° 2, p. 90.)
Dans cette déclaration, Robert Amadou ne situe pas le contexte de cette découverte. Il le fera un peu plus tard, dans un article publié dans le n° 96 du Courrier d’Amboise (juillet-août 1979, p. 45-46, note n° 8), où il associe le traité De l’origine et de l’esprit des formes à l’annonce de la découverte du fameux « Fonds Z ». Annonce faite en deux temps, d’abord dans le numéro 2 de la revue L’Initiation, que nous citions plus haut (1978), et ensuite dans le numéro 3 de cette revue. Notons que ces deux annonces contrastent par leur tonalité. La découverte du « Fonds Z » est en effet présentée d’abord modestement, alors que quelques mois plus tard, elle est claironnée par un « hosanna » triomphant : « Le ciel sourit aux martinistes » (L’Initiation, 1978, n° 3, p. 174-175).
Il faudra pourtant attendre près de vingt-ans pour voir enfin publiée une partie du manuscrit De l’origine et de l’esprit des formes. Dans un premier temps, en 1996, Robert Amadou publia dans la revue L’Esprit des choses dix petits textes extraits du Traité des formes, sous le titre « Articles égarés des Formes ».
- Forme de la langue hébraïque ;
- Les formes du magique ;
- Tableaux ;
- Sacrifices d’animaux ;
- Les bêtes domestiques ;
- La fourmi ;
- L’éléphant et le serpent ;
- L’épizootie des chats ;
- Les abeilles ;
- Des puces et des punaises.
Dans une note en bas de page, Robert Amadou précise que parmi ces textes, seul celui qui est intitulé « De l’épizootie des chats » provient du manuscrit autographe de Saint-Martin, les autres venant « d’une copie » qu’il ne désigne pas. [4. « Articles égarés des Formes », L’Esprit des choses, 1996, n°13-14, p. 156-160.] Ces textes sont offerts « en primeur » de la publication prochaine du « Traité sur l’origine et l’esprit des formes » de Louis-Claude de Saint-Martin, « d’après le manuscrit autographe, avec des variantes » [5. ibidem.].
Ce n’est que cinq ans plus tard que va débuter la publication du traité inédit de Saint-Martin, sous forme d’épisodes, entre 2001 et 2002, dans les numéros 28 à 33 de la revue L’Esprit des choses.
Dans l’introduction, Robert Amadou précise qu’il se base sur « deux témoins » : la version « A », c’est-à-dire le manuscrit autographe de Saint-Martin, conservé dans le Fonds Z, et une copie « C », au sujet de laquelle il ne donne aucune information. La suite de son introduction évoquant Cunliffe-Owen sans toutefois faire référence à la copie que ce dernier avait obtenue de Gilbert, faut-il comprendre que le second témoin baptisé « C », serait la copie de « Cunliffe-Owen » ?
Observons que dans la série d’articles très intéressants qu’il consacre à l’analyse du traité De l’origine et de l’esprit des formes, Robert Amadou n’évoque à aucun moment l’existence d’une copie complète de ce texte dans le fonds Prunelle de Lière (Ms 4121), fonds qu’il connaît depuis 1967. [6. Robert Amadou écrit lui-même : « À propos du fonds coën de Grenoble (fonds Prunelle de Lière), il faut rappeler qu’un inventaire détaillé en a été publié pour la première fois dans la Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin (1967) » (Le Martinisme, éd. Abi Acar, Edi-repro, 1979, p. 12)].
Autant qu’on puisse en juger par les éléments présentés dans son introduction, la version « A », l’autographe de Saint-Martin, comporte des corrections et des annotations, tandis que la version « C » est une version corrigée. Cette remarque montre que la version « C » est comparable au manuscrit du Fonds Prunelle de Lière, qui possède la même caractéristique. D’autres observations appuient cette hypothèse.
La copie de Grenoble
Si on compare les sections du Traité des formes publiées dans la revue L’Esprit des choses avec le manuscrit conservé dans le Fonds Prunelle de Lière, on voit qu’elles correspondent aux soixante-huit premières pages de ce dernier. La publication des pages restantes, soit l’équivalent des pages 69 à 96, a été interrompue par le disparition de la revue. Au total, Robert Amadou a donné une transcription des deux tiers de ce texte, publications assorties de nombreuses notes.
Le traité De l’origine et de l’esprit des formes, tel qu’il se présente dans la copie de Grenoble, se compose des textes suivants :
- [Introduction]
- [1] Première question : Comment avons-nous pu exister de toute éternité avec le suprême auteur des choses sans effacer en lui le caractère de Créateur, et en nous le caractère de créature ?
- [2] Seconde question : Comment dans cette existence éternelle, ou coéternelle, de notre être et de toutes choses à Dieu a-t-elle pu passer de l’état spirituel et divin à l’état corporel, temporel et visible où nous nous trouvons ? [7. L’introduction, la première question et une grande partie de la seconde ont été publiés par Robert Amadou dans la revue L’Esprit des choses entre 2001 et 2002, dans les numéros 28 à 33.]
- [3] Forme de l’homme : L’homme est dans le néant où il est en danger s’il n’est pas universellement possédé de Dieu
- [4] Familles
- [5] Droits paternels
- [6] Distinctions individuelles
- [7] Formes du son et de la parole
- [8] Forme de la langue hébraïque * [8. « * » ici et dans les références ci-dessous, signale qu’une version de ce texte a été publié par Robert Amadou en 1996 (voir plus haut). ]
- [9] Formes de la mémoire
- [10] La forme des transpositions
- [11] Les formes du magique *
- [12] Tableaux *
- [13] La forme des oracles
- [14] La forme des rêves
- [15] La forme du rire
- [16] La forme de l’universalité [9. Nous mettons en gras les titres des textes que nous donnons à la suite de cette étude.]
- [17] Forme du destin
- [18] Destination et propriété générale des formes à la fin des choses
- [19] De la destruction de la nature et de la permanence de ses essences
- [20] Forme de la prière et de la pénitence
- [21] [Texte sans titre, séparé par un trait : « Pourquoi Dieu ne peut-il pas être représenté par des formes ? »]
- [22] Le deuil
- [23] Les sciences divines pour la région à venir, l’œuvre pour la région actuelle
- [24] Sacrifices d’animaux *
- [25] Les bêtes domestiques *
- [26] La fourmi *
- [27] L’éléphant et le serpent *
- [28] L’épizootie des chats *
- [29] Les abeilles *
- [90] Des puces et des punaises *
Les textes qui composent De l’origine et de l’esprit des formes ne présentent pas tous le même intérêt. À côté d’études exposées avec précision, comme les deux premières questions ou « Forme de la prière et de la pénitence », figurent des textes paraissant de moindre intérêt. Certains abordent des thèmes inhabituels sous la plume du Philosophe inconnu, comme « L’éléphant et le serpent », « L’épizootie des chats » ou encore « Des puces et des punaises ». Observons qu’on trouve dans « L’éléphant et le serpent » des termes qui appartiennent au langage inventé par l’Agent Inconnu, tels « mos » et « voos ». Leur présence ainsi que l’originalité des thèmes présentés dans certains textes terminant le Traité des formes nous conduisent à nous interroger sur leur origine : ces textes pourraient avoir été composés par Saint-Martin alors que l’Agent inconnu tentait de retenir l’attention des martinistes lyonnais, soit entre 1886 et 1889.
Soulignant la différence existant entre ces textes et les deux questions qui introduisent le traité, Robert Amadou proposait de les regrouper sous le titre de « scolies ». Nous partageons ce point de vue pour ce qui concerne les sept derniers. Cependant, les autres textes relèvent de la thématique annoncée dans le titre de ce traité, celle des « formes », terme que l’on retrouve dans la plupart des titres composant De l’origine et de l’esprit des formes.
Dominique Clairembault 11/11/2017
Quatre extraits du traité de Louis-Claude de Saint-Martin : De l’origine et de l’esprit des formes
Les textes ci-dessous n’ont jamais été édités jusqu’à ce jour, ils sont retranscrits d’après le Ms 4121 conservé à la bibliothèque municipale de Grenoble Ms 4121.
[16] La Forme de l’universalité
Si Dieu est tout, si le tout est la forme de Dieu, il résulte que nulle forme particulière ne peut exister sans être un tout selon sa classe, c’est-à-dire sans être l’extrait en petit de l’universel, puisque chaque production doit être l’image de cet universel. La seule différence c’est que dans ces diverses formes particulières, il y a une propriété du grand tout qui domine sur les autres propriétés ; et ce sont ces diverses propriétés prédominantes qui caractérisent et opèrent la variété des formes.
La forme de l’homme est la seule dans la nature qui présente matériellement le signe régulier dont l’unité ait pris le symbole dans tous les corps, indice physique du concours harmonique où sont en lui toutes les propriétés supérieures qui constituent son existence spirituelle.
Tout se réduit à une seule idée, à une seule parole, à une seule action diversifiée par les modifications et opérations des êtres, mais ayant tous le même but, celui de la triomphante unité.
C’est aussi parce que l’homme à en lui un principe d’universalité, que tout ce qui le frappe, soit en bien, soit en mal, soit en apparence, soit en réalité, prend en lui ce caractère, parce que toutes les impressions gagnent sa forme d’universalité et en pénètrent toutes les ramifications, de manière que toutes ses formes étant remplies, il prend cette impression pour l’unité absolue, et les affections, les goûts et les idées qui en résultent pour une universalité complète.
Bien plus, quand même toutes ces formes ne seraient pas remplies, il suffirait qu’il y en eût quelques-unes qui le fussent pour qu’elles lui présentassent encore ce caractère d’universalité dont les moindres portions de nos facultés sont susceptibles. Et c’est dans ce principe de l’universelle immensité divine, que les hommes trouvent tous les jours à se diviser et à se scandaliser sans pouvoir se réconcilier parce qu’ils partent réellement chacun d’une universalité et qu’ils ne peuvent pas alors apercevoir qu’il y ait des universalités partielles diverses de tous les degrés.
L’homme individuel trouve en lui mille exemples de cette vérité qui seront applicables à son physique, à son moral, à ses goûts, à ses passions, à ses facultés pensantes et à toutes les œuvres de ses mains et de son esprit, par lesquelles il remue continuellement toutes les régions qui l’environnent.
L’universalité incréé ne peut être que l’unité totale. L’universalité produite, soit créée soit émanée, ne peut être qu’une multiplicité, sans quoi il y aurait deux unités égales. Les unités partielles qui composent l’universalité multiple ou produite, doivent retracer l’unité totale ou incréée, mais elles ne peuvent en être que des images quels que soient les efforts que l’orgueil puisse leur faire faire pour être autre chose. Ainsi, il serait impossible que Dieu n’eût créé qu’une seule âme ou qu’un seul esprit, quel que soit le mode de la génération progressive de cette âme et de cet esprit, et à quelque degré que se porte le nombre de leurs productions ; car il n’est pas nécessaire que cette multiplicité d’âmes ou d’esprits soit simultanée, attendu qu’il n’y a point de temps pour Dieu, et que le temps n’est qu’une extension de l’unité simple. Par cette même raison, il n’est pas nécessaire que les puissances génératrices de la nature produisent à la fois tous leurs fruits, mais il est nécessaire qu’ils soient multiples, puisque la nature n’est pas simple comme l’esprit, et qu’elle n’est que l’image seconde et altérée de l’unité. Aussi doit-elle passer, tandis que l’esprit quoique altéré demeurera comme étant simple et portant en lui le caractère de la première image de cette unité.
[17] Forme du destin
La forme du destin n’a d’autre existence que celle qu’elle reçoit de la part des êtres libres qui s’introduisent eux-mêmes dans ce destin, ou qui le laisse tomber sur eux. Quand ce destin fâcheux vient sur nous par notre faute, notre punition est de ne pouvoir nous en séparer sans le vaincre, sans le rompre et le briser en le traversant douloureusement. Lorsqu’il nous est envoyé sans notre participation directe, tel que par notre naissance ou par épreuve, nous pouvons le dissoudre et le dissiper par les seuls droits de notre être, dirigés avec prudence, constance et confiance, car c’est de cette manière-là que le Dieu vivant, grand et terrible dissout naturellement et sans relâche le destin universel du temps ; de façon qu’à la fin des choses, ce destin universel du temps se trouvera aboli et effacé sans que la puissance divine ait employé autre chose que la grande vertu de sa résistance et de sa fixité.
[18] Destination et propriétés générales des formes à la fin des choses
Si les propriétés générales des formes sont d’être la manifestation des opérations de l’esprit, il en résulte que la destination des formes est d’être transmuée en opérations de l’esprit, et que c’est par là que toutes les formes finissent. Nous en pouvons juger puisque nous voyons l’homme substituer presque partout l’opération de son propre esprit à l’opération naturelle de toutes les formes. La forme de l’homme peut dès ce monde atteindre le glorieux terme dont nous parlons parce qu’elle est habitée par un être libre et qu’elle est par cette raison susceptible d’une perfection plus grande et plus active que les autres formes.
La parole de l’esprit doit donc trouver un jour toutes les formes et particulièrement la forme de l’homme. Cette parole se concentre pour pouvoir s’introduire et demeurer dans la forme. Elle y devient silencieuse par cette concentration. Lorsqu’elle parvient à se faire jour et à rentrer dans la liberté, elle doit reprendre d’autant plus vivement et plus fortement son activité qu’elle a été plus concentrée. Qu’on juge de la, ce que c’est que la résurrection, et combien le règne glorieux du verbe sera terrible puisqu’il viendra armé de toute sa puissance. Mais d’un autre côté, toutes les facultés des êtres qui sont encore cachées et ensevelies reparaitront à la disparition des choses, comme les sels de toutes les substances reparaissent après l’évaporation.
Il y aurait de quoi frissonner si l’on portait sa pensée sur cette explosion de la parole lors de la résurrection finale. Jugeons-en par les explosions particulières qu’en ont entendu les prophètes et par l’état douloureux et épouvantable où ces explosions particulières les plongèrent.
[19] De la destruction de la nature et de la permanence des essences
Nous voyons journellement les végétaux, les animaux et les autres productions naturelles passer et disparaître de dessus la terre et cela ne nous permet pas de douter de la fin des choses, surtout lorsque nous portons nos regards jusques sur la destruction de notre propre corps, puisque tout nous apprend que l’homme était comme le sommet de la création et en quelque sorte la clef de voûte, et que si la nature en cas que l’homme eut gardé et rempli fidèlement son poste, devait être régénéré par lui et participer à la gloire que ce chef aurait acquise, il faut à plus forte raison qu’elle soit soumise à l’ignominie dont ce chef s’est rendu susceptible, et dans laquelle il est venu se plonger au lieu de s’en retirer. Mais, si la nature universelle est condamnée à la mort, il faut que ses essences soient permanentes et durables. Vérité qui a fermenté dans la pensée des hommes, mais qui n’a pas produit des résultats réguliers puisque les philosophes ont fait cette nature éternelle et n’ont voulu voir dans ses révolution journalières qu’une succession de formes se composant des débris les unes des autres.
Or la preuve que les essences de la matière sont permanentes et durables, quoique cette nature elle-même doive périr, se trouve dans la permanence des astres, opposés à la disparition journalière des fruits de la terre. Car les astres sont les principes séminaux et organisateurs [74] de toutes les productions terrestres. Et comme nous voyons ces principes subsister malgré la disparition de leurs produits, nous devons conclure de même par rapport à la destruction de la nature, et à la permanence de ses essences. Et comme les essences ne peuvent subsister et agir que par l’esprit de vie qui les meut et les dirige, nous pouvons conclure aussi que les essences durables seront également activées d’une manière permanente, puisque malgré la disparition journalière des fruits terrestres, nous voyons subsister non seulement les étoiles qui représentent les essences, mais encore les planètes qui représentent les esprits des essences.
On peut, si l’on veut, jouter une preuve plus intérieure et plus rapprochées de nous, mais qui n’en sera que plus sensible, c’est celle de la permanence d’un arbre, malgré que ses fruits et ses feuilles disparaissent périodiquement devant nos yeux.
Louis-Claude de Saint-Martin
[à suivre]