En 1835, Ulrich Guttinguer publie, Philosophie religieuse, 1er volume Saint-Martin, un florilège de pensées mystiques sélectionnées parmi les plus belles pages de L’Homme de désir de Louis-Claude de Saint-Martin. Ulrich Guttinguer l’a composé en hommage à cet auteur qui a joué un rôle fondamental dans sa vie : « Un jour, il m’a suffi d’ouvrir un de ces livres pour vouer ma vie aux choses divines [1] GUTTINGUER Ulrich, Philosophie religieuse, 1er volume – Saint Martin, Paris, 1835, Chez Toulouse, p. II. . »
En proposant un abrégé de L’Homme de désir, Ulrich Guttinguer n’avait qu’un seul but : « Faire fructifier dans l’âme des lecteurs la parole de Saint-Martin, comme elle a fructifié dans l’âme de son abréviateur [2] « Philosophie Religieuse — 1er volume : Saint-Martin », Revue de Rouen, 1835, T. 5, p. 253. . » Si Guttinguer accorde une telle importance à l’œuvre du Philosophe inconnu, c’est parce qu’elle est liée à une expérience spirituelle qui a bouleversé sa vie. Membre du cénacle de Victor Hugo, Ulrich Guttinguer, poète et écrivain romantique, est aujourd’hui oublié. Né à Rouen le 31 janvier 1787 et mort à Paris le 1er septembre 1866, il était le fils d’un négociant de Rouen originaire de suisse. En 1811, il épouse Virginie Gueudry, jeune et riche héritière. Cette union le place à la tête d’une fortune considérable. Virginie meurt huit ans plus tard, lui laissant deux enfants. Inconsolable, Ulrich Guttinguer mène alors une existence de libertin.
Cette vie aventureuse s’achève brutalement au début de l’année 1828 avec la trahison de Rosalie, l’une de ses maîtresses. Cette dernière, une femme mariée, prise de remords à la suite du scandale provoqué par leur relation, se réfugie dans une pension religieuse de la rue Picpus à Paris. Éconduit, Ulrich a le cœur brisé ; au bord du suicide, il sombre dans une profonde dépression. Ses amis, Victor Hugo, Charles-Augustin Sainte-Beuve et Alfred de Musset, lui conseillent de mettre en roman sa pénible aventure.
Sur les recommandations de Sainte-Beuve, Ulrich Guttinguer visite la Suisse, la Provence et les Pyrénées, espérant conjurer sa douleur par l’éloignement. Ce voyage va marquer la première étape de sa transformation. Sur la route, il fait la connaissance d’un vieillard qui lui offre un livre, l’Imitation de Jésus-Christ [3] L’histoire ne dit pas s’il s’agit la traduction publiée en 1820 par Jean-Baptiste-Modeste Gence, l’un des derniers disciples du Philosophe inconnu, ou celle de Lamennais, un ami de Sainte-Beuve, parue en 1824. . Cette rencontre le marque profondément. Il prend conscience qu’il ne trouvera la paix que dans l’amour de Dieu.
De retour en France en septembre 1829, il décide de se retirer loin de la vie parisienne et fait construire un chalet dans la forêt de Saint-Gatien, près de Honfleur, en Normandie, pour y vivre dans la solitude. C’est au milieu de cet exil qu’il recevra de temps à autre ses amis : Victor Hugo, Charles-Augustin Sainte-Beuve, Alfred de Musset, Alexandre Dumas, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Théophile Gautier et Frédéric Chopin. Dans cette forêt d’où il aperçoit la mer, il éprouve un sentiment d’infini. La paix et le silence le conduisent peu à peu à rentrer en lui-même :
… j’entendis enfin ma conscience
Et qu’un ange du ciel près de moi put s’asseoir.
Sur trois lettres de feu qui fendirent la nue,
Il arrêta mes yeux, qui toujours lisaient : Foi ! [4] GUTTINGUER, « Poème à Alfred de Musset », Le Littérateur universel, août 1839, p. 197.
Ulrich Guttinguer se lance dans l’écriture du roman promis à ses amis. Cependant, la plaie est encore béante. Il dira bientôt à Sainte-Beuve : « Chaque ligne me brise le cœur. » Trop affecté par ce drame, il lui demande d’écrire à sa place, d’après les notes qu’il lui confiera. Ce roman a pour titre Arthur ou Religion et Solitude, c’est l’histoire de sa vie. Cet Arthur, c’est Ulrich lui-même, et ce livre raconte sa vie, l’enchaînement des événements l’ayant conduit à rechercher Dieu dans la solitude de la forêt de Saint-Gatien.
Vivant à l’écart du monde, Guttinguer fait « figure de converti, avouant, d’ailleurs, très humblement qu’il se trouve encore bien éloigné du terme où la grâce veut le conduire [5] BRÉMOND Henri, Le Roman de l’histoire d’une conversion, Ulrich Guttinguer et Sainte-Beuve, Paris, Plon, 1925, p. 108. ». Sainte-Beuve prend la chose très au sérieux, fournissant régulièrement à son ami les lectures mystiques propres à étancher sa soif d’absolu. Parmi elles figurent les œuvres de sainte Thérèse, saint Bernard, saint Jean Chrysostome, saint Jean Climaque, Louis de Blois, Fénelon, saint François de Sales, Louis Bourdaloue, Bossuet, Jacques Joseph Duguet, Joseph de Maistre, les Vies des Pères du désert… auxquelles s’ajoutent l’Imitation de Jésus-Christ, la Bible, les Évangiles.
En mars 1834, c’est un ouvrage de Louis-Claude de Saint-Martin, L’Homme de désir, que Sainte-Beuve lui confie. Guttinguer le remercie d’avoir placé entre ses mains un bien si précieux : « Il m’assure, m’adoucit, me fortifie », lui confie-t-il. Intrigué, il l’interroge : « Mon cher ami, donnez-moi quelques détails sur l’auteur de L’Homme de désir ; Existe-t-il ? Où est-il ? Qu’a-t-il écrit encore ? Je me prosterne à chaque minute [6] Lettre citée par Henri Brémond dans Le Roman de l’histoire d’une conversion, op. cit., p. 149-151. ». Rapidement, les œuvres de Saint-Martin vont occuper une place de choix dans ses lectures, raffermissant sa foi, au point qu’il ira jusqu’à dire qu’il lui a suffi d’ouvrir l’un de ses livres pour vouer sa « vie aux choses divines ».
Ce n’est que quelques années plus tôt, entre 1820 et 1821, que Sainte-Beuve avait lui-même découvert Saint-Martin en lisant Des erreurs et de la vérité. Entre 1827 et 1828, la lecture de la Réponse à Garat l’avait incité à se pencher plus sérieusement sur les œuvres du théosophe d’Amboise. Bientôt, L’Homme de désir devient pour lui, comme pour nombre de romantiques, un livre de piété [7] Voir CELLIER Léon, « Sainte-Beuve et Saint-Martin : le Martinisme dans volupté », Revue des sciences humaines, juillet-septembre 1989, fasc. 135, p. 391-407. .
La parution de la « Notice biographique sur Louis-Claude de Saint-Martin », publiée entre temps par Jean-Baptiste-Modeste Gence dans la Biographie Universelle de Michaud [8] Biographie Universelle de Michaud, 1825, Tome XL , l’avait-elle incité à le faire ? À cette époque, Saint-Martin est réellement un philosophe inconnu. Sainte-Beuve est l’un des premiers à le remettre à l’honneur. Il l’évoque en des termes élogieux dans une critique des Harmonies de Lamartine, publiée en 1832, tout comme dans ses articles sur Oberman et Lamennais, publiés la même année dans la Revue des deux mondes [9] La même année, Philibert Damiron, professeur de philosophie à l’Académie de Paris, consacre quelques lignes à Saint-Martin dans la quatrième édition de son Essais sur l’histoire de la philosophie en France au dix-neuvième siècle, Bruxelles, chez H. Dumont, 1832. .
Petit à petit, la rédaction d’Arthur progresse, les ébauches s’accumulent. Un événement va pourtant conduire Sainte-Beuve à délaisser sa collaboration à ce roman. Il connaît en effet un drame sentimental similaire à celui qu’a vécu son ami. Comme lui, il décide d’en écrire l’histoire. Ce sera Volupté, son seul roman. C’est un roman chrétien, « presque un livre de dévotion [10] BRÉMOND, Le Roman de l’histoire d’une conversion, op. cit., p. 156 ». Il conte l’histoire d’Amaury, qui choisit de devenir prêtre après avoir connu un échec amoureux auprès de Madame de Couaën. Pour lui, l’amour ne peut trouver un accomplissement réel que dans la religion.
Une phrase, lue dans les œuvres de Saint-Martin, permet à Amaury de se détourner du matérialisme pour les choses de l’invisible. Comme le souligne Léon Cellier, « en parcourant les étapes qui jalonnent l’itinéraire spirituel du héros, le lecteur attentif constate la présence continue de Saint-Martin, tel un aimable Mentor [11] CELLIER, L. « Sainte-Beuve et Saint-Martin : le Martinisme dans Volupté », op. cit., p. 393. ». Le héros ira jusqu’à tenter de rencontrer le théosophe en se rendant à Aulnay [12] SAINTE-BEUVE, Volupté, chapitre XII. . Volupté sera édité en juillet 1834. Guttinguer est enthousiasmé par le livre, et plus spécialement par les quelques références à Louis-Claude de Saint-Martin, qui parsèment le roman [13] Saint-Martin apparaît au début du chapitre quatre. Dans le dixième, Sainte-Beuve en parle comme d’un « Salomon moderne, invisible et plus doux ». Le chapitre suivant évoque plusieurs textes du Philosophe inconnu, Des erreurs et de la vérité, L’Homme de désir et la Réponse à Garat. A propos de l’ensemble des références à Saint-Martin dans ce roman, voir CELLIER Léon, « Sainte-Beuve et Saint-Martin, op. cit. . Il presse son ami d’écrire une biographie de Saint-Martin : « Dieu vous la commande », lui écrit-il le 17 octobre [14] Lettre de Guttinguer à Sainte-Beuve datée du 17 octobre 1834, citée par BRÉMOND, dans Roman et histoire d’une conversion, op. cit, p. 159. .
Entre temps, Ulrich Guttinguer s’est remis au travail et termine seul son roman. Cependant, il veut clore son récit par un recueil contenant les plus beaux textes mystiques qui l’ont soutenu pendant sa crise morale. Il accorde une telle importance à ce projet qu’il estime nécessaire d’y consacrer un volume entier, lequel formera la troisième partie du roman. Ce projet lui semble si capital qu’il décide même de publier cette anthologie avant la première partie du roman.
Le 1er novembre 1834, Arthur ou Religion et Solitude, troisième partie, est publié à Rouen, chez Nicétas Periaux. L’ouvrage est édité sans nom d’auteur. Il ne comporte pas moins de quatre cent vingt-cinq pages, dont cent soixante-douze consacrées aux Pères du désert, en particulier à saint Jean Climaque. L’un des chapitres, intitulé « Œuvre de Saint Martin [15] Guttinguer écrit souvent le nom de Saint-Martin sans trait d’union, « saint Martin », laissant le premier nom en minuscule, comme s’il s’agissait d’un saint. Il fait de lui l’égal des grands théologiens, voir des saints de l’Église. , L’Homme de désir », est entièrement réservé au Philosophe inconnu. Il débute par une brève biographie du théosophe, précisant :
Il était affilié à des loges maçonniques de Lyon qui avaient conservé, il paraît, d’antiques secrets ; il était fort occupé d’opérations théurgiques d’invocation d’esprit intermédiaires […] mais il avait fini par considérer cet aspect occulte comme inutile et même dangereux. Il s’était appliqué à la prière et à la haute morale ; il était l’aumône et l’humilité même ; il révérait le christianisme [16] Le chapitre occupe les pages 310 à 321. .
Guttinguer conseille aux âmes pieuses la lecture de L’Homme de désir, tout comme celle des Œuvres posthumes, mais juge les autres livres du théosophe trop énigmatiques : « C’est un grand malheur pour l’humanité qu’il ait manqué à saint Martin […] le secret de se mettre à la portée de tous, ou du plus grand nombre. C’est ce service que nous essaierons peut-être de lui rendre quelques jours [17] Arthur, p. 311. . »
Après avoir remercié Sainte-Beuve d’avoir de nouveau révélé dans Volupté cet « homme admirable » que fut le Philosophe inconnu, Guttinguer propose une série de textes sélectionnés dans dix chants de L’Homme de désir. Il modifie la distribution des strophes du texte original, pour les répartir en vingt-six paragraphes numérotés [18] Correspondance des numéros de Guttinguer (G) avec les chants de L’Homme de désir (HD) : G n° 1 à 9, HD n° 8 ; G n° 10-11, HD n° 9 ; G n°12-13, HD n° 10 ; G n° 14-15, HD n°11 ; G n° 16-17, HD n° 12 ; G n° 18, HD n° 13 ; G n° 21-23, HD n° 16 ; G n° 24, HD n° 18 ; G n° 25-26, HD n° 20. . Observons qu’il ne respecte pas toujours la ponctuation de Saint-Martin et utilise des italiques pour mettre en évidence certains mots. Il ajoute aussi quelques commentaires dans des notes en bas de page. Les textes qu’il a retenus sont centrés sur la mystique et la prière. Il a pris soin d’éviter les passages relevant d’un ésotérisme dont il ne perçoit pas la portée. Ses remarques à propos de la présence de l’amour et de la sagesse au cœur de l’homme [19] Voir la note 1 de la page 316 (n° 16), qui commente un passage du chant n° 12 de L’Homme de désir. montrent qu’il interprète mal la doctrine de la réintégration, théorie qui constitue pourtant le centre de la théosophie de Saint-Martin. Guttinguer termine cette évocation de L’Homme de désir en annonçant à demi-mot un projet d’édition plus ambitieux :
Plus de deux mille pensées, presque toutes de cette sublimité, composent les œuvres choisies de saint Martin. En extraire les plus remarquables, nous semble un travail plein d’utilité pour le sort et l’amélioration de l’homme. Dans cette conviction, nous l’entreprendrons, si Dieu nous en accorde le désir, et nous croirons avoir fait une œuvre agréable à lui et profitable à nos semblables [20] Arthur, p. 21. .
Sitôt la parution d’Arthur le 2 novembre 1834, il a « déjà sur le métier un Saint-Martin de sa façon [21] BRÉMOND H., Le Roman et l’histoire d’une conversion, op. cit., p. 160. » : Ce sera un abrégé de L’Homme de désir, l’ouvrage qui fait l’objet du présent volume. Dès le début du mois de janvier 1835, les ventes d’Arthur se révèlent catastrophiques. Cet échec était prévisible, car qui voudrait acheter la troisième partie d’un roman avant d’en avoir lu le début ? Ce revers n’empêche pas Guttinguer de mener à bien son projet : publier un volume entièrement consacré à Louis-Claude de Saint-Martin.
L’ouvrage est édité au début du mois d’avril 1835, sous le titre Philosophie religieuse, 1re partie : Saint-Martin. Il est publié à Paris, chez Toulouse, librairie rue du Foin-Saint-Jacques (imprimé chez Nicétas Periaux, à Rouen). Comme le précédent, il ne porte pas de nom d’auteur. Une phrase, extraite d’Arthur, placée en exergue sur la page de titre, évoque son lien avec le roman.
Ce livre est un abrégé de L’Homme de désir, auquel Guttinguer a ajouté quelques pensées glanées dans d’autres ouvrages du Philosophe inconnu, les Œuvres posthumes et Ecce homo. Il débute par une brève introduction dont le texte diffère de celui utilisé pour la présentation de Saint-Martin dans Arthur.
Ici, il n’est plus question des expériences théurgiques et maçonniques du théosophe. Guttinguer se contente de dresser Saint-Martin en exemple de ceux qui s’élevèrent contre l’athéisme du siècle des Lumières. Constatant la baisse de l’influence de ces philosophes, il veut encourager l’espérance d’une société qui semble enfin « tourner ses regards vers le ciel ». Avouant qu’il vécut lui-même longtemps dans les ténèbres, il précise que c’est après ouvert un livre du Philosophe inconnu que ses yeux s’ouvrirent et qu’il décida de consacrer sa vie aux choses divines. Il veut donc s’employer tout entier à faire connaître l’œuvre de ce « chevalier solitaire » en publiant ce livre, quitte à le donner pour mieux contribuer à la divinisation des cœurs de ses contemporains. Dans une note de la préface, il annonce la publication d’une « biographie entière des œuvres de cet admirable philosophe ». Elle nous sera donnée, ajoute-t-il, « par une des meilleures réputations littéraires et poétiques de nos temps [22] Philosophie religieuse, op. cit., p. IX. ». Il s’agit de Sainte-Beuve.
L’essentiel de Philosophie religieuse est consacré à L’Homme de désir, dont il offre en quelque sorte une version abrégée. De ses trois cent un chants, Guttinguer en a sélectionné cent vingt-neuf, dont il a extrait deux cent trente-six pensées [23] Guttinguer ne reprend que quelques-uns des textes publiés précédemment dans Arthur. numérotées de 1 à 236. Cependant, cette numérotation ne correspond pas à celle des chants de L’Homme de désir d’où elles sont extraites [24] Une table, placée en annexe de ce volume, établit la correspondance entre les textes de Guttinguer et ceux de Louis-Claude de Saint-Martin. . Guttinguer en modifie parfois le début pour mieux les adapter à une lecture isolée de leur contexte initial. De surcroît, ces citations sont parfois entrecoupées de commentaires où Guttinguer témoigne son enthousiasme, voire, plus rarement certes, ses divergences avec les idées de Saint-Martin [25] Vingt-cinq commentaires au total, dont deux, les n° 196 et 219, expriment un point de vue critique. .
Sa sélection porte sur les passages les plus mystiques de L’Homme de désir, laissant de côté ceux qui présentent un aspect trop énigmatique [26] Dans une note de son introduction il cite parmi ces textes obscurs un passage du chant 238, où le Philosophe inconnu évoque la science des nombres. . Comme le notera avec justesse Elme Caro, Guttinguer s’est plus appliqué à « mettre en lumière le tour religieux et chrétien de la pensée de Saint-Martin, plutôt que le caractère philosophique de sa doctrine [27] CARO, Elme-Marie, Du mysticisme au XVIIIe siècle. Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le Philosophe inconnu, Paris, Hachette, 1852, p. 6. ».
Ces textes sont suivis d’un commentaire plein de lyrisme, où Guttinguer recommande à ses lecteurs de ne pas oublier de si nobles pensées entièrement inspirées par l’amour des hommes. Il souligne la force et la fécondité des écrits d’un philosophe aujourd’hui inconnu. Ce commentaire utilise deux phrases du Portrait [28] « C’est une vérité qu’il n’y aurait pas assez de papier dans le monde… », Portrait historique et Philosophique n° 96 et « Il m’a été clairement démontré qu’il y a deux voies… », ibid, n° 88. .
Le livre propose ensuite vingt pensées non numérotées, extraites du premier volume des Œuvres posthumes [29] La première est : « Quand j’ai aimé plus que Dieu quelque chose qui n’était pas Dieu… ». Voir la table figurant en Annexe à ce volume pour le détail de ces sources. Voir l’Annexe en fin de volume. . Les onze premières sont empruntées au « Portrait historique et Philosophique ». Les neuf suivantes viennent de « Pensées tirées d’un manuscrit de Mr. de St. Martin ». La dernière est assortie d’une note de Guttinguer relative à la liberté de la presse. Enfin, un dernier extrait, lequel est une libre adaptation d’une phrase d’Ecce homo, clôt ce florilège de textes du Philosophe inconnu.
Un postscriptum termine l’ouvrage. Guttinguer y répond à des critiques sur le manque d’orthodoxie des idées de Saint-Martin. Il précise n’avoir rien trouvé de contraire au catholicisme dans ses écrits. À ceux qui dénoncent son enthousiasme, le soupçonnant d’être l’un des adeptes du Philosophe inconnu, il rappelle que celui-ci n’a fondé ni secte ni école. Il précise d’ailleurs qu’il est trop jeune pour avoir connu le théosophe d’Amboise. Ajoutons qu’il ne semble pas avoir été en relation avec ses derniers amis Joseph Gilbert et Jean-Baptiste-Modeste Gence, qui sont pourtant ses contemporains [30] Notons cependant que Guttinguer et Gence ont à cette époque le même imprimeur, Moquer et comp., à Paris. . Il termine ce postscriptum par une dernière citation empruntée au chant 213 de L’Homme de désir.
Le 13 avril 1835, Guttinguer écrit à Sainte-Beuve : « Vous avez sans doute mon petit volume de Saint-Martin. C’est manqué, de l’or mal monté, mais tel que, cela peut faire du bien [31] Lettre citée par BRÉMOND dans Le Roman de l’histoire d’une conversion, op. cit., p. 172. . » Guttinguer ne semble pas totalement satisfait par cette édition. L’ouvrage passera d’ailleurs inaperçu, la presse reste muette, si ce n’est la Revue de Rouen, qui annonce :
Cette publication n’est, ni une spéculation d’argent, ni une spéculation de vanité ; elle n’a qu’un seul but : faire fructifier dans l’âme des lecteurs la parole de Saint-Martin, comme elle a fructifié dans l’âme de son abréviateur. […] Certainement, l’Homme de désir devait souhaiter un disciple loyal et fervent qui le traduisit à l’intelligence des masses, qui fit luire à leurs yeux la lumière cachée dans les nuages Impénétrables dont il avait trop souvent eu le tort de s’environner. Après plus de trente ans, ce service vient enfin de lui être rendu : on peut espérer que désormais Saint-Martin, mis à la portée, sinon de tous, du moins du plus grand nombre, ne sera plus le philosophe inconnu [32] Texte signé « H », publié dans la Revue de Rouen, 1835, T. 5, p. 253-254. .
Selon Henri Brémond, c’est peu de temps après cette édition que le processus de conversion entamé par Guttinguer en 1829 trouve son accomplissement. L’auteur d’Arthur écrit en effet à Sainte-Beuve : « J’ai enfin goûté le vrai pain céleste, le pain des forts, le pain de Port-Royal [33] Lettre du 24 août 1835, citée par BRÉMOND dans Le Roman et l’histoire d’une conversion, op. cit., p. 186. . » Continuant sa quête, il lit les œuvres de Lamennais et l’oraison universelle attribuée au pape. Il confie à Sainte-Beuve y trouver chaque jour des délices, « mais pas en plus grand nombre que dans notre ami Saint-Martin [34] Lettre du 2 octobre 1835, ibid., p. 189. ».
Philosophie religieuse va connaître une autre édition l’année suivante, chez le même éditeur [*]. Cependant, son titre a été modifié pour prendre celui de Esprit de Saint Martin, pensées choisies. C’est cet ouvrage qui fait l’objet de la présente édition.
Après Esprit de Saint Martin, Guttinguer publie enfin la version définitive de son roman, Arthur, Religion et Solitude, en décembre 1836 chez Renduel [35] Cette fois, il n’est pas imprimé à Rouen, mais à Paris, chez Moquet et comp. rue de la Harpe. . L’ouvrage comporte deux parties, la seconde reprenant le texte publié en 1834, celui-là même qui devait constituer la troisième partie. Guttinguer n’en a gardé qu’une centaine de pages. Il s’agit d’un recueil de méditation et de prières. Pour ce qui est des textes de Saint-Martin, ils ont été réduits à quatre citations extraites des Œuvres posthumes [36] Il est cependant daté de 1837. . (voir p. 381, éd. 1836). Les deux premières sont tirées du « Portrait historique et philosophique » (n° 182 et n° 626), la troisième de « Pensées extraites d’un ms de Saint-Martin » (p. 209, O. Posthumest.1). La dernière est une adaptation du n° 334 du « Portrait historique et philosophique », que Guttinguer introduit par un commentaire.
Avec Sainte-Beuve, Ulrich Guttinguer fait figure de pionnier dans le processus de redécouverte de l’œuvre du Philosophe inconnu qui s’opère au milieu du XIXe siècle. Ce n’est en effet qu’à partir de 1840 que paraissent les premières études importantes consacrées à Louis-Claude de Saint-Martin. D’abord, c’est Victor Cousin qui le cite dans son cours sur la philosophie donné à la Sorbonne. « Jamais, précise t-il, le mysticisme n’a eu en France un représentant plus complet, un interprète plus profond, plus éloquent, et qui ait exercé plus d’influence que Saint-Martin [37] Arthur, p. 381-382, 1836. . » À sa suite, Henri Bouchitté lui consacre une notice dans le Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck (Paris, Hachette, 1849).
Viennent ensuite les ouvrages de Louis Moreau, Le Philosophe inconnu. Réflexions sur les idées de Louis-Claude de Saint-Martin le théosophe (Paris, J. Lecoffre, 1850) ; l’étude d’Elme-Marie Caro, Du mysticisme au XVIIIe siècle. Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le Philosophe inconnu (Paris, Hachette, 1852) [38] Œuvres de Victor Cousin, Introduction à l’histoire de la philosophie, t. 1, « 13e leçon », Bruxelles, 1840, p. 231. . Puis Sainte-Beuve évoque Saint-Martin en 1854 dans deux chapitres de ses Causeries du lundi. En 1862, Jacques Matter publie son étude magistrale, Saint-Martin, le philosophe inconnu : sa vie et ses écrits, son maître Martínez et leurs groupes d’après des documents inédits (Paris, Didier, 1862). L’année suivante, Adolphe Franck commence la publication d’une série d’articles consacrés à Martinez Pasqualis, ses doctrines mystiques et son influence sur Saint-Martin, publiés en 1863, textes qu’il reprendra en 1866 pour son livre La Philosophie mystique en France à la fin du XVIIIe siècle, Louis-Claude de Saint-Martin et son maître, Martinez de Pasqually [39] L’étude de Caro a été rééditée en 2010 aux Éditions de la Tarente, dans la même collection que le présent ouvrage. .
C’est au cours de cette même année, le 21 septembre 1866, que disparut Ulrich Guttinguer, qui fut l’un des premiers à vouloir partager et mettre à la portée de tous « le riche trésor de sagesse et de poésie [40] Ces articles seront publiés dans le tome 66 des Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. Le livre de Franck a été réédité en 2010 aux Éditions de la Tarente, dans la même collection que le présent ouvrage. » laissé par Louis-Claude de Saint-Martin.
Dominique Clairembault
Textes en ligne
GUTTINGUER, Ulrich, Arthur, ou Religion et solitude, Paris, 1834
- Philosophie religieuse, 1er volume : Saint-Martin, Rouen, N. Périaux, 1834
- Esprit de Saint-Martin, pensées choisies, Paris, chez Toulouse, 1836
- Esprit de Saint-Martin, pensées choisies, réédition avec Avant propos de Dominique Clairembault et une Table de correspondance entre les textes cités par Guttinguer et leurs sources dans les œuvres de Louis-Claude de Saint-Martin, Aubagne, éd de La Tarente, 2012.
- Méditations sur le saint temps du carême (1838)
- Jumièges, Rouen, N. Périaux, , 1839.
Autres textes
- Revue de Rouen, T. 5, 1835 « Philosophie religieuse 1er volume, Saint-Martin », p. 253-254)
- Les Poëtes français, recueil des chefs d’oeuvres de la poésite française depuis ses origines jusqu’à nos jours, Précédé d’une intoduction de Sainte-Beuve, Paris, Hachete, 1863, (voir, Guttinguer, p. 136-146)
- BÉCH Léon , Sainte-Beuve, son esprit ses idées (voir Guttinguer, p. 111-128)
- Revue de Paris, t. 38, Paris, 1837, « Critique littéraire, Arthur« , p. 192-198
- VINET A., Etudes sur la littérature aux dix-neuvième siècle, t. 3, Paris, 1851, (voir « IX Ulrich Guttinguer, Arthur, ou religion et solitude», p. 349-383.
- SPOELBERCH DE LOVENJOUL, Vte, Sainte-Beuve Inconnu, Paris, Plon, 1901 (à propos d’Arthur, p. 6-15)
- BRÉMOND, Henri, Le roman de l’histoire d’une conversion, Ulrich Guttinger et Sainte Beuve, Paris, Plon, 1925 sur (Gallica, p. 149-151.)
Notes :